Le professeur Harrington, qui dénonçait les activités démonologiques du docteur Julian Karswell, a trouvé la mort dans un étrange accident de voiture. Son collègue, le savant américain John Holden, venu à Londres participer à un congrès de parapsychologie, enquête sur sa disparition...Curse of the Demon pour la version US plus courte,
Rendez-vous avec la peur pour chez nous.
M.R. James est oublié du grand public, si ce n’est comme précurseur de Lovecraft en matière d’horreur. Précurseur niveau format (que des nouvelles) mais aussi mécanique horrifique : le malaise va crescendo aussi bien dans les choix de narration que dans ce qui est suggéré, esquissé, compris en creux par le lecteur, et finalement par la confrontation épouvantable avec une menace virulente et cruelle qui échappe à toute tentative de rationalisation. De plus, les récits de James sont, comme chez son illustre successeur, ancrés dans une approche locale et rassurante pour les protagonistes— protagonistes finalement trahis par leur propre terroir et son histoire secrète sinistre. Un localisme nourri par l’immense érudition de l’auteur qui était avant tout un grand médiéviste (ses nouvelles n’étaient qu’un hobby). Bref, c’est vraiment bien.
La nouvelle
Casting the Runes, bijou d’une vingtaine de pages, se prête particulièrement bien à l’exercice de l’adaptation cinématographique. Elle est allusive, rythmée par d’adroites ellipses et déroule un concept aussi simple que redoutable sans le moindre didactisme, ce qui est toujours gratifiant pour le lecteur. Elle offre qui plus est une rare résistance de la part de ses protagonistes contre le piège occulte prêt à se refermer, dans une résolution pleine de suspens et de tension.
Et Jacques Tourneur d’habilement inscrire cette base dans le genre si exquis de la
tweed horror typique de l’époque : mélange d’horreur et de thriller à enquête menée par des spécialistes bien élevés, bien habillés, intelligents et déterminés, qui se réunissent dans des baraques cossues aux thuyas bien taillés, se fument à la gueule, boivent un coup parce qu’il fait frais dehors et cherchent des solutions dans des salons admirablement meublés.
Tourneur augmente le nombre de personnages, épaissit l’intrigue et l’enquête, enrobe le tout dans une esthétique soyeuse de film noir, substitue à la menace intime de la nouvelle une lutte décisive entre visions du monde. Car c’est au final le personnage principal, psychologue gouailleur et sarcastique incarné par l’excellent Dana Andrews, qui se retrouve à camper seul, et tant que cela lui est possible, sur le terrain du rationalisme cartésien face à ses propres alliés qui, malgré leurs spécialités scientifiques, prennent dès le début très au sérieux la menace surnaturelle posée par les manigances occultes de l’antagoniste. C’est le psy Américain rationnel vs. les spectres du Vieux Continent.
Plus de personnages et d’intrigue implique de fait plus de conflits. Les dialogues, toujours tendus, sont en permanence rythmés par l’alternance entre la nécessité de s’organiser contre un ennemi cruel et malveillant et celle de convaincre une cible obstinée que la bonne manière de lutter ne se trouve pas dans l’usage de la technicité froide et cartésienne de la psychologie ou de la psychiatrie. Ces sciences ne sont pas rendues caduques pour autant, mais révélées comme lacunaires : leur usage dans la scène d’hypnose confirme indirectement la nature de l’enjeu, mais est incapable de l’intégrer et l’expliquer. La séance avec le medium, d'abord ridicule puis inquiétante, en révélait tout autant.
L’enjeu en question issu de la nouvelle— la survie à une malédiction dans un délai imparti— reste bloqué à l’état de mystère tant que le personnage d’Andrews n’accepte pas l’évidence. Mystère pourtant fort peu entretenu par l’antagoniste qu’on découvre littéralement en train de jouer cartes sur table. Beau-parleur comme son adversaire et aussi habile dans la répartie, tantôt obséquieux ou menaçant, rempli d’hubris comme tout bon occultiste réel et de fiction qui se respecte. Et puis foncièrement matérialiste, entièrement tourné vers la réussite et la gloire malgré un égo aussi fragile qu’une feuille à rouler. Son maniement hostile de forces magiques dont les règles ne souffrent aucune transgression est aussi empreint de la même terreur qu’il entend répandre dans le cœur de ses adversaires, perpétuant un jeu de dupes dont il est lui-même prisonnier et victime.
Tourneur, comme James, ou Robert Eggers ou plus récemment encore dans
Weapons, comme donc chez tous les auteurs qui se sont intéressés à l’occultisme autrement qu’en tant que simple
plot point (ou, pire encore, comme symbole de lutte émancipatrice contre l’ordre établi), a bien saisi que la sorcellerie est avant tout une affaire d’influence et de contrôle par la menace, une sorte de terrorisme insidieux et destructeur. Si la magie n’existe pas au même titre que les phénomènes scientifiques observables, elle est en tout cas réelle dans le sens où elle est pratiquée et qu’elle est fondamentalement nuisible au collectif, corruptrice voire carrément criminelle (cf. les pratiques qui ont cours dans la plupart des pays d’Afrique, trafics de cadavres, enlèvements, infanticides etc.). D’où aussi l’esthétique du film noir pour enrober ce conte moral qui culmine dans le
finale ferroviaire.
Ainsi, contrairement aux deux premiers
Quatermass qui sont entièrement tournés vers une menace venue d’ailleurs et pétris d’une anxiété qui se porte sur l’avenir et ses incertitudes à l’ère atomique,
Night of the Demon, comme
Vaudou ou encore
Quatermass and The Pit, revient à la noirceur d’un passé oublié sous les couches successives de progrès scientifiques et technologiques.
Excellent.