Bonnes feuilles. « Je vais vous raconter une chose que je n’ai confiée à personne », lance Didier Raoult. Nous sommes assises face au célèbre professeur dans le bureau qui lui sert de QG à Marseille. En ce début de printemps 2021, nous venons de lui demander s’il a déjà fait mesurer son intelligence dont il semble faire si grand cas. C’est là qu’il livre son secret : « Un jour, alors que j’avais 14 ans, un pédopsychiatre a dit à mon père : “Ecoutez, votre gosse a 180 de QI. Laissez-le faire. Tout ira bien.” »
Un quotient intellectuel de 180 ! Le QI standard tourne, paraît-il, autour de 100 et, pour appartenir aux « génies », il faut dépasser la barre des 140. Ni Einstein (160), Copernic (130) ou Mozart (150) n’ont jamais atteint ce score. Quel message envoie le scientifique marseillais alors qu’au dernier étage de son hôpital nous cherchons à comprendre les ressorts de sa personnalité ?
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C’est une sorte de vide au milieu de son curriculum vitae. Ou plutôt une ellipse, mais tellement mise en évidence dans la légende de Didier Raoult qu’on ne peut que se demander ce qui s’y cache. Cette part d’existence escamotée, qui s’étend de 1970 à 1972, débute au moment où [le jeune Raoult] s’enfuit de son lycée et s’achève lorsque, obéissant à son père, il accepte d’embrasser la carrière médicale.
La biographie « officielle » du professeur (…) voit dans cet épisode de vingt-quatre mois une preuve de l’originalité raoultienne. (…) « Il part voguer sur les mers. » Lesquelles ? Ce détail n’est pas renseigné, pourtant la silhouette du corsaire se dessine. « Rétif à l’autorité », fuyant « l’éducation à la baguette de son militaire de père », refusant de se laisser « façonner au moule des mythologies familiales » (…), le jeune homme « bourlingue ».
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Sur quel genre d’embarcation ? Le plus souvent, il est fait allusion à un « navire de la marine marchande ». [Il s’agit en réalité d’un] élégant paquebot des Croisières Paquet à la proue effilée. « Confort, ambiance, intimité », vantent à l’époque, aguichant la « clientèle de luxe », les publicités. (…) Le Renaissance n’était ni un tanker ni un navire de commerce puant le mazout. « A bord, j’étais deckman », dit aujourd’hui le patron de l’IHU, l’Institut hospitalo-universitaire, de Marseille. Mais encore ? « Homme à tout faire quoi, factotum. » Pendant combien de temps ? « Je ne sais pas, six mois peut-être. Pas plus en tout cas. » Le mythe des deux ans en prend un coup.
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Dans son bureau de l’Institut, Didier Raoult nous dévoile (…) un recueil « pour le moment » destiné aux seuls membres de sa famille. Sur la couverture, une photo de Francine [sa mère], cheveux noirs et visage de madone. Et en cinquante pages, une partie de sa correspondance avec l’un des géants de la littérature française, Henry de Montherlant, encore soustraite, à ce jour, à la curiosité de ses admirateurs. Certains se battraient pour en lire ne serait-ce qu’un extrait.
C’est au début des années 1980 que Didier Raoult a découvert le passé amoureux de sa mère. [Celle-ci] a mis à l’abri (…) dans une armoire la bague de fiançailles que l’écrivain lui a offerte. (…)
En voyant le bijou, son fils repense aussitôt à l’état dans lequel elle s’était mise le 21 septembre 1972. Il ne l’avait jamais vue « aussi triste de sa vie ». Montherlant venait de se suicider. Cela n’a pas dû être facile pourtant d’être « la fiancée d’Henry ». Dans ses notes personnelles, le dandy des lettres parle d’une « Mademoiselle L. », L. comme Le Gendre, le nom de jeune fille de Francine (…) et explique clairement comment il l’a menée en bateau en lui faisant miroiter le mariage. (…) Un « contrat » a même été signé en vue des épousailles. Mieux encore, ou pire selon le point de vue qu’on adopte, c’est elle qui semble avoir inspiré la fameuse Solange, l’un des principaux personnages de la non moins fameuse tétralogie de Montherlant, le cycle des Jeunes Filles, un chef-d’œuvre que Stefan Zweig tenait pour « l’un des romans les plus importants de la littérature contemporaine » et Simone de Beauvoir pour l’expression de « la misogynie la plus crasse ».
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[Au milieu des années 1990], ceux qui sont invités à dîner chez le professeur en ressortent avec, gravée dans la rétine, l’image d’un imposant torse revêtu d’une toge pourpre et surmontée d’une tête certes impériale mais reconnaissable entre mille, celle de leur hôte. Le marbre, grandeur nature, trône sur une colonne blanche qui aurait toute sa place dans l’atrium d’une villa romaine. Les initiés qui ont pu l’admirer notent que l’artiste a pris soin de sculpter chaque pli de la toge dans la couleur écarlate « des généraux victorieux ». Frappés par ce spectacle, certains ne peuvent s’empêcher, au lendemain des agapes, d’en faire la description sous le sceau du secret :
« Didier a un buste.
– Comment ça, un buste ?
– Il a un buste dans sa salle à manger.
– Et alors ? Plein de gens aiment les bustes.
– Un buste de lui ! »
[Plus tard], l’existence de cet avatar minéral, en pleine polémique sur la chloroquine, a pu prendre des allures de rumeur. Car heureusement, le professeur reçoit peu, le plus souvent des amis proches dont la plupart ont fini par s’habituer à sa déco intérieure plus qu’originale. Au fil des ans, ils ont aussi vu apparaître les bustes de « Néron, Pompée, Sénèque ou Dionysos », ainsi que « des tas de statuettes gréco-romaines ». Par une sorte de phénomène d’accoutumance, ils ne sont plus étonnés de rien.
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[Le 31 janvier 2020, les Français rapatriés de Wuhan, épicentre chinois de l’épidémie de Covid-19, sont installés à Carry-le-Rouet, dans les Bouches-du-Rhône, à quelques kilomètres de l’IHU de Marseille.] A peine informé, le microbiologiste met sur pied un plan d’attaque. D’abord envoyer ses « troupes » sur le tarmac, à l’aéroport d’Istres. Ne pas laisser descendre les rapatriés de l’avion avant de leur avoir mis un écouvillon dans la narine. Le dépistage, il a toujours su faire. La fièvre Q à Briançon [en 1996]. Ou le typhus au Burundi [en 1997]. Sans parler des milliers de diagnostics réalisés dans son institut. (…)
Reportage : Au cœur de l’IHU, la forteresse de Didier Raoult
« Dépister, tracer, isoler », c’est depuis toujours son mantra. Avant même que l’Airbus militaire n’atterrisse, il explique donc aux autorités sanitaires : « On va faire le truc comme moi je l’ai toujours fait, à la militaire. Vous nous laissez monter dans la carlingue. On prélève. On a le résultat en deux heures. Et on peut dire : vous les infectés, venez chez nous, à l’IHU. Les autres, vous partez à Carry-le-Rouet, on vous fout la paix. » Aussitôt dit, quatre membres de l’institut foncent à l’aéroport d’Istres avec leur matériel.
Sur le tarmac, ils tombent nez à nez avec Agnès Buzyn. La ministre de la santé est venue de Paris souhaiter la bienvenue aux « expat ». Mais la seule présence des « Raoult Boys » semble lui gâcher sa journée. (…) Des tests dans l’avion, au débotté ? Pas question. Il faut d’abord obtenir un « avis conforme du CPP », le comité de protection des personnes, comme l’exigent les « expérimentations organisées et pratiquées sur l’être humain ». « Un CPP pour mettre un machin dans le nez des gens ? », s’étrangle Raoult. Oui, et il faut aussi que ces gens donnent leur accord par écrit après lecture d’un document détaillé. Le professeur devient fou : « Vous voulez qu’on leur fasse signer un truc de quatre pages pour savoir s’ils acceptent qu’on leur dise s’ils ont le Covid ou pas ? ! »
Entre-temps, les 180 passagers commencent à descendre de l’Airbus et les « Raoult Boys », en panne d’autorisations, remballent leur matériel. On aurait voulu priver l’IHU de Marseille de son (premier) quart d’heure de célébrité par temps de Covid-19 qu’on ne s’y serait pas pris autrement. [Deux passagers fiévreux sont finalement testés à l’IHU.] « A l’hôpital de la Timone » (…), préfère dire Agnès Buzyn. De toute évidence, cela lui écorche la bouche de citer cet IHU qu’elle a refusé d’inaugurer deux ans plus tôt.
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Ce 9 avril 2020, c’est jour de gloire pour Didier Raoult. Bien sûr, il se ferait couper en morceaux plutôt que de reconnaître la munificence de ce cadeau présidentiel. Mais la visite restera dans les annales. Le chef de l’Etat se rend chez le professeur, et dans la hiérarchie des valeurs de Raoult le fils de militaire, le multi-médaillé, le professeur de classe exceptionnelle, la star des maladies infectieuses, c’est quand même d’un autre niveau qu’Onfray, Villiers ou Mélenchon. (…) La seule chose que regrette le professeur, c’est qu’Emmanuel Macron ne se soit pas posé sur le toit de l’IHU « en hélicoptère ». (…) Ça aurait eu encore plus de gueule. (…) Aujourd’hui, Didier Raoult résume cette rencontre au sommet en disant : « Vous savez, parfois, on a l’impression que les cervelles se frottent les unes contre les autres. Quand cela arrive, comme avec le président, c’est agréable. » QI contre QI. « Macron est comme moi, ça se voit assez rapidement, il sait reconnaître les gens qui sont intelligents. En plus, il est horriblement sympathique. » (…)
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[Ce jour-là], le professeur s’assoit derrière son bureau, dans son fauteuil en similicuir. Le chef de l’Etat a droit à une chaise en face de lui et place à sa droite le président du conseil scientifique, Jean-François Delfraissy. (…)
« Vous êtes fous de ne pas avoir fait faire de tests, lance le patron de l’IHU devant Emmanuel Macron. On vous a raconté que la PCR, c’était vachement compliqué (…). En vérité, n’importe qui est capable d’en fabriquer.
– Je sais, répond le président de la République. Vous avez été le premier à me l’avoir expliqué. Personne ne l’avait fait, et vous aviez raison.
– Nous n’avions pas de tests début mars…, rappelle [Jean-François] Delfraissy [le président du conseil scientifique].
– Ecoute Jean-François, les vétérinaires étaient prêts à vous en donner des milliers, coupe Raoult.
(…) Raoult mène le bal et Delfraissy ronge son frein. Il attend le moment où le microbiologiste va présenter les conclusions de sa dernière expérimentation. Fin mars, il avait tenté de le raisonner : « Didier, tu as tout ce qu’il te faut pour faire une étude randomisée », c’est-à-dire conforme aux procédures standards. « Vas-y ! » Raoult avait rétorqué : « Ça sert à rien. » Maintenant, le voilà qui déroule devant le président ses courbes et ses colonnes de chiffres, diapos à l’appui. (…) Pas de groupe contrôle. Il continue à s’affranchir des règles des essais comparatifs. Il a déjà dit ce qu’il en pense : pas le temps et pas la peine, puisque la chloroquine, ça marche. (…) Le flegme de Delfraissy finit par se craqueler (un peu) :
« Tu dis ça, Didier, mais les échantillons étaient bien trop faibles et tout le monde n’est pas d’accord… Vraiment, ajoute-t-il timidement, tu aurais dû faire une vraie étude randomisée.
– Ecoute, Jean-François, ça suffit ! Tu m’emmerdes avec ta méthode, explose Raoult. Moi je suis un médecin qui veut soigner les gens. » (…)
Delfraissy cherche de l’air, guette un soutien, mais Emmanuel Macron reste silencieux ; alors Delfraissy finit par rentrer les épaules, même si sur les entorses à la méthodologie de Raoult et l’efficacité de son protocole, c’est lui qui a raison.
[A l’été 2020, une série d’études scientifiques concluent que la chloroquine n’est pas efficace contre le Covid-19. Deux mois plus tard, la région de Marseille, jusque-là relativement épargnée par l’épidémie, est touchée par une seconde vague à laquelle le professeur ne croyait pas. Les intellectuels ou les grands patrons qui le soutenaient se font tout à coup discrets, tandis que sur les réseaux, les complotistes se trouvent d’autres combats. Le professeur, lui, persiste.]
Dans le bureau de Didier Raoult, la photo du président Macron, qui venait au-dessous de celle d’Hollande, elle-même placée sous Sarkozy et Chirac, a été décrochée. A la place, on voit un clou.
« Où est-elle passée ? demande-t-on au professeur.
– Je l’ai enlevée… Elle est là-bas, par-derrière. »
Il désigne un mur, au fond de la pièce. Emmanuel Macron a été mis au piquet, son portrait remisé à l’autre bout du bureau. Le professeur est « fâché » contre le chef de l’Etat, à cause, dit-il, d’un choix « honteux et indigne » : la décoration offerte à des médecins ou chercheurs engagés dans la lutte contre le Covid-19 lors de la dernière promotion de la Légion d’honneur, le 1er janvier 2021. Les récipiendaires appartiennent à « la bande » de ses ennemis. « Ils font tous partie du même club, ce n’est pas bien. Il y a une limite, ça ne correspond pas à ma définition. Pour la République, il ne faut pas faire ça. » Voilà le rebelle devenu gardien du temple ! Il compte les médailles, et Emmanuel Macron est le seul président à ne lui en avoir donné aucune. Avec la chloroquine, le professeur rêvait de rentrer dans l’histoire. Que retiendra-t-on de lui ?
« Vous trouvez que je n’ai pas pesé ? », se raidit-il quand on lui demande si sa manière d’être et de faire, depuis que la pandémie a éclaté, n’a pas nui à sa cause. « Vous ne vous rendez pas compte du poids que j’ai eu. Si vous aviez une idée de ce que j’ai pesé dans le monde, c’est inédit. Même moi je ne pensais pas que c’était possible. » Au-dessus de sa table de travail reste toujours inscrit l’antique avertissement latin : « Prends garde, consul ! Il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne. » Le professeur avance sans se retourner.