« Testez, testez, testez ! » Aucun conseil de lutte contre le Covid-19 n’a été moins suivi, en France, que celui énoncé le 16 mars par Tedros Adhanom Ghebreyesus, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). L’idée est pourtant simple. Dépister les personnes suspectées d’être porteuses du virus, même faiblement symptomatiques, permet de les isoler et de rompre la chaîne de transmission de la maladie.
Les chiffres sont cruels. Dans un état des lieux des politiques menées par ses Etats membres, l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) signale qu’en date du 15 avril, le nombre de personnes dépistées en France était de 5,1 pour 1 000 habitants, derrière la Turquie (5,3 pour 1 000) et devant le Chili (4,8 pour 1 000). C’est près de trois fois moins que la moyenne des pays de l’OCDE, deux fois moins qu’aux Etats-Unis (9,3 pour 1 000), et loin derrière l’Allemagne (17 pour 1 000). Selon les autorités sanitaires, les chiffres français sous-estiment la réalité, en ne tenant compte que d’une part des actes réalisés sur le territoire national.
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Signe d’une certaine confusion sur le sujet, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, assurait jeudi 23 avril, devant la mission parlementaire sur la pandémie de Covid-19, que 165 000 personnes étaient désormais dépistées chaque semaine en France, l’Allemagne se situant à un peu moins du double. Le lendemain, au micro de France Inter, le ministre de la santé, Olivier Véran, affirmait : « On va être à environ 300 000 tests réalisés dans la semaine, ce qui veut dire qu’on est montés en puissance. » Une « montée en puissance » qui vient après un important retard pris par la France, par rapport à d’autres pays.
Outre les difficultés d’approvisionnement en machines et en kits de détection sur un marché international tendu, les atermoiements du gouvernement sur le sujet, les corporatismes, la complexité de l’écheveau administratif et une série de blocages réglementaires ont fait perdre de précieuses semaines à la France dans la course au dépistage.
Un mois d’inertie et de blocages
L’une des clés du retard tient à la sous-utilisation des laboratoires publics. Comme l’ont relevé Médiapart, le 29 mars, puis Le Point le 3 avril, les laboratoires vétérinaires départementaux ont proposé, dès le 15 mars, leurs services d’analyse aux préfectures et aux agences régionales de santé (ARS). Leurs capacités sont considérables : l’Association française des directeurs et cadres des laboratoires vétérinaires publics d’analyses (Adilva) les évalue à environ 100 000 tests par semaine. Mais pendant plus de quinze jours, aucune réponse n’a été apportée par les autorités sanitaires à cette proposition.
Il a fallu attendre le 5 avril pour qu’un décret et un arrêté lèvent le verrou réglementaire : dans le contexte de la crise, les laboratoires vétérinaires et les laboratoires publics de recherche pourront être réquisitionnés par la préfecture pour rechercher le SARS-CoV-2, sous la supervision d’un laboratoire de biologie ou d’un centre hospitalier. « Il a encore fallu attendre l’agrément, par l’Institut Pasteur, des kits de détection utilisés dans ce type de laboratoires, explique Jean-Louis Hunault, président du Syndicat de l’industrie du médicament et réactif vétérinaires (SIMV). Trois sociétés ont été agréées. La dernière l’a été le 21 avril. »
« On sent que les choses bougent, plusieurs conventions sont signées ou en cours de signature. Mais il y a vraiment eu du retard à l’allumage », Aurèle Valognes, présidente de l’Adilva
« La semaine dernière, seuls deux des quarante-neuf laboratoires vétérinaires départementaux avaient signé une convention avec un établissement de santé ou un laboratoire de biologie, pour tester des échantillons humains, dit Aurèle Valognes, présidente de l’Adilva. On sent maintenant que les choses sont en train de bouger et plusieurs conventions sont signées ou en cours de signature. Mais il y a vraiment eu du retard à l’allumage. » Au 20 avril, dix-sept laboratoires vétérinaires avaient signé des conventions.
Les laboratoires publics de l’enseignement supérieur et de la recherche se heurtent, depuis près d’un mois, aux mêmes blocages, à la même inertie. Mi-mars, les patrons des cinq principaux organismes de recherche publics (CNRS, Inserm, Inrae, CEA et Inria) offrent, eux aussi, leurs services à l’effort national. Le 22 mars, dans un courrier adressé à leurs personnels, ils appellent à une évaluation des capacités de tests de toutes les unités de recherche. « Nous avons identifié une cinquantaine de labos capables de conduire ce type d’analyses et nous estimons leur capacité cumulée à environ 100 000 tests par jour », précise-t-on au CNRS. Interrogé par Le Monde, le Cirad estime pour sa part sa capacité, pour son seul site de Montpellier, entre 1 000 et 2000 tests par jour.
Le 21 avril, selon nos informations, sur la cinquantaine de laboratoires de recherche publics identifiés, moins de cinq participaient effectivement à l’effort national de dépistage du Covid-19. « Il y a deux à trois semaines, nous avons reçu une demande de fiche de synthèse de la part de la préfecture, pour que nous estimions notre capacité de tests, explique le responsable de l’un de ces laboratoires, qui a requis l’anonymat. Depuis, nous attendons d’être contactés par l’agence régionale de santé mais il ne se passe rien. »
Mal vécu par les chercheurs académiques
Certaines unités, toutefois, poursuivent des travaux de recherche sur de nouvelles méthodes de détection du virus. Mais de manière générale, les chercheurs académiques interrogés par Le Monde vivent mal la mise à l’arrêt de leurs laboratoires, et aussi l’inutilité de leurs machines et de leur savoir-faire, en pleine crise sanitaire. Au Cirad, la colère est rendue plus aiguë encore par les directives strictes adressées début avril aux chercheurs : elles leur intiment de ne pas s’exprimer dans les médias sur la gestion de la crise par le gouvernement.
« De toute ma carrière, je n’ai jamais été confronté à une épreuve bureaucratique aussi complexe et stressante », Philippe Froguel, généticien
« Mon labo est l’un des seuls à avoir réussi à surmonter tous les obstacles administratifs pour se rendre utile dans cette crise, explique le généticien Philippe Froguel (CNRS), directeur de la plateforme de génomique Ligan, à Lille (Hauts-de-France). De toute ma carrière, je n’ai jamais été confronté à une épreuve bureaucratique aussi complexe et stressante. » Le chercheur lillois s’est manifesté dès le 12 mars, dit-il, auprès du Centre hospitalo-universitaire (CHU) de Lille. « Je me suis fait engueuler comme un gosse, raconte-t-il. On m’a clairement demandé de rester à ma place et de continuer à faire mes petites recherches. »
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Piqué au vif, le chercheur adresse à Matignon une note explicitant la nécessité de modifier la réglementation, pour permettre aux laboratoires publics, des services vétérinaires ou de l’enseignement supérieur et la recherche, de participer au dépistage. C’est cette note qui est à l’origine des décrets et arrêté du 5 avril ouvrant le dépistage du Covid-19 aux labos publics.
Au total, il faudra au généticien lillois plus d’un mois de démarches pour que la préfecture réquisitionne son laboratoire et qu’une convention soit signée avec un laboratoire privé de la région, Synlab :
« J’agis un peu comme un sous-traitant pour Synlab, en analysant les échantillons qu’ils m’envoient. Et si j’ai fini par travailler avec le privé, c’est que la convention qu’a fini par me proposer le CHU de Lille était inacceptable : aucune clause pour prendre en charge les frais engagés par mon laboratoire, refus de fournir des masques nécessaires lors de la manipulation des échantillons, etc. »
Le CHU de Lille n’était pas en mesure, jeudi 23 avril, de répondre à nos sollicitations.
Pour M. Froguel, le blocage tient, en partie, au fait que la réquisition des laboratoires publics est une prérogative préfectorale, alors que le pilotage du système de soin est celle des ARS. « Or ce sont deux administrations qui ne se connaissent pas », dit le chercheur. D’autres scientifiques contournent le contrôle de l’administration faute d’avoir pu signer de convention avec des hôpitaux ou des laboratoires. Avec son équipe de l’Institut du cerveau (ICM), Marie-Claude Potier, directrice de recherche au CNRS, a développé sa propre méthodologie d’échantillonnage et d’analyse : avec une capacité d’une centaine de tests par jour, l’objectif est surtout de conduire un dépistage citoyen, à petite échelle, qui commence à être mené sur les personnels de son institution. Ailleurs, ce sont des machines qui ont été transférées, depuis des labos de recherche académiques vers des centres hospitaliers.
Remboursement tardif
Mais le temps perdu n’est pas seulement celui de la jachère prolongée des laboratoires publics. « Le remboursement du test Covid-19 a été mis en place tardivement, le 8 mars, rappelle ainsi François Blanchecotte, président du Syndicat des biologistes. On a démarré avec retard et chez nos fournisseurs, on s’est retrouvé donc dans la file d’attente. » Ce n’est pas tout. Dans certaines régions, les laboratoires de biologie n’ont pu conduire de tests pendant plusieurs semaines.
« En mars, certaines ARS ont interdit à de nombreux laboratoires de biologie médicale privés, en capacité de faire les tests Covid, de les réaliser, confie Lionel Barrand, président du Syndicat des jeunes biologistes médicaux. Finalement, ça s’est réglé grâce à nos avocats mais dans certains territoires, nous avons parfois perdu un mois avec ces histoires. Or ce temps perdu a été crucial. En arrivant plus tard sur le marché, on a plus de mal à obtenir tous les consommables dont nous avons besoin. » Les « consommables », c’est-à-dire les longs cotons-tiges (ou « écouvillons ») destinés aux prélèvements des échantillons dans le nasopharynx, les « kits » de détection nécessaires pour faire tourner les machines, etc.
« Le gouvernement se décide enfin à sortir d’une vision hospitalocentrée et à nous mettre en première ligne », le responsable d’un laboratoire d’analyses privé
Pour faire face à ces difficultés d’approvisionnement, le gouvernement a rassemblé, mi-avril, tous les acteurs publics et privés au sein d’une « Cellule tests », dont la dernière réunion s’est tenue le 21 avril. Cette cellule rassemble les besoins des laboratoires médicaux en matériel et, c’est ensuite l’Etat qui passe les commandes ainsi groupées. « Face à des acteurs qui pèsent très lourd sur les marchés, il est important que nous puissions bénéficier d’une telle force de frappe, détaille le responsable d’un laboratoire d’analyses biologiques privé. Le gouvernement se décide enfin à sortir d’une vision hospitalocentrée et à nous mettre en première ligne. » Tous les professionnels interrogés se félicitent de l’initiative du gouvernement.
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Les hôpitaux ne sont cependant pas en reste : depuis fin mars, une vingtaine de machines d’analyse ont été acquises par la France à la firme chinoise MGI et sont progressivement réparties en région, dans les principaux centres hospitaliers. Elles sont théoriquement capables de réaliser quelque 2 400 tests par jour. Cependant, selon nos informations, l’installation de ces robots est souvent délicate et nécessite une main-d’œuvre importante.
Une part des laboratoires d’analyse et du monde hospitalier disposent d’automates fonctionnant en système « fermé » : ils sont captifs des kits de détection commercialisés par les fabricants de machine, principalement Roche et Abbott, à la manière des cartouches d’encre de certaines imprimantes. A l’inverse, les laboratoires vétérinaires conduisent des analyses en masse - souvent pratiquées à l’échelle d’un troupeau ou d’une exploitation - sur des systèmes « ouverts », moins vulnérables aux effets de pénuries. Les enjeux sanitaires même les plus cruciaux sont aussi soumis à des choix économiques.