Le début (le jeu déclamatoire des jeuebns et beaux acteurs, subissant un mélange de distanciations brechtienne et de mise en scène où la conscience politique devient une sorte de sacrifice lent et impuissant, le décadrage entre le discours politique et la situation sur les sages rives tranquilles du Léman) m'a laissé craindre un remake de For Ever Mozart, sans doute le pire Godard que j'ai jamais vu. Je m'explique: chez Godard, il y a toujours une tension entre la tragédie que vivent les personnages, d'ordre éventuellement politique, et l'idée que le cinéma et la littérature, par le seul fait de montrer les choses, les situent de manière complète et déterministe dans l'histoire. Il n'y a pas d'excès sur ce qui dans la politique, est à la fois un sens et un symbole, l'histoire selon Godard à la fois produit et consomme elle-même ces symboles, et ces films semblent souvent des gestes votifs adressés à des idées. Pour parler de la guerre en Yougoslavie, cela ne marchait pas, cela devenait un discours sur l'isolement des consciences qui est le même partout, que ce soit par rapport à l'échec de l'idée européenne, du communisme, où chez un père trop riche et avare. Finalement cette commensurabilité (qui concentre plus le sens et l'idée morale que le signifiant ou le symbole) semblait nommer d'abord la guerre afin de produire ensuite du neutre. Depuis le début Godard filme en fait des catalogues de situations et d'attitudes possibles, dans ces films chaque personnage pris à part incarne une attitude existentielle spécifique, et est radicalement séparé de ses congénères (et ce que ce soit dans la "Chinoise", dans "Tout va Bien", dans "le Petit Soldat", dans "Sauve qui Peut", où même dans les films plus légers de son histoire d'amour avec avec Karina comme "une Femme est une Femme" et surtout "Bande à Part" où la danse donne l'occasion de spécifier en fait ce qui sépare et replie sur lui-même les personnages, à la fois sous forme de perception et de destin). Catalogue est d'un certaine façon neutre par rapport au monde, parce qu'il prétend tenir un discours trop universel où l'orientation vers un seul sens n'est jamais privilégiée. Mais ce neutre est toujours rattrapé par la mort et la tragédie, il échoue (Resnais, lui, filme l'inverse, la découverte du point de vue ineffable et fragmentaire à partir duquel un discours politique ou moral perdure).
Je n'avais pas non plus tenu plus de 20 minutes à "Film Socialisme", j'avais l'impression de lire (enfin de regarder mis en image) un supplément d'été "Spécial Déclinisme, où va la Pensée française?" de Marianne. Mais là ce film est assez différent, il se passe quand-même quelque chose avec le chien (l'angle du film est parfois pas si loin de ce lui de "L'Animal que donc je Suis" de Derrida, et peut-être par moment capable de continuer ce qui dit le philosophe: le regard du chien c'est le regard qui regarde vraiment vers l'extérieur, et peut-être qu'il parvient encore du fond de cette extériorité à aimer: il y a ces très beaux panoramiques où l'image de départ reste en en surimpression qui essayent réellement de donner une texture et un équivalent visuel à cette idée ). On dirait qu'en vieillissant, Godard semble s'aviser que le discours des Sciences Naturelles (versant Darwin, Buffon) et plus stable (à la fois méthodiquement et historiquement), moins soumis à l'inflation de signifiants et d’investissements que celui des référents de la gauche (mais je pense que Godard ne les a connu que de manière parcellaire, et composite, comme des signes efficaces mais disparates: ce n'est pas pour rien qu'il a critiqué assez fermement Foucault: ce qui ordonne ces signes lui paraît arbitraire et ne l'intéresse dès lors pas). Du coup on se demande si le vrai destinataire du cinéma de Godard n'a pas toujours été la nature elle-même, s'il ne fait pas un cinéma sur les hommes pour la nature plutôt que l'inverse, et enfin si cela n'explique pas sa fascination envers la stabilité et la survivance des significations et du langage par lequel s’exprime l'idée communiste, malgré son échec et peut-être sa mort ("On demandait à Mao ce qu'il fallait penser de 1789, après une longue réflexion: il est trop tôt pour le dire"). Mais j'ai pourtant l’impression qu'il manque et ne parvient pas à comprendre ni la science ni la nature, elle sont représentées ni comme une activité ni comme une présence, mais l'objet d'une projection et d'un rêve d'immortalité, où ce qui est soustrait au monde des phénomènes continue à concerner son "sens", sa "signification" (on sait que chez Godard, les êtres et les peuples signifient directement quelque chose, mais c'est la première fois qu'il filme ce rapport de signification en tant que tel). Mais cette idée va de pair avec un reproche sévère, assez rigide, envers le discours politique qu'il semble congédier, en lui reprochant de n'avoir pas été à la même hauteur que le flux héraclitéen du temps et des choses, dans lequel son chien est capable de se baigner (idée qui correspond à une scène inquiétante, le maître semble ne pas avoir hésité à balancer le chien de sa compagne dans un torrent où aucun chien un peu averti ne mettrait les pattes, je me demande comment il a survécu si tant est qu'il ait bien survécu, c'est quasiment un snuff movie). Finalement la seule chose qui n'est pas désavouée c'est la place de littérature, depuis le début à la fois vecteur et consolation de cet échec, elle exprime alors le monde des objets, plutôt qu'une subjectivité.
4/6 Sans doute le Godard le plus intéressant depuis "Eloge de l'Amour", même si politiquement et esthétiquement cela me fascine de moins en moins.
Dernière édition par Gontrand le 26 Aoû 2015, 11:01, édité 2 fois.
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