SPOILERS A DONF
Je vous trouve très gentils de croire que tout ceci est anodin, que tout ceci est gentil, justement. Ça paraît gentil bien sûr, ça fait bien semblant de l'être : c'est très technique, technique de narration surtout, c'est l'habileté du feuilleton naturaliste, qui te met le grappin dessus par l'identification archétypale ; en cela c'est efficace, les acteurs sont bons, le rythme régulier comme un pacemaker. À force tu comprends ceci, que le film pour tenir cette efficacité, doit garder plat l’encéphalogramme, toujours. C'est son projet esthétique. Donc mise en scène en retrait, drames larvés ou rapidement crapoteux, avec confirmation des archétypes pour persistance d'identification à peu de frais ; donc, partant, refus absolu de toute passion, de tout élan réel, de toute déviation des chemins : hymne à la convention, à la normalité, au déterminisme et à l'ethnocentrisme. Je lis plus haut qu'on dit que c'est un refus du drame : moi je ne crois pas, le drame est toujours là, un peu en retenue, mais ce sont les gros sabots du drame qui tout de même sont toujours abordés, qu'on flirte avec et que quand on ne s'y engage pas, on en fait au moins mirer la perspective (le beau-père dangereux et ce suspense pénible : va-t-il blesser les enfants, frapper le fils, toucher la fille, avant que la narration intervienne et qu'on passe à l'épisode suivant ? la séquence des mômes qui picolent dans le chantier : va-t-il y avoir un accident ? vont-ils se lancer la lame dans la tronche ? va-t-il y avoir une humiliation sexuelle ? va-t-on découvrir l'homosexualité d'un personnage principal ? d'ailleurs sur cette dernière question, c'est frappant comme le film travaille à nous mettre dans cette attente et finit par bien insister sur le fait que non, qu'il a beau être un peu efféminé, être artiste, se peindre les ongles, il est hétéro : comment avez-vous pu penser l'inverse ? le fusil : ça va déraper ? le plan insistant sur la drogue chez le père : alors, ça va verser là-dedans ? etc, etc.). Non, ce que le film refuse, ce n'est pas le drame, qui peut très bien se dérouler selon le papier à musique convenu et convenable du drame naturaliste (et le film le prouve régulièrement, il connaît la chanson, le petit mécanisme, la petite manipulation fictionnelle qui marche toute seule, qui peut s'écouler à l'infini, une heure de plus, une heure de moins, comme un robinet ou une hémorragie), non ce qu'il refuse, c'est la passion.
J'y vois là un film à la gloire d'un monde porté par l'Amérique et ses idéaux et idéologies, qui nous assène que la vie n'est qu'une suite d'étapes convenues, et que l'homme fait erreur de les investir parfois de passion, alors que pour se bien dérouler du berceau au linceul, tout pourrait être calculé, pondéré, mis au confort d'une vie réglée au sein d'un système sans déviation (rapport politique, idéologique, très clair à mon avis). C'est très pervers car le film est d'une grande efficacité et même régulièrement d'une grande justesse dans sa peinture d'un instantané du monde (la vie des adolescents blancs issu des classes moyennes aux ambitions petites-bourgeoises est ce qu'il y a de plus pertinent dans le film). C'est aussi pour cela que le consensus critique dépolitisé ne me surprend pas : la propagande pour l'American way of life, la sundancerie de la vie où tout éclat est résolu par un rock FM et un plan d'hélico sur les immensités des paysages américains, la route vers l'infini, la liberté motorisée, ça marche toujours.
Deux séquences scandaleuses à mes yeux :
1. Action d'arrière-plan, secondaire, lors d'un nœud dramatique : la mère (prof à la fac), au moment où elle dit au revoir à ses enfants qui partent pour le weekend avec leur père, fait en même temps réaliser des travaux de plomberie dans sa maison. Ils sont effectués par deux mexicains. L'un traite avec le client, c'est le cerveau, l'autre exécute, ce sont les bras. Le cerveau parle mal anglais, mais on nous fait comprendre que c'est aussi un jeu, qu'il s'en sert pour un peu arnaquer la nana, il est futé, ça fait rire la salle. La nana le lui dit d'ailleurs : vous êtes futé quand même, vous devriez faire des études. Le mec lui répond, avec son accent mexicain à couper au couteau, qu'il aimerait bien, mais qu'il travaille tout le jour, et que c'est trop cher. Elle lui dit : il y a des cours du soir, c'est pas très cher ! 2h plus tard, la petite famille va au restaurant. Ils ont pris de l'âge, avancé dans la vie, etc, ils vont au restaurant tous ensemble pour la première fois depuis longtemps, car les enfants ont quitté le nid. Le serveur qui vient les voir est d'une familiarité étonnante : c'est le cerveau mexicain, qui les a reconnus et vient remercier la femme. Il lui dit (c'est tellement grotesque et surappuyé, je n'en revenais pas) : je suis l'ouvrier qui s'est chargé de votre plomberie il y a X ans, vous avez changé ma vie. Je suis allé à la fac, et aujourd'hui ma vie est transformée : je suis un des managers de cet établissement. Il va sans dire que désormais il parle un américain parfait quasi-sans accent. Mais quand même, pour le clin d’œil, il lui dit "gracias", et "je vous offre le repas, c'est la moindre des choses", immigration positive, système vertueux, etc. Le plus surprenant dans tout ça c'est que la mère n'est même pas vraiment surprise, même pas vraiment émue. Elle hoche la tête, elle est d'accord, vague sourire, tout ça est habituel. Je lis plus haut que cette séquence d'Ernesto fait un peu débat ici, qu'elle partage, ouf, ça me rassure.
2, comme un écho. Le personnage principal est un adolescent un peu en révolte (cette révolte passe essentiellement dans son accoutrement). Un jour, son beau-père lui offre un appareil photo (son père biologique l'en remercie : c'est bien, maintenant il est fixé sur un truc). Le môme se passionne en effet pour la photo. De cette passion pour cet art, le film ne montrera quasiment jamais le versant artistique, justement, ou n'essaiera jamais de comprendre ce qui la justifie, quel choc esthétique ou quel choc intellectuel ou quel choc politique la déclenche. C'est finalement une occupation comme une autre, qui peut devenir soit un hobby comme un autre, soit un métier comme un autre, ça ne peut pas être envisagé encore comme une troisième voie : l'art, c'est-à-dire un rapport au monde. Ça se cristallise dans une séquence précise : au lycée, il y a un atelier photo. Le môme y passe le plus clair de son temps. Et quand il y est, non seulement il ne travaille pas sur les matières autres, mais en plus il n'en fait qu'à sa tête, passe son temps dans la chambre noire à développer de l'argentique artsy-fartsy, alors que le prof passe des commandes numériques productivistes (faire 300 photos et les trier/nommer pour le lendemain). Le prof débarque dans la chambre noire, où le môme est seul, alors que tous les autres sont à leurs ordis à répondre à la commande. Il lui dit : tu es un garçon talentueux, tes photos expriment un regard rare, tu as un don pour la photographie, tu n'en fais qu'à ta tête et ça fait naître des choses différentes. Donc j'imagine que tu veux faire de l'art et c'est bien, car tu produiras des photos comme personne d'autre. Mais ce n'est pas un métier, comment vas-tu gagner ta vie ? Il faut que tu apprennes à répondre aux commandes, à tenir des délais, à être un exécutant. Sinon tu seras pauvre. Ce soir tu iras couvrir le match de foot, des photos de reportage, rien d'artistique. Tu me remercieras plus tard. Et, fait incroyable, le môme accepte de rentrer dans le rang sans protester. Plus tard, même s'il n'y a pas de séquence-Ernesto (mais c'est pareil, finalement Ernesto vaut pour les deux), on verra que le prof avait raison : le môme gagne le second prix à un concours de photo (il n'y a bien que ça pour valider la valeur d'un geste artistique, dans le film : jamais bien sûr la question de ce qui est photographié, ou de comment c'est photographié, n'est posée), et, subséquemment, une bourse universitaire qui lui trace un chemin professionnel florissant. Méritocratie, système vertueux, etc.
Ce qui est étonnant cependant, c'est que vers la fin, il y a une sorte d'anticorps, compris dans la formule même du film : la mère qui s'aperçoit du déterminisme et de la clôture de ce petit monde, et qui se demande comme Peggy Lee, "is that all there is" ?
Mais le film est d'accord : "then let's keep dancing, let's break out the booze and have a ball — if that's all there is."
Peut-être que c'est un film finalement très sombre, presque nihiliste dans le fond ; sauf que la forme semble sublimer tout ça, en chanter l'ode, et ça me semble terrible.
Dernière édition par Zad le 03 Aoû 2014, 13:22, édité 1 fois.
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