Le sensoriel : textures et rythmesEncore une tendance que j’ai pas l’impression d’avoir vraiment vu dans l’Histoire du cinéma avant cette décennie : pas avant les années 60 en tout cas, peut-être un peu dans les années 70, mais jamais à ce point là…
Toujours dans une logique s’éloignant du plan tel qu’il était pensé dans le cinéma classique ou moderne (un axe/angle/échelle décidé qui constitue un choix affiché, qui tape du poing sur la table), beaucoup de films semblent à présent fonctionner par ce qu’il advient
à l’intérieur du plan, sûrement aussi parce que la technique a atteint un point hyper avancé dans la subtilité du rendu.
L’ouverture du
Nouveau monde est pratique pour s’en rendre compte, car sa très courte durée permet de vraiment créer une narration qui se fait exclusivement par le biais des jeux de matières :
http://www.youtube.com/watch?v=U3zihDbgUPs(désolé, c’est anamorphosé)
Le plan raconte l’histoire d’une unité première (plante/eau/ciel en une même image, reflet parfait et homogène) qui se décompose petit à petit (les gouttes donnent à voir l’eau, les remous troublent l’image des arbres…) par la force du courant, emportant et brisant l’apaisement originel dans son mouvement – dans cette progression, le bleu paisible du ciel se contraste pour devenir bleu profond, abysse qui fait écho à la divinité originelle dont parle la voix-off.
S’y adjoint le beau plan de prière : comme le maïs qui pousse (voix-off), l’humaine est bras levés vers la lumière, résultat de la création originelle.
Évidemment, l’axe du plan joue, c’est lui qui met en valeur toutes ces choses, mais c’est par la sensualité de l’image (les matières qui se mélangent, la lumière, le mouvement doux des bras qui semble voler au vent) que le plan raconte son histoire. La nouveauté, à mon sens, vient de là.
Il y a sûrement des précédents, évidemment…
Je vois des origines possibles dans les jeux visuels faits sur l’image (dans les clips, par exemple), ou encore dans des propositions plus radicales comme certains films de Péléchian (comme ici :
http://www.youtube.com/watch?v=Y1bUEwjiklU ) ou peut-être chez Norstein (
http://www.youtube.com/watch?v=iGjbs1WRFPI ), voire Brackhage (
http://www.youtube.com/watch?v=XaGh0D2NXCA ).
Mais surtout, je me demande si les jeux de mise au point avec de très faibles profondeur de champ, issues de la mode des caméras à l’épaule et du style qui va avec (longues focales), est pas le déclenchement de cette nouvelle façon d’utiliser le plan :
http://www.youtube.com/watch?v=Extpp6KXGF8#t=1m20sOn a ici un cadre laissé de côté (très gros plan ou décadrages, on ne sait pas trop ce que la caméra cherche à pointer sur Cassel…), et donc une mise au point qui cherche, qui tourne autour d’un élément (ici les lèvres, surtout pour Devos) dans un rapport un peu sensuel, mais qui veut surtout en faire ressortir la texture (l’humidité, la fragilité, le tremblement) : de la scène d’échange, on extrait ce qui intéresse le film, c'est-à-dire une scène d’amour.
Ce genre d’approche, quelques années plus tard (je dis pas que c’est Audiard qui a lancé ça, hein, c’est un exemple parmi d’autres) finit par contaminer des scènes entières, basées d’un bout à l’autre sur la capacité à attraper au vol une matière, et tirer une idée de la façon dont on l’approche :
http://www.youtube.com/watch?v=T5U4qLuNUz0#t=0m40sIci, c’est en mettant en avant la pureté et la transparence de l’eau (rehaussée par le shampoing qui s’y répand, par exemple), en y plongeant des corps habillés aussi, qui donne un sentiment de pureté totale du lieu, de jardin originel.
Je vois surtout les recherches de ce genre de choses chez les asiatiques en fait : chez Kawase (
Naissance et Maternité,
La forêt de Mogari…), chez Wheerasetakhul (
Syndromes and a century, surtout), dans les jeux de lumière mouvante et vivante de HHH (
Café Lumière, justement).
Un exemple parlant qu’on pourrait prendre chez les asiatiques, est celui de Raya Martin, qui même au sein d’un film essayant d’imiter le cinéma premier, insère ce réflexe purement de son époque (rien de ce genre dans le cinéma muet), en jouant (comme pas mal d’autres ces derniers temps, il me semble), sur la surexposition :
http://www.youtube.com/watch?v=aMK-eHOkjRY#t=0m48sOn a quelque chose qui n’est même plus métaphorique, mais dont on essaie de faire apprécier l’intrusion, de façon vraiment sensorielle là encore : comment ca perce le noir, comment ca se répand doucement, comment ca éblouit… Le plan ne raconte rien d’autre que ça (enfin si, un gosse qui ouvre la porte de l’église, mais c’est de l’ordre du récit strict), ce moment et ce plan existent seulement pour la façon dont cette lumière inonde le plan.
Ça envahit néanmoins aussi pas mal de mises en scène occidentales plus classiques, comme un ajout qui peut aider par moments, prenant le relais de la narration pour quelques plans. Par exemple dans
Orgueil et préjugés :
http://www.youtube.com/watch?v=iJrTL9Fume0#t=6m09sOn a un glissement : de la conversation « normale » on se focalise sur la flamme (soufflée dans un effet sonore démesuré) > on passe à un plan abstrait de pure lumière > qu’on recommence à justifier (plan sur les yeux) > pour revenir à un plan très iconiques, à nouveau « normal »... Là encore, ça passe par une sensation très prégnante (on nous fait clairement ressentir la chaleur/lumière du soleil à travers les paupières) : il faut en passer par cette sorte de béatitude pour que le personnage passe de sa scène d’angoisse à un repos relatif.
S’il faut des exemples plus fondus dans le film, on peut prendre
Bright Star, où c’est la lumière qui joue ce rôle, notamment à travers ce plan très « engrosse-moi » (poésie…) :
http://www.youtube.com/watch?v=IYok8VK0CDk#t=1m18sLa lumière/vent pénètre la chambre, soulève le rideau transparent, va sous la jupe… Et comme pour souligner la sensation (plus que la symbolique), la musique s’occupe moins à structurer qu’à accompagner au plus près cette montée en puissance (ici l’accord appuyé au violon).
Mais quand c’est à ce point fondu dans le film, on peut certes trouver des équivalents avant les années 2000 (je sais pas, le plan du tunnel dans
Heat, par exemple, fonctionne exactement comme cela).
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Ce qui m’amène à un deuxième constat : celui que le droit d’entrée d’un plan dans le film ne se fait plus uniquement par le récit.
Évidemment, si on va prendre jusqu’aux storyboards d’Eiseinstein, on voit bien que déjà il pense ses plans en confrontations de formes géométriques, de rythme visuel, que sa mise en scène tient sur ça. Néanmoins, à part les expérimentaux (qui n’ont pas eu pour but, à cette époque, de faire émerger une narration de leurs films), le récit a toujours prévalu pour autoriser l’insert d’un plan. A moins d’une justification (flash-back, montage parallèle), un nouveau plan qui arrive dans la scène respecte l’unité de lieu, de temps, etc. Et seulement à partir de là, on peut se faire répondre des formes.
Le cinéma moderne a trouvé sa solution, mais c’est en dynamitant le récit : beaucoup de films modernes se le permettant (les Pollet, par exemple) sont ni des docs ni des fictions, mais des essais.
Ce que cette tendance sensorielle amène, c’est un dynamitage de cette règle concernant la fiction. Et je crois que ca vient avant tout des bandes-annonces…
Je crois ne pas avoir été le seul à avoir été frappé par la qualité, mais surtout par la force narrative des bandes-annonces US à partir des années 2000. Il y a eu soudain la découverte, je crois, qu’on pouvait résumer un film bien plus efficacement non pas en le « résumant » (en condensant les séquences par des plans recréant un suivi linéaire du film, en conservant des liens de cause/conséquences scénaristique), mais en recréant au contraire une narration nouvelle en confrontant n’importe quel plan avec n’importe quel autre. Par exemple, le premier teaser de
Matrix Reloaded :
http://www.youtube.com/watch?v=acmbihkmeVgOn voit, à partir de 0m47, combien le montage n’est plus que pure rythme visuel et sonore, qui ne fait que confronter les formes et ce qu’ils évoquent : un plan martial vertical vers le haut, un plan de chasse vers la profondeur, un plan de poursuite qui le prolonge… Ce magma de flux, reflux, tensions, relâchements, n’a plus besoin que d’une imagerie (une reconnaissance des états : la fatigue des yeux qui se ferment, levée de poings guerriers…) et d’un terreau scénaristique sommaire (nous nous souvenons grosso-modo de qui étaient ces personnages, et quel était leur but) pour déployer tout le potentiel narratif de son montage. Les plans se nourrissent les uns les autres et recréent une sorte de dramaturgie par la pure forme, par la chorégraphie.
Dans le trailer du même film, on retrouve encore le même principe :
http://www.youtube.com/watch?v=HVrGMnk5E_MCette fois, pour arriver à cette acmé où le rythme formel peut se suffire à lui-même (vers 1m42, et encore plus fortement à partir de 2m00 environ), on pose les principes du récit via une première partie au montage suivi plus classique (même s’il y a déjà des percées) : on voit que le montage attendu dans la deuxième partie de la BA ne sait pas encore créer une véritable narration seul, il faut une béquille (cette première partie plus traditionnelle). Mais une fois ces bases posées, la machine peut démarrer à nouveau, et créer par le seul assemblage de plans hétérogènes une émotion, une idée, un lyrisme : c’est très con, mais quand le coup de poing se transforme en explosion (2m05), ou qu’un accident de voiture est relié à une liesse de foule puis à un saut dans le vide (2m08), je suis ému. Je ne sais pas l’idée qui passe, mais elle a une logique.
Tout ça pour en revenir au
Nouveau Monde. Le film m’impressionne parce qu’il tente de fonctionner ainsi : il se permet d’entrelacer les espaces, les temporalités, sans aucune excuse fantastique (comme ça peut être le cas dans
Eternal Sunshine of the Spotless Mind, par exemple, qui a besoin de cette béquille)… Bref, il autorise l’entrée du plan dans la scène même si celui-ci n’a rien avoir avec le récit en cours : l’énergie et l’imagerie qu’il apporte priment, s’ils sont à l’unisson de ce qui est alors à l’œuvre. On peut citer les plans de nature s’insérant partout, les plans de la mère, des scènes de marchandages commerçant où se callent des plans de romance, etc. Parfois c’est essoufflant, on a l’impression que les plans s’empilent sans construire, mais j’y vois en tout cas un essai passionnant, qui tente de creuser cette voie-là, plus longtemps que les deux minutes d’une bande-annonce (qui a de plus la sécurité de promettre un film entier et construit derrière elle).
C’est une des raisons, je crois, qui a poussé à tant déconstruire les scénarios ces dernières années (Innaritu, par exemple) : pouvoir se permettre d’avoir n’importe quel plan sous la main, quand on veut et où on veut, pour marier formes et sensations comme on l’entend, en toute liberté.
Et j'aurais encore pu parler de Noé, tiens, mais plus le temps là...