Film Freak a écrit:
Plus encore que dans Cat People, je note cette peinture d'un peuple de dominants dépassé par le folklore des minorités, conférant au film une dimension politique plus marquée, le colon se retrouvant puni, l'esclavagisme se retourne contre lui, l'appropriation culturelle aussi. Et même le zombie n'est pas celui que l'on croit.
Tout un peuple ! Un peuple entier !
Paul Holland n’est pas dépassé.
C’est d’ailleurs tout le sel de sa première apparition à bord du bateau, contrepoint lapidaire à l’émerveillement de Betsy Connell face à sa première nuit tropicale : «
there is nothing beautiful here, only death and decay. »
Référence à l’esclavage, au déplacement de populations, à l’exploitation de l’homme par l’homme, « voici un endroit pourri de l’intérieur, théâtre à l’apparence paradisiaque de l’appât du gain et de la cruauté et du racisme des blancs, ne vous-y trompez pas », voilà sans aucune doute ce qu’il veut dire par là… Puis il admettra plus tard dans le films qu’il aura dit ça pour être méchant, tenir la jeune femme à distance en se donnant un air. On peut s’arrêter à ces deux interprétations, la seconde très littérale, la première plus symbolique… C’est dans les deux cas faire fausse route.
Car la traite négrière n’est pas un non-dit dans le film. Elle est abordée frontalement, nommée sans figure de style. Elle n’est pas un tabou qui doit être véhiculé par des métaphores verbales ou visuelles (comme le coït figuré par le fameux coup du train qui pénètre à toute vitesse dans un tunnel). De plus, ce passé-là de l’île a son symbole propre en la figure de proue dans la cour, d’une éloquence stupéfiante et dont la signification est expliquée à au moins deux reprises.
Donc Holland, lui-même très clair, très explicite à ce sujet, où veut-il en venir avec son «
death and decay » si diffus ?
Si
Vaudou fait écho à la romance noueuse au cœur de
Jane Eyre, cette sentence adressée par Holland aux tropiques, qui sert de fil rouge à sa posture dans le récit et fait également office de profession de foi, renvoie directement au propos central de
Heart of Darkness. C’est donc beaucoup, beaucoup plus sinistre et d’une portée infiniment plus vaste que ce que l’on peut croire au premier abord. Désolé d’avance pour la digression, mais le film la mérite amplement, ainsi que certaines foutaises universitaires décoloniales qui soit cherchent à condamner certaines œuvres par excès de chouineries, soit à en réécrire le sens par pur amour du sophisme (le wiki anglophone du film est un festival en la matière).
Heart of Darkness est un roman qui porte sur la fragilité de la civilisation face aux ténèbres dont elle s’est hissée. Ténèbres qui existent toujours ailleurs. Un ailleurs qui l’attire d’autant plus que la civilisation, puisqu’elle est un exploit, et un exploit heureux, porte en elle l’idée qu’elle peut se propager car forcément enviable alors que ce sont les ténèbres dont elle est issue, et qu’elle rencontrera encore et toujours sur son chemin, qui sont contagieuses donc plus susceptibles de se répandre (on reviendra à cette notion de contagion par la suite).
Les premières pages du roman se déroulent sur un bateau qui remonte la Tamise en direction de la mer. Marlow, le narrateur, en contemplant les rives du fleuve, conjure comme une préfiguration de ce qu’il s’apprête à raconter aux autres passagers de son périple africain, le souvenir semi-fantasmé des légions romaines arrivées de la direction opposée sur ces mêmes rives, deux mille ans auparavant.
La version d’origine, déjà :
Citation:
"And this also," said Marlow suddenly, "has been one of the dark places of the earth. […] I was thinking of very old times, when the Romans first came here, nineteen hundred years ago- -the other day. . . . Light came out of this river since--you say Knights? Yes; but it is like a running blaze on a plain, like a flash of lightning in the clouds. We live in the flicker--may it last as long as the old earth keeps rolling! But darkness was here yesterday. Imagine the feelings of a commander of a fine--what d'ye call 'em?--trireme in the Mediterranean, ordered suddenly to the north; run overland across the Gauls in a hurry; put in charge of one of these craft the legionaries,--a wonderful lot of handy men they must have been too--used to build, apparently by the hundred, in a month or two, if we may believe what we read. Imagine him here--the very end of the world, a sea the color of lead, a sky the color of smoke, a kind of ship about as rigid as a concertina-- and going up this river with stores, or orders, or what you like. Sandbanks, marshes, forests, savages,--precious little to eat fit for a civilized man, nothing but Thames water to drink. No Falernian wine here, no going ashore. Here and there a military camp lost in a wilderness, like a needle in a bundle of hay-- cold, fog, tempests, disease, exile, and death,--death skulking in the air, in the water, in the bush. They must have been dying like flies here. Oh yes--he did it. Did it very well, too, no doubt, and without thinking much about it either, except afterwards to brag of what he had gone through in his time, perhaps. They were men enough to face the darkness. And perhaps he was cheered by keeping his eye on a chance of promotion to the fleet at Ravenna by-and-by, if he had good friends in Rome and survived the awful climate. Or think of a decent young citizen in a toga--perhaps too much dice, you know--coming out here in the train of some prefect, or tax-gatherer, or trader even, to mend his fortunes. Land in a swamp, march through the woods, and in some inland post feel the savagery, the utter savagery, had closed round him,--all that mysterious life of the wilderness that stirs in the forest, in the jungles, in the hearts of wild men. There's no initiation either into such mysteries. He has to live in the midst of the incomprehensible, which is also detestable. And it has a fascination, too, that goes to work upon him. The fascination of the abomination--you know. Imagine the growing regrets, the longing to escape, the powerless disgust, the surrender, the hate."
Puis la traduction française, pas toujours heureuse malheureusement :
Citation:
« Et ceci aussi, dit Marlow tout à coup, a été un des endroits sauvages de la terre ! […] « Je songeais à ces temps très anciens où les Romains, pour la première fois, apparurent ici, il y a tantôt dix-neuf cents ans. — Hier, après tout… Il est sorti quelque lumière de ce fleuve, depuis lors… Les chevaliers de la Table Ronde, allez-vous dire… Sans doute, mais c’est la flamme qui court dans la plaine, le feu de l’éclair parmi les nuages… Pour nous — c’est dans un clignotement de clarté que nous vivons — et puisse-t-il durer aussi longtemps que tournera ce vieux globe !… Hier pourtant, les ténèbres étaient encore ici… Imaginez l’état d’âme du capitaine d’une jolie… comment appelez-vous ça ! — oui : d’une jolie trirème de la Méditerranée, recevant brusquement l’ordre de se rendre dans le Nord, mené par terre, en hâte, à travers les Gaules, et venant prendre le commandement d’un de ces bâtiments que les légionnaires, — et ce devait être d’habiles gaillards ! — construisaient par centaines, en un mois ou deux s’il faut en croire ce que nous lisons… Imaginez-le ici, le bout du monde, — une mer couleur de plomb, un ciel couleur de fumée, une espèce de bateau à peu près aussi rigide qu’un accordéon et remontant ce fleuve avec du matériel, des ordres, ou tout ce que vous voudrez… Des bancs de sable, des marécages, des forêts, des sauvages, bien peu de chose à manger pour un homme civilisé, et, pour boire, rien que de l’eau de la Tamise… Point de Falerne ici, ni de descente à terre. Çà et là un camp militaire perdu dans la sauvagerie, comme une aiguille dans une botte de foin ; le froid, le brouillard, les tempêtes, les maladies, l’exil et la mort : la mort rôdant dans l’air, dans l’eau, dans les fourrés… Ils devaient mourir comme des mouches ici !… Et cependant il s’en tirait. Il s’en tirait même fort bien sans doute et sans trop y songer, sinon, plus tard, peut-être pour se vanter de tout ce qu’il lui avait fallu endurer en son temps. Oui, ils étaient hommes à regarder les ténèbres en face. — Et peut-être se réconfortait-il à songer à ses chances de promotion à la flotte de Ravenne — pour peu qu’il eût de bons amis à Rome et qu’il résistât à l’affreux climat. — Ou bien encore, imaginez un jeune citoyen de bonne famille en toge, — trop de goût pour les dés, peut-être, vous savez où cela mène — arrivant ici à la suite de quelque préfet, d’un percepteur d’impôt, voire d’un marchand, pour rétablir sa fortune. Débarquer dans une fondrière, marcher à travers bois et enfin dans quelque poste à l’intérieur sentir que la sauvagerie, l’absolue sauvagerie s’est refermée autour de vous, toute cette vie mystérieuse de la sauvagerie, qui remue dans le fourré, dans la jungle, dans le cœur même des hommes sauvages. Et il n’y a pas d’initiation possible à ces mystères-là !… Il lui faut vivre au sein de l’incompréhensible, ce qui en soi déjà est détestable… Et il y a là-dedans une sorte de fascination pourtant qui se met à le travailler. La fascination de l’abominable, voyez-vous… Imaginez les regrets grandissants, le désir de fuir, le dégoût impuissant, les larmes et la haine. »
Tout le propos de Conrad est là, d’une puissance et d’une vérité inouïes : la civilisation est qualifiée de «
flicker »— brève lueur dansante, comme un craquage d’allumette dans une grande pièce plongée dans le noir. Quelques secondes de menue clarté dans un océan de ténèbres. Voilà ce qu’est la civilisation— le mot même « civilisation » désigne à la fois un état qui a été atteint (la civilisation occidentale, la civilisation romaine etc.) et le processus qui mène progressivement à cet état, processus d’éloignement des ténèbres originelles. Le processus et son aboutissement portent donc le même nom et tous deux ne sont que de brefs et fragilissimes sursauts de clarté au cœur des ténèbres primordiales qui ne peuvent qu’être temporairement repoussées.
Et bien sûr, les parallèles textuels entre cet extrait et le «
death & decay » (sans compter avec tous les autres éléments clefs du film) sont saisissants.
Le fameux Kurtz, dont la folie paraît bien opaque, insensée et peut-être même gratuite aux lecteurs qui n’ont pas tout ça en tête est un
cautionary tale qui illustre ce propos— propos dont on peut facilement mesurer la pertinence et l’actualité si on a le malheur de côtoyer le milieu des « expats » en Afrique. On ne peut en effet que constater à quel point certains d’entre eux ont tendance à emprunter une voie particulière : alcoolisme, promiscuité, perte de contrôle, de valeurs, d’empathie, perversité, toute puissance, corruption (qui est un synonyme de putréfaction, donc on retrouve à nouveau «
decay »)… Ils paraissent alors comme engloutis par le miroir aux alouettes que leur statut leur confère sur place, dans un endroit où tout paraît possible, surtout le pire, car les règles nécessaires au maintien de la civilisation y sont largement optionnelles (Kurtz devient ivre de toute-puissance, considéré comme un Dieu par les autochtones, ce qui lui coûte la raison et finalement la vie : pour faire simple, il est le summum de l’expat qui perd pied). C’est d’ailleurs une sorte de secret de polichinelle sur place dont sont au fait les populations locales qui exploitent également la situation pour leur propre profit, créant un cercle vicieux d’exploitation mutuelle. Et ça se répète suffisamment souvent, et suffisamment de la même manière à chaque fois, pour pouvoir parler, encore une fois, de contagion. Ainsi, l’alcoolisme rampant de Wesley, sa rage à peine contenue, sa manière de tenter de maintenir les apparences alors qu’il a perdu pied et ne maîtrise rien, pas même ses émotions, prend tout son sens.
Contagion, donc. Terme auquel on revient enfin— terme utilisé par Holland lorsqu’il donne ses premiers avertissements à Betsy concernant les superstitions des locaux.
Holland, encore une fois toujours très clair et direct, ne produit pas une métaphore sur le bateau du début. Il ne tient pas de propos voilé et poétique sur le passé esclavagiste de l’île. Quand il parle de mort et de pourriture, il parle en personnage conradien. Il parle des tropiques. Il est un anti-Kurtz, un Kurtz qui tient. «
Man enough to face the darkness » comme le dit si bien Marlow. Folklore, sorcellerie, duplicité des jeux d'influence occultes... Il relègue tout ça aux ténèbres dont il reste spectateur contrairement à sa mère, qui tente— vainement— de les orchestrer et s’en retrouve, honteuse et pleine de regrets, le pion impuissant, contrairement à son demi-frère qui lui aussi y succombe, corrompu et intimidé. On retrouvera, en plus ludique et dans un autre genre, le même rapport à l’occultisme comme jeu de dupes et d’influences et illusion de contrôle qui finit toujours par piéger ceux qui s’y frottent dans
Night of the Demon.
Ainsi, « dominants » et « dominés » n’existent tous deux qu’entre guillemets dans le monde de
Vaudou. Comme c’est le cas dans le monde réel, d’ailleurs. Des nuances fort inconfortables au regard du storytelling permanent sur la question, de cette doxa simpliste et simplette imposée sur ces sujets par pur ressentiment.
Vaudou n’est pas une histoire de revanche contre un peuple confronté à sa propre culpabilité par la résilience religieuse et folklorique d’une population oppressée. Mis ainsi en parallèle, texte contre texte, avec l’œuvre majeure de Joseph Conrad, il est évident que
Vaudou est l’histoire éternelle et récurrente des ténèbres envahissantes autour de l’allumette brièvement craquée.
Il y aurait encore tant et tant à dire du film, d’une richesse et d’une force incroyables. Un de mes préférés depuis longtemps.