Eveils de Gaito Gazdanov
Petit livre sublime, qui dans sa manière de faire un récit chrétien pourrait à tout moment virer dans la niaiserie de la Symphonie pastorale de Gide. En fait on retrouve évidemment l'espèce de détachement, de neutralité propre à la sensibilité de Gazdanov, le monde s'envisage d'un point de vue morale, mais les catégories du bien et du mal ne sont pas dramatisées, elles sont normales, si quelqu'un - comme le protagoniste principal - s'improvise sauveur, héros sacrificiel, il n'a de cesse de répéter que cela n'est pas plus étonnant qu'autre chose. C'est comme un Bartleby positif, où règne cette atmosphère gazdanovienne de quasi-asthénie qui se confond avec une espèce de désir d'être une pure vision, une pure sympathie mais qui maintienne une distance avec les choses.
Citation:
– Cela prouve ton innocence dans ce domaine, répliqua François. Bien entendu, il y a journalisme et journalisme. On peut écrire sur le Tour de France – pour cela, il suffit de connaître l’alphabet et de posséder quelques notions de base en grammaire et en syntaxe. On peut écrire sur les affaires de cœur des stars de cinéma – cela nécessite des ressources intellectuelles et morales dignes d’une modiste ou d’une bonne, et cela s’appelle aussi « faire du journalisme ». C’est la lie de la profession. Et pourtant, rien n’est plus triste que le sort d’un commentateur politique tel que moi.
– Pourquoi ?
– Eh bien, d’abord, parce qu’on est obligé en permanence de tartiner des lieux communs : les revenus doivent être répartis équitablement, l’État doit prendre soin des pauvres, les banquiers doivent payer davantage d’impôts que les balayeurs, le gouvernement doit dépenser l’argent du contribuable d’une façon plus rationnelle, etc. Il ne faut pas que la politique étrangère fasse oublier les intérêts nationaux qui exigent… Je ne vais pas vous répéter les éditoriaux qu’on peut lire chaque jour dans n’importe quel journal. Le problème n’est pas là. Un homme d’une très grande intelligence a raconté que lorsqu’il s’était lancé dans la politique, il avait cru pouvoir mettre ses talents au service de son pays. Mais qu’il s’était vite rendu compte qu’il ne ferait jamais carrière si ses déclarations publiques ne restaient pas au niveau de l’épicier moyen. Je vous assure, ce n’est ni exagération ni paradoxe. Il est normal de présumer que le pays est gouverné par les meilleurs représentants de la nation. En réalité, c’est loin d’être le cas. Si vous étiez en contact quotidien avec eux, vous seriez horrifiés devant leur indigence intellectuelle et morale. Bien entendu, ils ne sont pas tous de la même espèce, il y a des exceptions, mais elles sont rarissimes. Et lorsqu’on sait que de ces hommes-là dépend parfois le sort de millions d’individus et qu’on n’y peut rien, on est pris de désespoir. Tu me parleras de la révolution – non, ceux qui s’emparent du pouvoir après une révolution ne sont pas meilleurs que leurs prédécesseurs, ils sont parfois encore plus sots et plus ignorants, parce qu’ils sont fanatiques, et que le fanatisme est la variété la plus dangereuse de la bêtise.
– Ton tableau est trop sombre, objecta Pierre. Il règne, du moins en Occident, une certaine liberté, il y a des élections et une possibilité de choisir. Dans ces pays, des millions d’êtres humains vivent et meurent tranquillement, sans cataclysme. Que voudrais-tu de plus ?
– C’est vrai. Et cela malgré les gouvernements, administrations et autres organes du pouvoir étatique. Comprends-moi bien cependant : je ne suis pas anarchiste et ce que je dis n’a aucun caractère politique. Je n’ai rien contre la république, par exemple. Mes propos ne sont pas l’expression d’une opinion, mais le constat d’un état de choses existant.
– Mais où se trouve l’issue ? Dans le progrès et l’espoir d’un avenir meilleur ?
– Non, je n’y crois guère. À mon avis, la solution est ailleurs : chacun doit concentrer ses efforts sur la sphère privée, se protéger autant que possible de l’ingérence de l’État et en oublier jusqu’à l’existence. Il y a tant de choses merveilleuses : l’art, la richesse des sentiments humains – voilà ce qui compte, voilà de quoi une existence doit être faite.
– Ça, ce n’est plus de la misanthropie, remarqua Anne.
– Ma misanthropie n’est pas totale, rectifia François. Elle ne s’étend qu’à certains domaines, malheureusement assez vastes. Il y a cependant quelques oasis, et chaque individu doit parvenir à créer sa propre oasis intérieure. Une entreprise difficile, j’en conviens, mais c’est la seule vie qui vaille la peine d’être vécue. Elle exige, entre autres facultés, une solide capacité d’oubli. Il faut oublier que ce ministre est d’une bêtise affligeante, que la presse, la publicité, le kitsch des cabarets et des music-halls prospèrent, que la prostitution règne : en politique, en littérature, au théâtre, au cinéma – il faut oublier tout ça et ne laisser la place qu’aux éléments positifs. Il faut oublier les mauvais livres et leurs auteurs pour ne se souvenir que des bons ; oublier les traîtres pour ne conserver que la mémoire des héros ; oublier la syphilis morale qui ronge notre société pour ne voir que les millions d’individus qui n’en sont pas atteints ; oublier Torquemada au profit de saint François d’Assise. Peut-être, alors, parviendra-t-on à mener une existence digne de ce nom, sans être quotidiennement étouffé par le désespoir et le mépris. Mais cette attitude n’est pas à la portée de tout le monde. Pour ma part, j’en ai toujours été incapable, c’est pourquoi je ne peux être que misanthrope.
Petit dialogue qui aura l'air naïf peut-être aux yeux de certains mais qui résonne particulièrement, sous la plume d'un ruse qui a fuit la Russie à 16 ans, avant des étapes à Constantinople et en Bulgarie, pour finir chauffeur de taxi à Paris.