Au téléphone, le gendarme répète que Joël Le Scouarnec vient d’être arrêté, mais la jeune femme n’arrive pas à l’imaginer en prison, lui « qui était toujours passé entre les mailles du filet ». Elle se trouve projetée trente ans en arrière, petite fille invitée dans le manoir des Le Scouarnec. Comme jadis, il lui semble sentir la main de son oncle Joël venir se poser sur son épaule, « une main lourde », pareille à « une chape de plomb ». Et remontent ses sentiments d’alors : « Contre lui, je ne suis rien. »
Joël Le Scouarnec, 69 ans, ex-chirurgien à Jonzac, en Charente-Maritime, comparaîtra en mars devant la cour d’assises de Charente, à Saintes, accusé d’actes pédophiles sur quatre fillettes, dont deux nièces, une patiente âgée de 4 ans à l’époque des faits, et une voisine. C’est la plainte de celle-ci, âgée de 6 ans, qui a déclenché l’affaire en avril 2017. Mais l’enquête a pris une dimension nouvelle avec l’exploitation du matériel informatique trouvé chez le médecin.
Le « collectionneur »
Apparaissent d’abord des listes, par fichiers entiers. Joël Le Scouarnec se reconnaît « collectionneur », la manie de classer, dit-il. Depuis le collège, il dresse l’inventaire des livres lus, des opéras entendus, des monuments visités, des plus beaux paysages. Certains recensements pourtant obéissent à un autre ordre : 301 544 photos et vidéos pédopornographiques, rangées méthodiquement, par série et par thèmes – zoophilie, scatologie, enfants nus… Les journaux intimes du chirurgien − que des victimes ont aujourd’hui baptisés « les carnets noirs » − aussi sont découverts.
Pendant vingt-huit ans (de 1989 à 2017), jour après jour, Le Scouarnec y détaille des abus et des viols sur des enfants dans la douzaine d’établissements où il a opéré. 349 victimes potentielles auraient déjà été dénombrées, menaçant de submerger l’enquête sous les investigations. « Les superlatifs pour décrire mon client ou qualifier les faits qu’on lui reproche ne manquent pas. Je ne peux que renouveler mon souhait que soient enfin respectée la présomption d’innocence», déclare Thibaut Kurzawa, l’avocat de Le Scouarnec.
Le contenu des carnets et l’envergure de l’affaire ont incité la justice à scinder le dossier en deux : une seconde procédure est diligentée à Lorient, qui pourrait déboucher sur un autre procès spécifiquement consacré aux « carnets noirs ». « Je n’imaginais pas qu’on tomberait un jour dessus », dira le chirurgien, en détention.
Peu après son arrestation, en mai 2017, un de ses fils reçoit une lettre de prison : ce père tant aimé et admiré n’y dit mot de l’affaire. Aucune explication. Il envoie juste ses instructions pour son dossier de mise à la retraite. Le fils a l’impression de ne pas reconnaître cette famille qui l’a pourtant vu naître. A sa demande, un permis de visite lui est accordé. Le fils veut des réponses. Qui savait ? C’est dans un labyrinthe de silences, de secrets légués en héritage, de révélations en forme de poupées russes que l’enquête va s’engager.
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« Quels éléments ont marqué votre enfance ? », demande un enquêteur au chirurgien. Et lui, comme on baisserait le rideau de fer : « Aucun. » Son récit se dévide, bref, lisse à en devenir abstrait. Villebon-sur-Yvette (Essonne, dans la vallée de Chevreuse, à une vingtaine de kilomètres de Paris), une famille française des années 1950, parents ouvriers venus de Bretagne qui font construire un pavillon, à force d’économies, au bout d’une paisible impasse. L’ascenseur social n’est pas encore en panne, la sœur cadette devient professeure d’anglais, le petit dernier entre dans une banque. Aujourd’hui à la retraite, tous deux répètent les mêmes mots devant les gendarmes : « respect », « discipline », « résultats scolaires ».
Manoir, voitures, équitation, voyages
« Joël était l’aîné », dit aujourd’hui son frère Patrick. Puis il se reprend : « Il est encore l’aîné », estampillé l’intellectuel de la famille, très doué, le nez dans les livres. Vocation, dès l’âge de 7 ans : chirurgien. Obsession : la carrière. Elle l’accapare tout entier. Au concours de l’internat, ses deux premiers échecs restent les seuls moments où on le voit vaciller, la peur de ne pas obtenir sa spécialité et de « rester simple médecin, un distributeur de pilules ». Le troisième essai est le bon, reçu à Nantes. La neurochirurgie le tentait. Finalement, ce sera le ventre plutôt que le cerveau. Spécialité : le viscéral.
En 1985, Joël Le Scouarnec fête ses 35 ans et l’accomplissement de ses rêves. Avec deux associés, il opère à la clinique de la Fontaine, à Loches, en Touraine. Manoir, chiens, voitures, équitation, voyages. M. et Mme Le Scouarnec mènent grand train, membres de toutes les associations. Ils aiment recevoir, elle surtout. Lui se plaît à la présenter comme la « première-et-unique-femme-de-sa-vie ». Leur coup de foudre a été « élevé au rang de légende dans leur petit cercle », raconte un proche : une histoire de parapluie prêté lorsqu’il était en stage dans un hôpital parisien et elle aide-soignante.
Il fait partie de la chorale, prend des cours de piano pour accompagner ses fils. Ils en ont deux, bientôt trois. Elle ne travaille plus, lui n’arrête pas. Personne ne l’a jamais entendu élever la voix, « toujours dans le contrôle », continue un proche. On vante son humour glacé, son intelligence brillante, sa culture éclectique, qui saute de l’opéra à la science-fiction. Dans la famille, il est le grand homme, l’élite, dit son père. Le décor paraît en place pour le couronnement. « C’est là où tout a commencé », dira le chirurgien pendant l’instruction.
Que s’est-il passé ? Joël Le Scouarnec renvoie la question à ceux qui la lui posent. « C’est à vous de me répondre ». Face aux experts ou aux magistrats, il a gardé ce ton de conversation courtoise qu’on lui connaissait dans le salon de musique. Maître de lui, maître du jeu. Il commence par déplorer les manquements médicaux à la prison de Saintes, comme s’il discutait entre collègues. « Pourquoi je suis devenu ce que je suis ? J’ai cherché des réponses auprès du psychologue en détention, mais rien. » Pas davantage auprès du psychiatre, dit-il. « Si c’est pour raconter ma vie, il y a une petite saturation. »
« Le pli était pris »
Il consent à évoquer un « élément déclencheur » au milieu des années 1980, selon lui : une nièce qui vient s’asseoir sur ses genoux. « La fille que j’aurais voulu avoir… Elle me séduisait, inconsciemment bien évidemment. » Le médecin explique passer « des câlins au stade sexuel, ça s’est fait naturellement ». La nièce avait 8 ans. « Le pli était pris. »
Tout au début de l’enquête, Le Scouarnec commence d’ailleurs par reconnaître spontanément des attouchements sur cinq petites filles, d’amis ou de la famille, dont il livre les noms (les faits se révéleront prescrits pour trois d’entre d’elles). Des patientes aussi auraient été abusées, « trois, peut-être être quatre », selon lui, pas plus. A l’époque, le chirurgien croit ses données informatiques à l’abri. Il possédait, en effet, deux ordinateurs, l’un connecté à Internet, dont il savait le risque d’être repéré. L’autre, en revanche, ne l’était pas, précaution qu’il croyait naïvement susceptible de le protéger. Son matériel pédophile y transitait, stocké ensuite sur des disques durs, qu’il s’est dépêché de cacher sous son matelas en voyant des gyrophares à sa porte. Il n’a pas fallu longtemps aux gendarmes pour mettre la main dessus. Dans son testament figurait la consigne : « tout détruire sans lire ». L’exploration des profondeurs informatiques commence.
Se plonger dans les milliers de pages des « carnets noirs », c’est basculer dans un autre monde. On y suit le docteur Le Scouarnec à la clinique, remontant les couloirs, aux aguets. « Il faut savoir être patient et compter sur sa chance », déclare son journal intime. L’une après l’autre, il pousse les portes des chambres. Aucune hésitation ne transparaît. « 14 mai, 10 h 20. Quand je suis entré dans celle de N., j’ai eu l’agréable surprise de la trouver seule (…) J’y suis donc retourné pour en profiter. J’ai découvert son bas-ventre, prétextant de savoir si elle avait toujours des brûlures en faisant pipi. » Ne pas laisser passer une opportunité, même pour quelques secondes. Afin de détourner l’attention, il étourdit les enfants de considérations médicales, évite les passages répétés chez les mêmes malades.
« L’avantage des petites filles de cet âge [entre 3 et 10 ans], c’est qu’on peut les toucher sans qu’elles se posent trop de questions. » Quant aux plus grands, après 12 ans, les actes décrits se passent plutôt au bloc opératoire et en salle de réveil, quand « ils sont endormis ou sous anesthésie », relève un rapport des gendarmes. Selon eux, la stratégie du médecin n’a pas varié en trente ans : « Faire passer des attouchements pour un geste professionnel » et cibler « des patients très jeunes » ayant peu de risque d’en garder la mémoire, vu leur âge.
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« Le mis en examen paraît pourtant ne pas vouloir franchir les limites qu’il semble s’être fixées, à savoir la pénétration dans le sexe d’un enfant avec son propre sexe, même s’il décrit réaliser des pénétrations digitales. » Ces dernières, le chirurgien prend garde de ne jamais les commettre sur un malade éveillé. Des viols sans traces de sperme ou d’ADN ; des agressions sans lésion ni menace ; des victimes sans souvenirs conscients : le crime parfait, en quelque sorte.
C’est dans son cercle intime que les secousses débutent. En avril 1996, dix ans après ses premiers abus, le journal du médecin annonce : « Le cataclysme est venu s’abattre sur moi et sur mon attirance pour les petites filles et les petits garçons. ELLE sait que je suis pédophile ». ELLE, quatre lettres qu’il tape parfois en majuscules, désigne « la-première-et-unique-femme », la sienne. ELLE serait tombée sur « des documents ostensiblement déposés dans la poubelle ». Il dit qu’ELLE lui aurait alors lancé : « Tu aimes les petites filles. » A la maison, ELLE aurait remarqué cette grande armoire cadenassée, dont lui seul possède la clé. « Je ne veux pas savoir ce que c’est. Vide tout, fais-toi soigner. »
Quatre mois plus tard, il écrit : « Mercredi 1er mai 1996, minuit, dans le salon de musique. Je me suis placé devant la caméra vidéo et je me suis déshabillé. Nu, je me suis tripoté (…) pour fêter la reprise de mes activités pédophiles. » A la date du 3 décembre, son anniversaire se célèbre en caractères énormes. « J’ai 46 ans et je suis pédophile. » La grande armoire a été vidée, son contenu transféré à la clinique, informatique comprise.
Premiers grands procès de pédophiles
Ces années 1990 sont celles où les abus sexuels sur mineurs donnent lieu aux premiers procès spectaculaires. Les victimes se mettent à porter plainte, de plus en plus nombreuses. L’opinion s’alerte. Le Scouarnec ne rate aucun article sur le sujet. Régulièrement, il s’indigne de cette « persécution ». « 4 mars 1998, 0 h 30. Je me suis masturbé en pensant à mon ami pédophile [un inconnu dont la télévision a annoncé la condamnation] et maudissant les petites salopes qui l’ont dénoncé. » Ou encore, à Vannes, au restaurant : « Voir toutes ces gamines autour de moi sans pouvoir les toucher m’a profondément déprimé. Pourquoi cet acharnement à l’encontre des pédophiles ? »
En octobre 2000, une nièce refuse de participer à une réunion de famille, à cause de l’oncle Joël et de ce qu’il lui a fait dans le grand salon ou la chambre d’ami. Il est médecin, il lui a dit que c’était normal. Elle a 10 ans et en parle d’abord à sa sœur, évitant les détails. La honte, le sentiment de culpabilité face à celui que la famille a hissé « sur un piédestal ». La grande sœur aussi a été abusée. Ensemble, elles osent en parler à leur mère, qui reste « abasourdie ». Elle s’arrange pour se retrouver seule avec son frère en voiture. Le chirurgien ne nie pas, fumant cigarette sur cigarette, effondré, assurant « ne pas avoir eu l’impression de commettre des violences ». Elle aussi lui fait jurer de se soigner. Rien n’est dit à Patrick, le petit frère, « pour le protéger ».
Et les enfants continuent de peupler les « carnets noirs », toujours plus, une addiction, effrayante sarabande de noms, d’adresses, ou juste une initiale, une silhouette, un fantasme, comme cette gamine qu’il n’a pas « réussi à coincer dans les toilettes » pendant une réception, cette petite invitée qu’il observe par le trou de la serrure au moment du coucher ou une gosse à la clinique dont la mère au bord du lit l’a empêché d’agir. Les odeurs corporelles, les sécrétions, les excréments − les siens comme ceux des autres − ont peu à peu envahi les pages. Il s’en délecte.
La façade sociale, elle, tient bon, encore intacte. Sorties, culture, voyages au Pays de Galles ou week-end au Futuroscope. Le docteur Le Scouarnec a quitté la clinique de Loches en 1995, pour celle du Sacré-Cœur à Vannes. En 2004, il passe dans le secteur public. Il a 54 ans et aucun mal à décrocher des remplacements dans la région. Son CV déborde de références : « sérieux », « compétent », « très bonnes relations tant avec le personnel que les familles ». Jamais un problème, ni une plainte. Sur son journal, il note : « Le 10 avril, 8 h 15, dans les toilettes, à l’hôpital de Lorient. Tout en fumant ma cigarette du matin, j’ai réfléchi au fait que je suis un grand pervers. Je suis à la fois exhibitionniste, voyeur, sadique, masochiste, scatologique, fétichiste, pédophile. Et j’en suis très heureux. » Finalement, il postule à Quimperlé, où il est titularisé. « 22 novembre 2004. J’ai appris que la petite Y. Z. s’est fait violer à l’âge de 8 ans. J’avoue avoir été jaloux. »
Trois semaines plus tard, le 9 décembre 2004 à 9 h 30 du matin, deux estafettes de gendarmerie se garent devant la grande maison blanche au toit d’ardoises que les Le Scouarnec ont achetée près de Vannes. La carte bancaire du chirurgien a laissé sa trace sur un site russe pédopornographique basé aux Etats-Unis, et son nom a été transmis par le FBI, parmi ceux de 2 400 Français. Entendu à la petite brigade de Grandchamps, le chirurgien prend les devants : il reconnaît trois connexions et quelques téléchargements. Mais rien depuis un an, soutient-il. « Tout ça ne m’intéresse plus. » Sa garde à vue est expédiée en cinq questions et vingt-cinq minutes, montre en main. Personne d’autre n’est auditionné. Les gendarmes sont repartis avec l’ordinateur de la famille, mais rien d’illégal n’y est découvert. Le chirurgien stocke désormais tout à l’hôpital, dans son bureau. L’enquête n’a pas poussé jusque-là.
Les bouches se ferment
« Sous le coup de la colère », ELLE est partie s’acheter un nouvel ordinateur à Vannes. Quand elle rentre vers 14 heures, son mari est déjà de retour. Il paraît à l’aise, « comme s’il revenait d’un bon restaurant », dit-elle aujourd’hui. Un de leurs fils, étudiant, a assisté à la perquisition. A nouveau, les bouches se ferment comme les portes de la grande armoire. Rien n’est dit, même aux deux autres frères, « pour ne pas les encombrer avec ça ».
Dans l’enquête de 2017, ELLE sera longuement entendue. « Ne pensez-vous pas que vous avez dissimulé cela sous la forme d’un secret de famille dont l’image aurait pu être grandement ébranlée, sans compter la perte pécuniaire ?, demande un enquêteur.
– Absolument pas.
– Ne pensez-vous pas, au regard du métier qu’il exerçait et qui le mettait en contact avec des mineurs, qu’il représentait un danger pour la société ?
– Je n’ai pas su à quoi il était condamné. Et en plus, qu’est-ce que j’aurais pu faire ? »
Aucune précaution n’est prise non plus pour les enfants qui leur rendaient alors visite, ni plus tard, quand un de leurs fils, ignorant toujours l’affaire du site russe, deviendra père à son tour. « Je n’ai pas percuté », dit-elle. Aujourd’hui, ELLE dit n’avoir rien vu « à la manière d’une femme trahie, qui est la dernière à avoir su. »
« Quand pourrai-je reprendre ? »
Le soir même de la première arrestation, le chirurgien écrit : « 9 décembre 2004. Ce qui devait arriver est arrivé. Je vais être fiché comme pédophile. Je suis donc contraint de cesser mes activités sur Internet. Quand pourrai-je reprendre ? » Puis, le lendemain, à l’hôpital de Quimperlé : « 18 h 30, J’ai trouvé le petit A. tout seul et je n’ai pas hésité à baisser son slip. » II ne peut voir un enfant sans l’imaginer nu, les filles surtout, même dans un reportage à la télé. « Je vivais dans ma bulle. Je me sentais fort. »
Deux ans plus tard, en 2006, un médecin de Quimperlé appelle le conseil départemental de l’ordre des médecins du Finistère : le docteur Le Scouarnec aurait trempé dans une affaire de pédophilie. L’hôpital est d’ailleurs au courant. Il faut plusieurs relances et quatre mois d’attente pour que le parquet de Vannes envoie l’extrait de son casier judiciaire au conseil. L’affaire du site russe s’est en effet terminée par une condamnation à quatre mois avec sursis pour téléchargement d’images pédopornographiques, sans obligation de soin ni restriction.
Etonnamment, c’est Le Scouarnec qui paraît le plus sévère sur son propre cas, quand le conseil de l’ordre le convoque : il demande la présence d’un tiers à ses côtés « pour le protéger », selon les notes prises à l’époque par le président. La Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) est prévenue, l’hôpital de Quimperlé aussi. « Ça ressemble à un appel à l’aide, mais il n’est suivi d’aucun effet, y compris la disposition qu’il réclame lui-même », dit aujourd’hui Francesca Satta, avocate de plusieurs victimes. En fonction des investigations, elle envisage de mettre en cause la responsabilité des institutions médicales. Oui, mais lesquelles ?
Un cas de figure inédit
Qui aurait dû sévir ? L’hôpital ? Le conseil de l’ordre ? Le ministère ? Le cas de figure est inédit. Pour Jean-Marcel Mourgues, vice-président du conseil de l’ordre national, « c’est l’hôpital qui était compétent pour les restrictions professionnelles, et la DDASS pour les sanctions disciplinaires à l’époque ».
Désormais, Le Scouarnec devance les questions, tout en « minimisant les choses », reconnaît-il. A Jonzac, en Charente-Maritime, où il arrive en 2008, il avoue « de la consultation Internet chez lui (…) par détresse personnelle suite à la séparation avec sa femme », selon la directrice de l’époque, dans un procès-verbal. Elle se souvient avoir eu l’impression qu’il avait quitté le Morbihan pour se refaire « une virginité », mais des mesures ne lui paraissent pas nécessaires, aucune agression physique n’étant signalée. « Au moment du recrutement, faisiez-vous une demande de casier judiciaire ? », lui demandent les enquêteurs. « Pour les agents, c’est sûr. Pour les médecins, je ne me rappelle plus trop. » A Jonzac comme ailleurs, l’hôpital manque cruellement de praticiens.
Joël Le Scouarnec habite seul désormais, une maison vétuste. ELLE a préféré rester dans leur villa blanche, près de Vannes, 400 km plus haut. Leurs fils sont grands, chacun mène sa barque. Lui ne voyage plus, sort à peine. Peu à peu, son téléphone s’est arrêté de sonner. « Je ne veux aucune femme, aucune bête, aucune plante. Etre libre », lance le chirurgien à Patrick, son frère, qui s’inquiète.
A l’hôpital de Jonzac, le chirurgien ambitieux et fou de travail s’est mué en médecin effacé, courant derrière les vacations pour faire sortir du rouge le compte commun qu’il a gardé avec sa femme. « Il était un peu le sage de l’équipe, présent mais pas intégré », raconte un collègue. Le midi, Joël Le Scouarnec ne déjeune pas au self de l’établissement. Il préfère rentrer chez lui. Là, il se met nu, sa nouvelle façon d’être. Avale une boîte de conserve, penché au-dessus de l’évier. Puis télécharge des images pédopornographiques, une addiction, ses nuits y passent aussi, tant pis pour le retard à ses consultations. Ou alors, il se photographie, inlassablement, en tutu, avec une perruque à frange ou une culotte d’enfant volée au gré des occasions. Des mois durant, il ne se lave pas et s’en réjouit. Le whisky l’empêche parfois de tenir sur ses jambes.
Seul, plus besoin de verrouiller la grande armoire. Des poupées s’en sont échappées, qu’il achète au rayon jouets depuis des années. Il les appelle « mes petites filles ». Toutes portent un prénom, reçoivent des cadeaux, une jupette rose à bretelles ou une robe de princesse. Maintenant, elles trônent en permanence sur le canapé, il leur fait la conversation. Certaines mesurent un mètre, la taille d’une enfant, comme Véronique, sa préférée. La nuit, il la couche dans son lit. Il a des relations sexuelles avec elle depuis qu’il lui a fabriqué un faux sexe. Une photo dans le salon, encadrée à la manière d’un souvenir de famille, les montre nus, Véronique et lui. Il est fier de poser en érection, la soixantaine passée. Parfois, certaines « petites filles » se cassent, à force de manipulation. Alors, il les déclare mortes, les « démembre et jette les morceaux dans des poubelles ».
Murmures entre ceux qui savent
« 10 avril 2016, 16 heures. Je filme ma pièce de vie, mes 3 petites filles, ma table avec mon verre plein de whisky, ma plaquette de Nicorette, mes deux miroirs qui reflètent si bien mes attributs virils et mon corps de vieux superbement bronzé, mes DVD d’opéra et de ballet, mon piano, ma télé, mon ordinateur qui me permettent de voir tant de films, ma couverture bien crade et coussins raidis par la crasse, mon bloc à spirale où je note tout ce que je fais, ma vie, toute ma vie de vieux pédophile résumée en une seule pièce. Je suis bien. »
Dans l’entourage, des signaux s’allument, ça craque de partout. Murmures entre ceux qui savent. A demi-mot, Patrick, le frère, a fini par l’apprendre, un des fils aussi. La belle-sœur revoit une scène où elle a surpris Le Scouarnec embrassant les fesses de sa fille. Les deux sœurs en parlent. ELLE pleure. Et leurs souvenirs de gosses dégringolent à leur tour, quand elles aussi avaient été victimes d’un oncle, l’une et l’autre.
Il y a eu ce mariage aussi où un couple a refusé de venir si les Le Scouarnec étaient présents. Pressé par la mère de la mariée, le couple s’épanche sur leur fils, agressé par le chirurgien des années plus tôt. La mère sanglote. « On lui aurait donné le bon Dieu sans confession, à cet homme-là. » Elle le répète à sa fille, la mariée, qui s’effondre à son tour. Elle aussi en a été victime dans les années 1980. Quand on avertit Joël Le Scouarnec de ne pas venir à la cérémonie, il n’en revient pas : la jeune femme ne lui a jamais rien dit, il se croyait pardonné. « Ça ne semblait pas traumatiser les enfants, elles ne pleuraient pas. »
Certaines ne s’autoriseront à parler qu’une fois leur nom donné par le chirurgien, après son arrestation. « Mes parents viennent d’un milieu ouvrier, eux sont aisés. Je pensais que personne ne me croirait, d’autant qu’ils rendaient service en me gardant parfois. Chez eux, je faisais de la musique, du cheval, comme leurs propres enfants », témoignera une victime. Une autre a appelé un numéro vert, précisant que son agresseur travaillait avec des enfants. Pas de réaction au bout du fil. Une troisième, encore : « Je me disais: “il faut que ça s’arrête, l’un d’entre eux finira bien par parler un jour”. »
Dans les « cahiers noirs », la peur s’est insinuée. « Samedi 14 janvier, 17 heures. Dans le couloir du service. Croisé une enfant brune avec une queue-de-cheval. Je ne l’ai même pas touchée comme je le faisais il y a vingt ans, quand une fillette impubère passait à ma portée. » Ou le 17 décembre 2016, 10 h 30. « A l’hôpital. Je pense à l’heureuse époque où je l’aurais trouvée seule dans sa chambre… hélas, ce n’est pas possible depuis bien des années. » Les enquêteurs ont évalué le nombre de victimes supposées du chirurgien pour chaque année, au sens pénal du terme et à en croire ses journaux intimes. Il tournerait autour de 30 en moyenne, entre 1990 et 2005. Après l’affaire du site russe, le chiffre tombe de moitié, pour décroître à 3 ou 4. Aucune victime n’est repérée à partir de 2015. Les poupées semblent alors occuper toute la place.
Failles familiales
A Jonzac, par sa fenêtre, le chirurgien observe ses voisins. Leur fille surtout. Elle a 6 ans et l’obsède depuis des mois. Des canisses séparent leurs deux jardins, mais Le Scouarnec remarque une brèche ouverte par la tempête, un après-midi d’avril 2017. Il s’approche. L’enfant est là, sur un fauteuil. « Ce sont les circonstances qui m’ont poussé. Une partie de la palissade ne me protégeait plus d’elle, ou plutôt ne la protégeait plus de moi. » Une fillette bien réelle à portée de main, comme au temps de la clinique : il lui aurait parlé médecine, à l’époque, pour tenter d’effacer les autres souvenirs. Cette fois, il lui demande de chanter avec lui. Quand le chirurgien finit par s’éloigner, il ne pense qu’à une chose : quand recommencer. C’est cette petite enfant qui va mettre fin à trente ans de silence.
Villebon-sur-Yvette, le pavillon au bout de l’impasse tranquille. Le Scouarnec père vient d’apprendre par sa fille l’arrestation de Joël. « Ma famille est détruite, mais il n’y a pas mort d’homme. » Puis : « Je ne comprends pas que quelqu’un d’intelligent puisse faire cela. » Alors la fille explose. Elle répond que ce n’est pas une question d’intelligence. La preuve, jette-t-elle, lui-même a abusé de son petit-fils, un des garçons de Joël. Devant les experts ou les enquêteurs, le chirurgien avait brossé une enfance heureuse, une éducation sans faille. Savait-il que son propre fils avait été victime du grand-père ?, lui demande la juge d’instruction de Saintes, en l’apprenant elle-même. « Mon épouse me l’avait dit, je ne sais pas quand. Il me semble qu’elle m’a dit qu’il s’agissait de mon père, mais je n’en suis pas sûr. Moi, je n’ai pas cherché à en savoir plus. Vous me demandez pourquoi ? C’est parce que j’ai vécu sous l’emprise de la prédation sexuelle à l’égard des enfants. Mon fils ne m’a jamais posé plus de questions alors qu’il savait ce qu’il en était de ma pédophilie, pour avoir assisté à la perquisition. Je ne voulais rien savoir. »
Pour le reste, non, soutient-il, il n’a pas été abusé par son père. Non, lui-même n’a pas touché ses fils. Non, il ne voit aucun lien entre son père et sa pédophilie.
Dans le pavillon de Villebon, il y avait des poupées, aussi. « Une présence tout à fait banale, comme on en voit chez les uns et les autres », dit Le Scouarnec. Il a repris le ton affable qui faisait son charme, au temps du manoir.