Prologue où l’on rebondit sur la scène du délit.La première fois que j’ai vu
They Live, je n’ai pas du tout remarqué la longueur/langueur étonnante de la baston centrale. Était-ce dû au fait que c’était exactement ce que je recherchais de ce genre de films ou que la présence d’une superstar du catch fasse office de mandat pour ce genre de scène ? Toujours est-il qu’elle est passée comme une lettre à la poste et qu’elle m’est apparue totalement intégrée au décor. J’étais nettement plus fasciné par le sujet et l’idée d’aliens nous contrôlant par les ondes télé et ce, sous une apparence souriante et heureuse. La mini-série V n’était pas si loin et déjà l’idée qu’on vous propose de charrier de la merde avec le sourire parcourait d’autres films de chevet (au premier rang desquels
RoboCop). Mais au fil du temps et des rééditions sur différents supports, le rendu de l’image aidant, se dévoilait surtout le brio avec lequel Carpenter et son équipe ont construit un film qui agit totalement comme les lunettes du héros : totalement transparent dans le sous-texte mais qui peut laisser hagard et embrouillé. La base de cet assaut de l’esprit est sans nul doute le décorum qui est à la fois familier et dangereux et dans lequel le héros s’engage plein d’espoir pour finir par tout envoyer bouler dans un geste nihiliste avant un dernier plan expédié comme une punchline à une sale blague, et qui clôt ce qui est sans doute le film-somme de Carpenter. Un décor qui rend le titre VF qu’on pourrait trouver hâtivement traduit avec les pieds en fait sacrément pertinent.
Commençons donc ce voyage sur les pas de John Nada en évacuant d’emblée la question de la couleur politique du film :
1. Le film est-il d’extrême-droite ou d’extrême-gauche ?Oui.
2. Pourquoi cette scène où on se tape dessus ?Partons de cette scène où nos deux héros, John et Frank, se frittent comme des malpropres en pleine rue, de jour et au milieu des poubelles.
L’explication la plus évidente est que Carpenter joue avec le cliché habituel du film d’invasion alien quand un protagoniste qui sait tente de convaincre un qui ne sait pas que… le cauchemar a déjà commencé. Plutôt que de s’échiner à écrire des dialogues sur un débat sans fin, Carpenter choisit le bourre-pif, ce qui a le mérite de rajouter un peu d’action à un film qui retarde le plus possible ces coups d’éclat (ce qui est une méthode assez constante chez le réal). Déjà, dans les choix de cadrages, on notera qu’après deux-trois marrons, Carpenter choisit de nous montrer de la même manière les deux visages nous faisant face : il apporte ainsi une égalité de traitement à celui qui veut que l’autre sache et l’autre qui veut pas savoir et aimerait bien repartir chez lui. Car Carpenter sait que la question principale de son film n’est pas « qui contrôle le monde ? » mais « qui veut le savoir ? » ou plus précisément « qu’est-ce que la vérité dans un monde où tout le monde ment ? » Et par ricochet, « à quoi se raccrocher dans un monde sans vérité ? ». Et cette question, chaque spectateur est amené à se la poser au gré du film : le fameux « que ferais-je à sa place ? » auquel Carpenter n’apporte pas de réponse simple et immédiate.
À chaque échange, l’un des deux combattants prend l’ascendant sur l’autre et la violence va en empirant. Aux simples gnons du début, on enchaîne avec des coups dans les couilles et l’utilisation d’armes trouvées ici ou là. Une escalade de la violence qui passe par la destruction de possessions (la vitre d’une bagnole est défoncée) : le résumé du film en sorte, puisque le plan des aliens est d’attiser la rapacité de l’être humain et de le faire surconsommer en lieu et place de s’entraider. De plus, le duel se déroule près d’ordures ou « trash », soit le sujet d’observation de Carpenter depuis le début du film : une société qui traite ses exclus comme des rebuts. John en fait partie, mais pas Frank, il est marié et a une famille. Et Frank a peur de finir comme John : plus encore que les méfaits commis par John (il vient de faire un carton d’aliens dans la banque), Frank craint la situation sociale de John (il le retrouve d’ailleurs dans l’allée pour lui donner la paie qu’il n’a pas eue et qui permettra à John de fuir). Et bien qu’il ne le sache pas, mais qu’il le ressent instinctivement, mettre ces lunettes pour Frank c’est littéralement signer son arrêt de mort : s’exclure de la société, passer de l’autre côté du miroir et finir comme John, au milieu des ordures.
D’ailleurs la scène suivante nous les montre claudiquer de concert vers un motel : les lunettes noires servant alors autant à découvrir la vérité qu’à masquer fort mal les coups qu’ils ont reçus. Enfin, elles reflètent également la paranoïa du film en leur donnant au choix une allure de porte-flingues en cavale, ou de junkies en manque. L’arrivée à la réception renforce l’aspect ridicule de deux mecs tenant à passer incognito et dont le but est de prouver au monde qu’ils sont sains d’esprit, mais qui suent comme des porcs, portent des vêtements sales et peinent à monter des escaliers. Dans
They Live, tout le monde essaie d’échapper à l’image qu’il renvoie, à commencer par les aliens. Tout n’est qu’apparence mais une apparence bringuebalante, en décrépitude. Et ce, dans la Mecque du cinéma.
3. Fin des programmesCarpenter mélange ainsi au gré du film plusieurs genres classiques qui finissent par s’autodétruire dans le final où l’idée est de pirater la télévision, ce qui amène une dernière scène, où les aliens sont démasqués, et qui évoque un zapping entre différentes scénettes. Le cinéma se fait bouffer par la télévision.
Premier genre abordé : le western. La musique et le nom même de John Nada renvoient évidemment à l’Homme sans nom de Sergio Leone. La comparaison est toutefois superficielle puisqu’on note au gré des plans une alliance de mariage à la main de notre héros et qu’on en apprend un peu plus son passé : Nada n’est l’amoral justicier de Leone qu’en apparence.
Hawks alors ? Carpenter va étrangement s’éloigner de ce mentor pour réanimer plutôt des images fordiennes. Nada rejoint au début une communauté qui tente de survivre avec un semblant d’organisation. On y voit une soupe populaire, une église est située en contrebas et les SDF se réchauffent au coin du feu. Carpenter utilise même le plan mythique de
La Prisonnière du désert en montrant Nada dans l’embrasure de la porte. Mais tout ceci, c’est bien sûr du flan. Un traître se trouve au sein de la communauté, les gens ne se réunissent que pour s’abrutir devant la télé et l’église est en réalité un paravent pour une bande de résistants (les chœurs sont même enregistrés et la croix chrétienne évoque une antenne de télécom’ à tel point qu’elle fait écho aux poteaux électriques qui entourent le lieu). Et quand Nada se tient dans cette embrasure c’est pour y pénétrer en effraction ou observer un hélicoptère qui les surveille. Tout est sens dessus dessous jusqu’à ce prêtre qui parle de voir la vérité mais est aveugle.
La base fordienne de l’imaginaire américain est donc aussi creuse et mensongère que les promesses de réussite en couvertures des magazines ou à la télévision, ou que les leçons de vie du paternel de Nada qui le tabassait.
Enfin, l’Histoire de l’Amérique en tant que telle est le produit d’une « invasion alien » et le meurtre significatif d’un Natif Américain, lors de l’assaut de l’église par les forces de l’ordre force la comparaison.
Le film plonge dans la SF de façon peu spectaculaire avec le chaussage des lunettes noires trouvées dans une boîte. L’intrigue est une adaptation d’une nouvelle déjà transposée en comic book par l’auteur lui-même (Ray Nelson) et le dessinateur Bill Wray (pour un numéro d’
Alien Encounter), et d’où est tiré par ailleurs le dernier plan. Mais d’autres éléments, notamment ceux le rapprochant des westerns, semblent provenir de la série
American Flagg! du scénariste et dessinateur Howard Chaykin et dont le premier numéro montre, dans un futur proche, la nouvelle recrue des Plexus Rangers, Reuben Flagg découvrir que la population de Chicago qui vit désormais dans un Mall, est tenue en laisse par des messages télévisés subliminaux qui forcent leurs bandes de jeunes à se fritter avec la police tous les samedis soirs pour ventiler.
Mais le film prend également des allures de thriller et de film noir avec l’irruption d’une femme fatale hawksienne, Holly Thompson (Meg Foster) dont le regard bleu clair éclatant la place dans les pas de « The Look » Bacall. Mais là encore, Carpenter dévie de l’inspiration de départ en censurant sciemment l’idylle possible entre elle et Nada. Au coup de tonnerre qu’on peut entendre ponctuer une conversation entre Bacall et Bogart dans
Le Grand Sommeil, Carpenter préfère une explosion qui fait péter le mur de l’église quand Nada et Holly se rapprochent.
Et l’inestimable Müller l’a bien rappelé, la séquence d’assaut des forces de l’ordre, tout en fumigènes rouges et visages volontairement masqués pour faire ressortir les marques d’autorité, est un morceau de terreur pure. Là, Carpenter arpente des terres connues en reprenant le visuel de The Fog. Mais on trouve aussi d’autres citations de son œuvre comme les bagnoles fumantes de Christine, les passages étroits des fusillades policières au début d’Assaut, l’église qui devient un terrain de jeu scientifique de Prince des ténèbres, la fin du rêve américain des deux Snake Plissken, et bien évidemment le « qui en est ? / qui n’en est pas ? » de The Thing.
4. Le vert est dans le fruitAu rouge de la violence et au bleu du col bleu de Nada (et de son jean et de sa chemise dans la deuxième partie du film), sans oublier les yeux de Holly, manque pour les couleurs d’un téléviseur, le vert. Or, le vert est partout au début de
They Live. Qu’il s’agisse des toiles plastiques dans le campement, de la bordure des fenêtres de l’église, de la verdure environnante du camp, voire de la chemise de Nada où les deux couleurs se mêlent. Le vert couleur du péché capital de l’envie et du dollar, mais aussi le vert des petits hommes de l’espace. Tout est lié et la profusion de cette couleur est bien plus visible sur la restauration récente en blu-ray que sur mes captures pourries de dvd, notamment dans les scènes de nuit, quand elle émane des gratte-ciel. Ces mêmes gratte-ciel qui encadrent l’arrivée de Nada et sur lesquels ils bossent mais qu’il ne peut gravir qu’à la fin, pour un baroud d’honneur. Une prison de béton.
On notera aussi que le vert est la couleur dominante de Matrix qui va des années plus tard rendre un remake de They Live attifé des oripeaux de l’époque (sabir de hacker, grosses pétoires de ciné HK et fringues en cuir trop stylées). Les morceaux en générique de fin des deux films s’intitulent par ailleurs « Wake Up ». Là, où They Live puisait dans la brutalité sociale des Reaganomics, Matrix s’alimente de l’ennui de la fin de l’Histoire : mais tous deux reflètent l’asservissement dans le travail, l’un dans le secondaire, l’autre dans le tertiaire. Et si Neo doit s’évader de son cube en open space, Nada et Frank bossent sur un chantier filmé comme un camp de travaux forcés.
5. Point de vue, images du mondeToutes ces infos visuelles fabriquées entrent donc en conflit avec la réalité restituée du paysage urbain contemporain qui eux sont, dans la diégèse du film, remplis de fausseté. On a donc un film qui prêche le Faux pour savoir le Vrai. Ou inversement.
Inutile de lister les indices évidents de jeu avec le regard (les lunettes, les images télé, les hélicos de surveillance, les yeux même de Meg Foster décidément on s’en sortira pas…) : celui qui regarde est celui qui contrôle celui qui ne sait pas qu’il est regardé.
Carpenter se permet même de se moquer de sa propre satire via les couvertures de magazines qui se trouvent autour de Nada quand celui-ci met les lunettes pour la première fois. On a droit juste à sa gauche à un « Let TV teach you » qui dévoile de fait le pot-aux-roses. La couverture des aliens fonctionne d’autant mieux qu’elle repose sur les désirs des humains et ce jeu constant entre vérité et mensonge se reflète dans les motivations des protagonistes qui, hormis la bande de rebelles qui est éradiquée une fois leur fonction de recruteurs pour la cause remplie, font tous état de l’impossibilité d’une sortie la tête haute à un problème inextricable.
Comment, en effet, concilier le libre arbitre prôné par l’individualisme au cœur même de la pensée américaine (et qui a à la fois infusé le cinéma hollywoodien et la vision même d’un Carpenter) avec la nécessité d’une lutte pour le bien de tous qui passe par un dépassement collectif ? Ici se trouve l’équation insoluble de tout mouvement contestataire qui finit avalé par le Capitalisme tardif : tout ce qui est à la marge finit par être absorbé et corrompu.
Dans le film cela se traduit notamment par l’impossibilité d’aboutir au petit groupe hawksien uni par une même cause : il y a bien tous les éléments (le bras droit, le comique, la femme qui en remontre aux hommes) mais ils ne font que se planter des couteaux dans le dos.
Voir Holly qui travaille en réalité pour les aliens et dont la relation avec John ne se termine pas par un baiser mais un coup de feu. Voir Frank qui explique à John au départ que les dés sont pipés pour refuser ensuite d’entendre John quand celui-ci a « ouvert les yeux » dans cette scène de baston. Voir surtout le personnage du traître qui débute comme un des « bums » avant de rejoindre « le camp des vainqueurs » (« Tout le monde se vend de toute façon ») et de faire faire le tour du propriétaire à Frank et John après un somptueux banquet.
On notera également que ce traître s’en sort indemne et que l’aventure de son point de vue est une success-story dont on aurait pu voir les tenants et aboutissants dans un autre film de l’époque. De même, si l’on avait coupé le contrechamp de ce que voit Nada dans ses lunettes,
They Live ressemblerait au délire paranoïaque d’un chômedu qui pète les plombs en pleine rue avant de mitrailler une banque, le symbole de tout ce qui lui manque. Inversion des héros et des parcours qui entraîne une inversion des valeurs. Le cynisme est le véritable idéalisme.
Et là encore, le film est littéral dans ce constat : voir la séquence finale dans laquelle Carpenter va jusqu’à fournir le débat sur le film par les célèbres critiques de télé Siskel et Ebert (un gag similaire, avec Leonard Maltin, est utilisé par Joe Dante dans le 2e
Gremlins, autre doigt d’honneur sur pellicule). Le réalisateur sait déjà qu’on va le reprendre sur son cynisme et cette façon de cracher dans la soupe, dans une période où on demande « du rêve et de l’espoir » quitte à ignorer de quoi ils sont faits.
Or, à l’heure où le film le plus important de la planète oblige à ce qu’on paie un tarif exorbitant pour chausser des lunettes et s’émerveiller de ce que de la flotte ressemble à de la flotte mais en moins dégueu qu’à Paris Plages, on est en droit de se demander qui vit et qui dort ?
(« Moi, devant
They Live » peut-on déjà entendre au loin)
Carpenter, avec ses aliens au maquillage incertain et aux effets volontairement vieillots nous rappelle lui, que la réalité est bien plus terrifiante car aliénée.
Donc eh, oh, hein, des fois, ça va bien.