Fantômes et décompositions Certes, la mort du cinéma classique, on nous la chante depuis 50 ans... Les maniéristes, puis les films de genre bis, puis les modernes et la fameuse « mort du cinéma » s’y sont déjà donnés à cœur joie.
Mais on avait enfin eu une petite pause, il me semble, dans les années 90 : il y a quand même, notamment aux USA, une sorte de petite période néo-classique stable, évidemment bien différente sur bien des points de son ancêtre des années 30-40, mais ayant depuis les années 80 retrouvé un certain équilibre (dans l’importance donnée au cadre, dans le rythme, dans le statut du son et du mixage, etc.) permettant de travailler tranquillement.
Si l’on excepte les nouveaux genres très charals, qui foncent tête baissée avec l’énergie de la dernière chance (le film de super-héros dont a déjà parlé, le teen-movie dans une moindre mesure…), les années 2000 semblent à nouveau voir le modèle hollywoodien doré partir en miettes, mais différemment cette fois-ci. Ce n’est plus par la distance ironique habituelle – les figures pseudo-héroïques ridiculisées de
The Big Lebowski, la citation pop et joyeuse d’un
Pulp fiction : les réalisateurs filment à présent les dernières traces du glorieux cinéma passé comme un mirage à peine palpable et dépressif.
Il y a d’abord
Mulholland Drive.
La chose se fait dans un double mouvement : d’abord une glorification excessive d’un monde à l’imagerie et aux péripéties glacées, gloubi-boulga hollywoodien (via notamment les codes du film noir) d’où on extrait un mélodrame et une romance iconiques auxquelles on veut croire – et puis soudain, dans une dernière partie couperet, arrivent l’arrière-cour, la valse des débris, le glauque pathétique des fantasmes tristes, l’illusion qui ne tient plus, l’envers cauchemardesque d’une projection mentale en ruines...
Le film a d’évidence influencé, mais il est alors surtout l’emblème d’une lame de fond qui traverse déjà le cinéma alentours : la déconstruction systématisée des scénarios (Arriaga, Kaufmann…), les multiples fins mal-aimées et dérangeantes (ratées ? amères ? les a-t-on compris ?), de
A.I. à
Signes… La possibilité de raconter simplement son histoire, et d’y faire croire, est devenue mission impossible : on ne croit plus dans les capacités du modèle classique.
L’une des réactions qu’on observe, c’est la floraison des monde-fantôme : vidés, amorphes, atones, anesthésiés, mécaniques, gentiment abstraits aussi, ils deviennent le terrain de jeu de beaucoup de films. On peut citer le labyrinthe aux adolescents perdus d’
Elephant, le Tokyo somnambule et feutré de
Lost in Translation, le grand hôtel sombre et mortifère de
Birth, qui reprend d’ailleurs le flambeau d’
Eyes Wide Shut…
http://www.youtube.com/watch?v=fYo5ZQy_eawCe dernier film,
Birth, est d’autant plus au diapason de la décennie qu’il met en scène (après dix ans de deuil de son héroïne) la survie ultime, la dernière étincelle, d’un acte de foi (donnée si typiquement hollywoodienne) : si l’on ne croit plus à cette romance et au fantastique qu’elle implique d’accepter, semblent penser les deux "amants" comme leur réalisateur, tout sera fini – et l’incapacité maladive de lâcher prise, dans une scène finale terrorisée, résume un peu tout un cinéma qui quoiqu’il prétende n’arrive pas à réellement couper le cordon avec ce modèle classique qu’il a pourtant maltraité et mis à distance (par maniérisme, ironie, déconstruction…) de toutes les façons possibles depuis un demi-siècle.
On pourrait encore citer tant de films hantés :
2046,
Kaïro,
Goodbye Dragon-Inn,
Un long dimanche de fiançailles…
L’autre outil permettant de transformer ces mondes en purgatoires incertains, c’est le numérique : en défigurant et démythifiant déjà, mais aussi en jetant un doute, une ombre, sur les fondations d’un monde apparaissant soudain très plat, très terne, presque artificiel… C’est l’affaire de pas mal de films, là-encore, mais les deux qui me semblent le plus aller dans cette voie sont
Disneyland mon vieux pays natal et
Still Life…
J’aime moins
Still Life, mais il possède un sujet qui rentre tellement en caisse de résonance avec ce que j’évoque (les derniers jours d’une ville qui va être immergée par la construction d’un barrage) qu’il semble presque à lui seul résumer la tendance de cette décennie. Ce genre de plans :
http://www.youtube.com/watch?v=O7FbanTf ... re=related… condense le geste de cinéma qui a associé image numérique et monde spectral/fatigué. Ce que filment les petites caméras DV ou leurs équivalent HD, c’est aussi, entre autres, la fin du monde.
Au milieu de cette débâcle, je vois deux réalisateurs américains qui, héritiers lucides et extrêmement cinéphiles, ont tout à fait conscience de ce qui est entrain de faner entre leurs mains : Tarantino et Shyamalan.
Ils ont tous les deux le même type de filmo (un gros film parfait –
Pulp Fiction,
Sixième sens – qui ouvre la danse, et devient source de malentendu tout au long de leur filmographie), une attitude fétichiste vis-à-vis des mises en scène passées (jusqu’aux détails : la pellicule revendiquée chez Tarantino, le caméo Hithcockien chez Shyamalan), et ils ont tous les deux tenté cette décennie, au lieu de simplement accompagner l’agonie du cinéma classique, d’aller en titiller les derniers recoins inexplorés.
Chez Tarantino, c’est surtout l’affaire des deux derniers films (
Boulervard de la mort et
Inglorious Basterds), même si Kill Bill fait déjà d’une certaine façon la transition. Il y a un texte qui en parle beaucoup mieux que moi, donc je vais pas me faire chier ! (ça vient de Chronicart, hééé oui comme quoi parfois…) :
Citation:
Tarantino continue de se traîner comme un boulet une réputation acquise en un film, ce profil de fan-boy cinéphage, de Tim Burton pop tout juste bon à régurgiter ses citations. (...) Elles n'étaient que la partie émergée de l'île. Ce qui s'y joue en son centre est bien plus singulier et enterre le genre plus qu'il ne le célèbre. Tarantino est un fossoyeur.
(...) La plupart des personnages sont ainsi réduits au rang de pures enveloppes, de fantômes échappés des strates du cinéma, à l'image des Inglourious basterds eux mêmes, tout juste esquissés, partiellement présentés, comme si l'essentiel ne se jouait pas là. Nous n'assistons pas ici à une résurrection du genre (démarche finalement bien vaine), mais à la matérialisation de son inconscient, de ce qui se niche entre ses plans. L'effet est immédiat : en isolant à chaque seconde la 25e image cachée, Tarantino complète et exténue ses références. Donc y met un point final. (...)
Au delà de ce fétichisme on l'a vu de surface, c'est donc au niveau du fantasme que travaille Inglourious basterds. Et qui dit fantasme entend cinéma, le vrai sujet de Tarantino.
Je reste fasciné par la mise en scène des deux derniers opus de Tarantino, qui a atteint un point d’épure extraordinaire : on a des scènes qui, très concrètement, ne tiennent plus que sur un mélange de timbres de voix ou le rythme d’un dialogue. Ou sur l’épiphanie d’images qui dégueulent de sens : un écran de cinéma qui brûle et change l’Histoire, la voiture-accessoire breloque d’un cinéma antique transformée en machine à tuer les beautés iconiques… Le cinéma de Tarantino, dont la mise en scène est à présent quasi in-analysable (je mets au défi !) tant elle est partie loin, appuie très précisément et subtilement ce qui fait le cœur et la force du cinéma admiré, son essence jouissive, son pouvoir de sidération.
C’est sans doute un poil abstrait (et aussi un peu confus pour moi) : le cas Shyamalan m’apparaît plus simple.
On peut dire que
Pulp Fiction citait et déconstruisait déjà son objet de référence.
Sixième sens, non : c’était un bloc. Du savoir-faire pur, rien à couper. A partir du
Village, et notamment après un
Signes qui commençait à s’étrangler sous la maîtrise, on sent Shyamalan douter : est-ce que les modèles après lesquels il court (Hithcock, Tourneur, Spielberg aussi), cette foi absolue dans les pouvoirs de la mise en scène classique, sont aussi solides qu’il le pense ? Bien sûr, j’imagine qu’il le réfléchit pas comme ça, texto, mais il y a une volonté très visible (inconsciente ?) de commencer à teinter ses films d’un risque, à les fragiliser, quitte à ne plus tenir certaines scènes, quitte à côtoyer le ridicule.
Le village commence par un zoom. Quand on connaît le cinéma de Shyamalan avant ça, on se dit que c’est déjà en soi une révolution… Alors certes, le film se brise par moments, il peut faire bricolé. Mais de cette expérience, il extrait aussi des découpages hallucinants. Par exemple :
http://www.youtube.com/watch?v=swaHnpUPC90Cette scène a une dimension onirique que j’ai jamais vu aussi fort au cinéma, tout bêtement. Une des plus belles représentations "rêvée" que j’ai pu voir, une des plus intelligentes ; et les scènes tour de force, qui ne tiennent à rien, sont ici légion (le fameux plan sur la main tendue, entre autres). Shyamalan va continuer plus loin sur les films suivants. Dans Le village, le déraisonnable des propositions passe dans l’élan du romantisme ; mais dans les deux suivants, ce n’est plus le cas.
Le trio
Le village /
La jeune fille de l’eau /
Phénomènes ressemble ainsi à une chasse aux derniers trésors enfouis du cinéma classique. Les films sont de plus en plus fragiles, rapiécés, mal foutus. Il y a un côté chemin de croix : on se débarrasse de tous les oripeaux qui peuvent aider à se rassurer, du twist final aux belles images abandonnées dans un
Phénomènes terne et anti-séducteur. On détruit tout, il ne faut plus laisser que la colonne vertébrale, c'est-à-dire les choix de découpage. On retrouve souvent, chez les personnages mais aussi chez Shyamalan lui-même, l’idée de l’acte de foi, là encore : le gros plan sur Giammati qui parle de sa famille, dans
La jeune fille de l’eau, ressemble à la décision d’un type qui s’élance yeux bandés dans le vide avec toute la foi du monde. Ça peut foute en l’air le film, c’est le final, c’est à la limite du risible. UN plan pour gâcher un film entier… Mais dans son espèce de parcours bizarroïde, Shyamalan le fait quand même.
Shyamalan détruit tout, et les pépites qui éclatent au passage sont sans cesse plus lyriques, plus impressionnantes, mais je ne sais pas combien de temps ça pourra tenir : à force de foutre des coups dans les fondations – qui tiennent encore pour le moment, quoique c’est limite sur le dernier –, il finira pas nous faire une bouse.
On se demande, finalement, ce qu’il peut sortir de tout ça, car la totalité de ces films, chacun à leur façon à travers toute la décennie, n’ont fait qu’enterrer violemment le patrimoine. Qu’est-ce qu’il y a après ?
http://www.youtube.com/watch?v=CFbfjSLITz8Ce plan, tiré de l’un des films les plus « fantomatiques » de la décennie (
Last Days), voit le fantôme du héros angoissé et torturé enfin mis à mort, tranquillement se glisser hors du corps et escalader les barreaux de la fenêtre : un simple reflet. C’est une image toute zen qu’on retrouve plusieurs fois : l’emprunte du bovin s’enfonçant dans la jungle dans
Tropical Malady, la grand-mère tranquille qui a bien rangé ses affaires dans
YiYi, le politicien assassiné se baladant joyeux de bon matin dans
Buongiono Notte, le décor clair et doux, illisible, à la fin d’
Enter the Void : quelque chose va naître du cadavre, semblent nous dire ces films, mais cette nouvelle forme est encore floue.
J’essayais plus tôt de voir si on ne pouvait pas trouver dans les films récents quelque chose de nouveau, hors du classicisme, qui tiendrait aux jeux des textures, des matières, des sensations. La décennie s’est ouverte sur le sacre d’
Oncle Boonmee, un film de fantômes. On verra bien ce qu’il ressortira de ces dix années ayant beaucoup fonctionné à la manière d’une grosse maison hantée, mais les premières images qui nous en viennent ont déjà quelque chose de rêveur et d’évanescent…
Voilà, au-delà de ces 4 axes que j’ai proposés, j’ai du mal à voir d’autres grandes dynamiques. Effectivement, le numérique est à chaque fois une part essentielle des rouages, mais voilà, je pense que ca ne se résumait pas qu’à ça…
Si vous voyez d’autres pistes, d’autres tendances de mise en scène (ou autre), hésitez pas !