Forum de FilmDeCulte

Le forum cinéma le plus méchant du net...
Nous sommes le 24 Oct 2025, 09:55

Heures au format UTC + 1 heure




Poster un nouveau sujet Répondre au sujet  [ 13 messages ] 
Auteur Message
MessagePosté: 09 Mar 2009, 03:25 
Hors ligne
Matou miteux
Avatar de l’utilisateur

Inscription: 05 Juil 2005, 13:48
Messages: 12933
Localisation: From a little shell, at the bottom of the sea
Moi je tombe sous le charme dès la voix off, dès les premiers scintillements dans l'eau, avec un début bavard certes mais je trouve que le fantastique, et son expression chez Tourneur qui compte parmi celles qui me parlent le plus, s'installe dès l'utilisation du son, de la musique au loin qui contamine déjà l'écran, et qui donne au film cette atmosphère ensorcelée. La traversée nocturne, c'est une séquence que j'ai vue et revue 200.000 fois et probablement un de mes moments préférés de cinéma. J'adore j'adore j'adore.

explosion/6

_________________
Doll, it's a heartbreaking affair


Haut
 Profil  
 
MessagePosté: 09 Mar 2009, 08:09 
Hors ligne
Expert
Avatar de l’utilisateur

Inscription: 16 Déc 2007, 09:47
Messages: 1950
Localisation: Why are there people like Frank?
Comme bliss, je suis sous le charme tout le long du film. Je le trouve somptueux.

_________________
Why there is so much trouble in this world?


Haut
 Profil  
 
MessagePosté: 09 Mar 2009, 09:25 
Mon préféré avec "Cat People" :)


Haut
  
 
MessagePosté: 09 Mar 2009, 09:25 
Hors ligne
Expert
Avatar de l’utilisateur

Inscription: 07 Oct 2005, 10:23
Messages: 8088
hum et c'est moi l'invité :o


Haut
 Profil  
 
MessagePosté: 09 Mar 2009, 12:50 
Hors ligne
Departed
Avatar de l’utilisateur

Inscription: 13 Juil 2006, 12:37
Messages: 3867
Localisation: Hotel Yorba
Je l'ai découvert il y a peu de temps, et je me suis laissé prendre dès le logo RKO. L'histoire prend son temps pour démarrer, mais l'atmosphère distillée par Tourneur est tellement particulière, dès la 1ère scène sur le bateau, que ça ne m'a pas gêné, je me suis juste laissé porter.
J'aime beaucoup la manière dont le film installe le malaise par petites touches, comme dans la scène au bar avec la chanson. Et puis évidemment l'incroyable traversée nocturne dont parle Blissfully qui met littéralement en transe.

5/6


Haut
 Profil  
 
MessagePosté: 09 Mar 2009, 13:18 
Hors ligne
Expert
Avatar de l’utilisateur

Inscription: 18 Aoû 2005, 21:23
Messages: 3493
Voilà, mon souvenir correspond plutôt à ce que décrit Xcapist.
Et ce topic m'a donné envie de le revoir.


Haut
 Profil  
 
MessagePosté: 08 Oct 2014, 11:43 
Hors ligne
Expert
Avatar de l’utilisateur

Inscription: 20 Fév 2008, 19:19
Messages: 10322
Localisation: Ile-de-France
Vu hier, plutôt bien aimé l'ambiance. Par contre j'attendais un peu trop la fameuse scène de la traversée des bois et pour le coup je l'ai trouvée réussie sans plus, à revoir. Je poste surtout pour discuter de l'interprétation du film:
doit-on comprendre que la femme a été frappée par la maladie parce qu'elle voulait s'enfuir avec le frère, allant à l'encontre de la morale? ou par la mère qui lui a jeté un sort pour cette même raison (le mal viendrait donc non pas d'une force surnaturelle qui jugerait mais du jugement même des humains)? ou à cause du mari aux tendances morbides qui n'a pas voulu partir?


Haut
 Profil  
 
MessagePosté: 09 Oct 2014, 09:03 
Hors ligne
Teacher

Inscription: 13 Mai 2010, 11:50
Messages: 11667
Me souviens malheureusement plus assez du récit pour pouvoir te répondre (même si le film m'a laissé plein d'images marquantes).


Haut
 Profil  
 
MessagePosté: 21 Sep 2018, 20:31 
Magnifique en effet. Cela ne dure que 69 minutes mais il y a une infinie richesse. Grande histoire d'amour, grand film sur la famille (quasi proto-bergmanien), grand film sur la maladie, grand film sur la psychanalyse et grand film politique (mais transposé) d'une justesse infinie sur l'Afrique et le Nord. Et le "sur" finalement s'annule dans cette profusion, et devient une épure formelle.

Frances Dee est superbe.

Tellement dense et riche qu'il rend triste : comment préserver cette richesse, car ii semble que la comprendre et se laisser trouver par elle l'épuise déjà ? La compréhension et le sentiment de protection qu'on y trouve convertit définitivement le sens en signifiant. C'est sans doute pour conjurer ainsi sa propre logique que le monologue finale en appelle à la délivrance, non pas de tous, mais des justes seuls.

Meilleure voix off de l'histoire du cinéma et merveille de montage. Le bref plan laissé flou sur la tête du "monstre" (Maître Carrefour) quand Holland l'appelle relève du même mélange de génie et d'empathie que les portraits de fous de la cour de Philippe IV par Vélasquez.


Dernière édition par Gontrand le 22 Sep 2018, 10:50, édité 3 fois.

Haut
  
 
MessagePosté: 22 Sep 2018, 00:07 
Baptiste a écrit:
Vu hier, plutôt bien aimé l'ambiance. Par contre j'attendais un peu trop la fameuse scène de la traversée des bois et pour le coup je l'ai trouvée réussie sans plus, à revoir. Je poste surtout pour discuter de l'interprétation du film:
doit-on comprendre que la femme a été frappée par la maladie parce qu'elle voulait s'enfuir avec le frère, allant à l'encontre de la morale? ou par la mère qui lui a jeté un sort pour cette même raison (le mal viendrait donc non pas d'une force surnaturelle qui jugerait mais du jugement même des humains)? ou à cause du mari aux tendances morbides qui n'a pas voulu partir?



Ce serait plutôt la mère , qui néanmoins ne croyait alors pas au vaudou, qui a damné la bru. Elle promeut ensuite la médecine occidentale sous le masque du vaudou pour fuire en vain cette culpabilité. Une courte scène-clé : quand la mère apparaît pour la première fois et chasse le chanteur qui harcèle Frances Dee sur la terrasse, celui-ci semble plutôt lui obéir comme à une chef qu'être terrifié ou surpris, comme s'il s'agissait d'un scénario convenu entre eux. Le film est très cohérent.

Mais le centre du film n'est pas là. Il réside plutôt dans le fait que l'infirmière jouée Frances Dee décode très mal les intentions de chacun et ne soupçonne pas ce qui est pourtant l'évidence : tout le monde détestait l'épouse de son vivant, et aucun ne souhaite véritablement qu'elle guérisse. Elle ne se serait probablement pas enfuie avec le frère, mais semait la zizanie.
L'infirmière a été engagée par la famille pour l'euthanasier encore vivante (ce qu'elle manque de faire), et l'aimer à leur place morte. Elle est sur le même plan que les esclaves, mais les Noirs s'occupent (y compris et avant tout au plan affectif) des vivants, là où elle est chargée d'une demi-morte.
C'est lorsque ce scénario moral cesse d'être inconscient , après le raté du choc d'insuline, qu'elle ne s'y prête plus (et ne sert plus à rien), et que d'un côté la loi positive qui suggère un internement psychiatrique (absente, on ne voit que le cheval du juge, elle est en son essence encore plus de l'ordre de l'esprit que le vaudou) et de l'autre le mythe vaudou (qui organise une collectivité autour de lui, et intervient lors de la recherche du corps des disparus, en fait il sucède à la maladie plutôt qu'il ne la provoque mais rejette la mort, comme s'il marquait un intervalle possible entre les deux) prennent alors le relais de ce fond négatif du sentiment amoureux de l'infirmière et poursuivent le film et la logique de l'histoire (qui au départ leur était complètement extérieure). La voix off bascule d'ailleurs à la fin de Frances Dee à un homme inconnu.


Haut
  
 
MessagePosté: 20 Oct 2025, 22:35 
En ligne
Meilleur Foruméen
Avatar de l’utilisateur

Inscription: 25 Nov 2005, 00:46
Messages: 88649
Localisation: Fortress of Précarité
Sur le papier, le film a tout du film d'exploitation pur, avec son titre original - et génial - de série B horrifique tiré d'un article dont le producteur Val Lewton ne gardera rien, et l’utilisation potentiellement raciste du vaudou, que Lawton a demandé à ses scénaristes d'explorer tout en s'inspirant de Jane Eyre, et pourtant, à l'arrivée, c'est un film véritablement envoûtant qu'en fait Jacques Tourneur, magnifiant cette rencontre entre une culture traitée avec autant de crainte que de respect et une dramaturgie héritée de la littérature gothique.

En à peine plus d'une heure, le scénario parvient à exposer et caractériser les personnages - avec un faux couple central complexe - ainsi que les tenants et aboutissants en réduisant à l'essentiel et c'est Tourneur qui donne corps à tout ça par une mise en scène absolument sublime où les ombres envahissent l'espace, la nuit devient vivante, les champs se font forêt hantée et le zombi est autant croque-mitaine - d'ailleurs, je capte enfin la référence d'un personnage culte de mon enfance des aventures de Picsou - que figure divine.

Ces tambours, cette danse, cette cérémonie, ces rituels vont me rester longtemps.

Plus encore que dans Cat People, je note cette peinture d'un peuple de dominants dépassé par le folklore des minorités, conférant au film une dimension politique plus marquée, le colon se retrouvant puni, l'esclavagisme se retourne contre lui, l'appropriation culturelle aussi. Et même le zombie n'est pas celui que l'on croit.

De la production de genre de l'époque, je n'ai évidemment pas vu grand chose et le peu que j'ai vu sont justement les "classiques" qui sont restés mais il n'est pas surprenant de voir comme l'aura qu'insuffle Tourneur à ses films leur ont permis de se hisser à des kilomètres du tout-venant.

_________________
Image


Haut
 Profil  
 
MessagePosté: 23 Oct 2025, 20:49 
Hors ligne
Expert
Avatar de l’utilisateur

Inscription: 21 Aoû 2021, 19:41
Messages: 2433
Film Freak a écrit:
Plus encore que dans Cat People, je note cette peinture d'un peuple de dominants dépassé par le folklore des minorités, conférant au film une dimension politique plus marquée, le colon se retrouvant puni, l'esclavagisme se retourne contre lui, l'appropriation culturelle aussi. Et même le zombie n'est pas celui que l'on croit.


Tout un peuple ! Un peuple entier !

Paul Holland n’est pas dépassé.

C’est d’ailleurs tout le sel de sa première apparition à bord du bateau, contrepoint lapidaire à l’émerveillement de Betsy Connell face à sa première nuit tropicale : « there is nothing beautiful here, only death and decay. »

Référence à l’esclavage, au déplacement de populations, à l’exploitation de l’homme par l’homme, « voici un endroit pourri de l’intérieur, théâtre à l’apparence paradisiaque de l’appât du gain et de la cruauté et du racisme des blancs, ne vous-y trompez pas », voilà sans aucune doute ce qu’il veut dire par là… Puis il admettra plus tard dans le films qu’il aura dit ça pour être méchant, tenir la jeune femme à distance en se donnant un air. On peut s’arrêter à ces deux interprétations, la seconde très littérale, la première plus symbolique… C’est dans les deux cas faire fausse route.

Car la traite négrière n’est pas un non-dit dans le film. Elle est abordée frontalement, nommée sans figure de style. Elle n’est pas un tabou qui doit être véhiculé par des métaphores verbales ou visuelles (comme le coït figuré par le fameux coup du train qui pénètre à toute vitesse dans un tunnel). De plus, ce passé-là de l’île a son symbole propre en la figure de proue dans la cour, d’une éloquence stupéfiante et dont la signification est expliquée à au moins deux reprises.

Donc Holland, lui-même très clair, très explicite à ce sujet, où veut-il en venir avec son « death and decay » si diffus ?

Si Vaudou fait écho à la romance noueuse au cœur de Jane Eyre, cette sentence adressée par Holland aux tropiques, qui sert de fil rouge à sa posture dans le récit et fait également office de profession de foi, renvoie directement au propos central de Heart of Darkness. C’est donc beaucoup, beaucoup plus sinistre et d’une portée infiniment plus vaste que ce que l’on peut croire au premier abord. Désolé d’avance pour la digression, mais le film la mérite amplement, ainsi que certaines foutaises universitaires décoloniales qui soit cherchent à condamner certaines œuvres par excès de chouineries, soit à en réécrire le sens par pur amour du sophisme (le wiki anglophone du film est un festival en la matière).

Heart of Darkness est un roman qui porte sur la fragilité de la civilisation face aux ténèbres dont elle s’est hissée. Ténèbres qui existent toujours ailleurs. Un ailleurs qui l’attire d’autant plus que la civilisation, puisqu’elle est un exploit, et un exploit heureux, porte en elle l’idée qu’elle peut se propager car forcément enviable alors que ce sont les ténèbres dont elle est issue, et qu’elle rencontrera encore et toujours sur son chemin, qui sont contagieuses donc plus susceptibles de se répandre (on reviendra à cette notion de contagion par la suite).

Les premières pages du roman se déroulent sur un bateau qui remonte la Tamise en direction de la mer. Marlow, le narrateur, en contemplant les rives du fleuve, conjure comme une préfiguration de ce qu’il s’apprête à raconter aux autres passagers de son périple africain, le souvenir semi-fantasmé des légions romaines arrivées de la direction opposée sur ces mêmes rives, deux mille ans auparavant.

La version d’origine, déjà :

Citation:
"And this also," said Marlow suddenly, "has been one of the dark places of the earth. […] I was thinking of very old times, when the Romans first came here, nineteen hundred years ago- -the other day. . . . Light came out of this river since--you say Knights? Yes; but it is like a running blaze on a plain, like a flash of lightning in the clouds. We live in the flicker--may it last as long as the old earth keeps rolling! But darkness was here yesterday. Imagine the feelings of a commander of a fine--what d'ye call 'em?--trireme in the Mediterranean, ordered suddenly to the north; run overland across the Gauls in a hurry; put in charge of one of these craft the legionaries,--a wonderful lot of handy men they must have been too--used to build, apparently by the hundred, in a month or two, if we may believe what we read. Imagine him here--the very end of the world, a sea the color of lead, a sky the color of smoke, a kind of ship about as rigid as a concertina-- and going up this river with stores, or orders, or what you like. Sandbanks, marshes, forests, savages,--precious little to eat fit for a civilized man, nothing but Thames water to drink. No Falernian wine here, no going ashore. Here and there a military camp lost in a wilderness, like a needle in a bundle of hay-- cold, fog, tempests, disease, exile, and death,--death skulking in the air, in the water, in the bush. They must have been dying like flies here. Oh yes--he did it. Did it very well, too, no doubt, and without thinking much about it either, except afterwards to brag of what he had gone through in his time, perhaps. They were men enough to face the darkness. And perhaps he was cheered by keeping his eye on a chance of promotion to the fleet at Ravenna by-and-by, if he had good friends in Rome and survived the awful climate. Or think of a decent young citizen in a toga--perhaps too much dice, you know--coming out here in the train of some prefect, or tax-gatherer, or trader even, to mend his fortunes. Land in a swamp, march through the woods, and in some inland post feel the savagery, the utter savagery, had closed round him,--all that mysterious life of the wilderness that stirs in the forest, in the jungles, in the hearts of wild men. There's no initiation either into such mysteries. He has to live in the midst of the incomprehensible, which is also detestable. And it has a fascination, too, that goes to work upon him. The fascination of the abomination--you know. Imagine the growing regrets, the longing to escape, the powerless disgust, the surrender, the hate."


Puis la traduction française, pas toujours heureuse malheureusement :

Citation:
« Et ceci aussi, dit Marlow tout à coup, a été un des endroits sauvages de la terre ! […] « Je songeais à ces temps très anciens où les Romains, pour la première fois, apparurent ici, il y a tantôt dix-neuf cents ans. — Hier, après tout… Il est sorti quelque lumière de ce fleuve, depuis lors… Les chevaliers de la Table Ronde, allez-vous dire… Sans doute, mais c’est la flamme qui court dans la plaine, le feu de l’éclair parmi les nuages… Pour nous — c’est dans un clignotement de clarté que nous vivons — et puisse-t-il durer aussi longtemps que tournera ce vieux globe !… Hier pourtant, les ténèbres étaient encore ici… Imaginez l’état d’âme du capitaine d’une jolie… comment appelez-vous ça ! — oui : d’une jolie trirème de la Méditerranée, recevant brusquement l’ordre de se rendre dans le Nord, mené par terre, en hâte, à travers les Gaules, et venant prendre le commandement d’un de ces bâtiments que les légionnaires, — et ce devait être d’habiles gaillards ! — construisaient par centaines, en un mois ou deux s’il faut en croire ce que nous lisons… Imaginez-le ici, le bout du monde, — une mer couleur de plomb, un ciel couleur de fumée, une espèce de bateau à peu près aussi rigide qu’un accordéon et remontant ce fleuve avec du matériel, des ordres, ou tout ce que vous voudrez… Des bancs de sable, des marécages, des forêts, des sauvages, bien peu de chose à manger pour un homme civilisé, et, pour boire, rien que de l’eau de la Tamise… Point de Falerne ici, ni de descente à terre. Çà et là un camp militaire perdu dans la sauvagerie, comme une aiguille dans une botte de foin ; le froid, le brouillard, les tempêtes, les maladies, l’exil et la mort : la mort rôdant dans l’air, dans l’eau, dans les fourrés… Ils devaient mourir comme des mouches ici !… Et cependant il s’en tirait. Il s’en tirait même fort bien sans doute et sans trop y songer, sinon, plus tard, peut-être pour se vanter de tout ce qu’il lui avait fallu endurer en son temps. Oui, ils étaient hommes à regarder les ténèbres en face. — Et peut-être se réconfortait-il à songer à ses chances de promotion à la flotte de Ravenne — pour peu qu’il eût de bons amis à Rome et qu’il résistât à l’affreux climat. — Ou bien encore, imaginez un jeune citoyen de bonne famille en toge, — trop de goût pour les dés, peut-être, vous savez où cela mène — arrivant ici à la suite de quelque préfet, d’un percepteur d’impôt, voire d’un marchand, pour rétablir sa fortune. Débarquer dans une fondrière, marcher à travers bois et enfin dans quelque poste à l’intérieur sentir que la sauvagerie, l’absolue sauvagerie s’est refermée autour de vous, toute cette vie mystérieuse de la sauvagerie, qui remue dans le fourré, dans la jungle, dans le cœur même des hommes sauvages. Et il n’y a pas d’initiation possible à ces mystères-là !… Il lui faut vivre au sein de l’incompréhensible, ce qui en soi déjà est détestable… Et il y a là-dedans une sorte de fascination pourtant qui se met à le travailler. La fascination de l’abominable, voyez-vous… Imaginez les regrets grandissants, le désir de fuir, le dégoût impuissant, les larmes et la haine. »


Tout le propos de Conrad est là, d’une puissance et d’une vérité inouïes : la civilisation est qualifiée de « flicker »— brève lueur dansante, comme un craquage d’allumette dans une grande pièce plongée dans le noir. Quelques secondes de menue clarté dans un océan de ténèbres. Voilà ce qu’est la civilisation— le mot même « civilisation » désigne à la fois un état qui a été atteint (la civilisation occidentale, la civilisation romaine etc.) et le processus qui mène progressivement à cet état, processus d’éloignement des ténèbres originelles. Le processus et son aboutissement portent donc le même nom et tous deux ne sont que de brefs et fragilissimes sursauts de clarté au cœur des ténèbres primordiales qui ne peuvent qu’être temporairement repoussées.

Et bien sûr, les parallèles textuels entre cet extrait et le « death & decay » (sans compter avec tous les autres éléments clefs du film) sont saisissants.

Le fameux Kurtz, dont la folie paraît bien opaque, insensée et peut-être même gratuite aux lecteurs qui n’ont pas tout ça en tête est un cautionary tale qui illustre ce propos— propos dont on peut facilement mesurer la pertinence et l’actualité si on a le malheur de côtoyer le milieu des « expats » en Afrique. On ne peut en effet que constater à quel point certains d’entre eux ont tendance à emprunter une voie particulière : alcoolisme, promiscuité, perte de contrôle, de valeurs, d’empathie, perversité, toute puissance, corruption (qui est un synonyme de putréfaction, donc on retrouve à nouveau « decay »)… Ils paraissent alors comme engloutis par le miroir aux alouettes que leur statut leur confère sur place, dans un endroit où tout paraît possible, surtout le pire, car les règles nécessaires au maintien de la civilisation y sont largement optionnelles (Kurtz devient ivre de toute-puissance, considéré comme un Dieu par les autochtones, ce qui lui coûte la raison et finalement la vie : pour faire simple, il est le summum de l’expat qui perd pied). C’est d’ailleurs une sorte de secret de polichinelle sur place dont sont au fait les populations locales qui exploitent également la situation pour leur propre profit, créant un cercle vicieux d’exploitation mutuelle. Et ça se répète suffisamment souvent, et suffisamment de la même manière à chaque fois, pour pouvoir parler, encore une fois, de contagion. Ainsi, l’alcoolisme rampant de Wesley, sa rage à peine contenue, sa manière de tenter de maintenir les apparences alors qu’il a perdu pied et ne maîtrise rien, pas même ses émotions, prend tout son sens.

Contagion, donc. Terme auquel on revient enfin— terme utilisé par Holland lorsqu’il donne ses premiers avertissements à Betsy concernant les superstitions des locaux.

Holland, encore une fois toujours très clair et direct, ne produit pas une métaphore sur le bateau du début. Il ne tient pas de propos voilé et poétique sur le passé esclavagiste de l’île. Quand il parle de mort et de pourriture, il parle en personnage conradien. Il parle des tropiques. Il est un anti-Kurtz, un Kurtz qui tient. « Man enough to face the darkness » comme le dit si bien Marlow. Folklore, sorcellerie, duplicité des jeux d'influence occultes... Il relègue tout ça aux ténèbres dont il reste spectateur contrairement à sa mère, qui tente— vainement— de les orchestrer et s’en retrouve, honteuse et pleine de regrets, le pion impuissant, contrairement à son demi-frère qui lui aussi y succombe, corrompu et intimidé. On retrouvera, en plus ludique et dans un autre genre, le même rapport à l’occultisme comme jeu de dupes et d’influences et illusion de contrôle qui finit toujours par piéger ceux qui s’y frottent dans Night of the Demon.

Ainsi, « dominants » et « dominés » n’existent tous deux qu’entre guillemets dans le monde de Vaudou. Comme c’est le cas dans le monde réel, d’ailleurs. Des nuances fort inconfortables au regard du storytelling permanent sur la question, de cette doxa simpliste et simplette imposée sur ces sujets par pur ressentiment. Vaudou n’est pas une histoire de revanche contre un peuple confronté à sa propre culpabilité par la résilience religieuse et folklorique d’une population oppressée. Mis ainsi en parallèle, texte contre texte, avec l’œuvre majeure de Joseph Conrad, il est évident que Vaudou est l’histoire éternelle et récurrente des ténèbres envahissantes autour de l’allumette brièvement craquée.

Il y aurait encore tant et tant à dire du film, d’une richesse et d’une force incroyables. Un de mes préférés depuis longtemps.

_________________
Looks like meat's back on the menu, boys!


Haut
 Profil  
 
MessagePosté: 23 Oct 2025, 22:30 
Hors ligne
Expert
Avatar de l’utilisateur

Inscription: 27 Déc 2018, 23:08
Messages: 6977
Ce n'est pas vraiment cela Conrad, la fragilité de la civilisation est chez lui interne, elle n'est pas causée par un élement extérieur et les romans déclinent cette inhérence (Conrad est trop sceptique envers la veleur de l'altérité que pour être raciste et verser dans les projections comparatistes) : c'est la haine de Bruxelles à son retour et son architecture Art Nouveau, rattachées aux Nouveaux Riches du colonialisme dans Au Coeur des Ténèbres qui est le détonateur final du dégoût de Marlowe, la passivité de Lord Jim dès le début du roman, qui n'empêche pas le mythe autour de lui, le capitalisme colonial et la symétrie entre la vulgarité de la mine et le la sophistique suicidaire du dandy Découd de Nostromo. On trouve d'ailleurs la même dynamique et le même pessimisme, encore plus marqué, dans sa critique de l'impérialisme russe et l'explication de son rapport à la question polonaise dans "Sous les yeux de l'Occident" sans que l'Afrique n'ait rien à voir là-dedans. L'Afrique comme le socialisme fonctionnent chez lui comme des mythe et des fuites dont on ne comprend pas l'impossibilité, pas comme des essences négatives qui procèdent par contagion.

Tout échoue chez lui, l'échec a les apparences d'une forme de transfiguration morale, les légitimités morales sont conservées malgré l'échec politique, et par lui- on retrouve cela dans la fascination pour la pompe napoléonienne dans les Duellistes, avec ce couple de frères ennemis dignes mais stériles. Il exerce envers la causalité phénomènale ou historique les mêmes type de critique et de négation qu'un athée exercerait sur Dieu, et le colonialisme le confirme dans son sentiment de vacuité et dans son matérialisme subi.
+les Africains ne considèrent pas Kurtz comme un Dieu mais comme un chef de guerre, à la fois local et "totalitaire", c'est pour les colons (et sa femme) qu'il est un mythe. Ce n'est pas l'expat qui perd pied (plutôt la situation d'un Avant poste du Progrès).


Haut
 Profil  
 
Afficher les messages postés depuis:  Trier par  
Poster un nouveau sujet Répondre au sujet  [ 13 messages ] 

Heures au format UTC + 1 heure


Articles en relation
 Sujets   Auteur   Réponses   Vus   Dernier message 
Aucun nouveau message non-lu dans ce sujet. L'Homme léopard (Jacques Tourneur - 1943)

Tom

5

1725

14 Déc 2011, 19:06

Tetsuo Voir le dernier message

Aucun nouveau message non-lu dans ce sujet. Le Val d'Enfer (Maurice Tourneur - 1943)

Mathilde Tessier

0

1698

10 Mai 2008, 19:25

Mathilde Tessier Voir le dernier message

Aucun nouveau message non-lu dans ce sujet. La féline (Jacques Tourneur - 1942)

[ Aller à la pageAller à la page: 1, 2 ]

Castorp

21

2927

24 Sep 2025, 20:13

Müller Voir le dernier message

Aucun nouveau message non-lu dans ce sujet. Night of the Demon (Jacques Tourneur - 1957)

Müller

0

136

28 Sep 2025, 09:25

Müller Voir le dernier message

Aucun nouveau message non-lu dans ce sujet. Wichita - Un jeu risqué (Jacques Tourneur, 1955)

Mr Chow

0

1745

22 Avr 2015, 08:12

Mr Chow Voir le dernier message

Aucun nouveau message non-lu dans ce sujet. Stars in my crown (Jacques Tourneur, 1950)

Mr Chow

10

1916

09 Déc 2013, 09:22

Mr Chow Voir le dernier message

Aucun nouveau message non-lu dans ce sujet. La Flèche et le flambeau (Jacques Tourneur, 1951)

Mr Chow

0

1705

13 Déc 2013, 00:06

Mr Chow Voir le dernier message

Aucun nouveau message non-lu dans ce sujet. Jours de gloire (Jacques Tourneur - 1944)

Blissfully

1

1962

27 Jan 2014, 08:49

Mr Chow Voir le dernier message

Aucun nouveau message non-lu dans ce sujet. Berlin Express (Jacques Tourneur - 1948)

Gerry

3

1749

17 Aoû 2008, 11:05

skip mccoy Voir le dernier message

Aucun nouveau message non-lu dans ce sujet. La Griffe du passé (Jacques Tourneur - 1947)

Blissfully

5

1978

13 Sep 2015, 16:25

Gontrand Voir le dernier message

 


Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum: Aucun utilisateur enregistré et 0 invités


Vous ne pouvez pas poster de nouveaux sujets
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets
Vous ne pouvez pas éditer vos messages
Vous ne pouvez pas supprimer vos messages

Rechercher:
Aller à:  
Powered by phpBB® Forum Software © phpBB Group
Traduction par: phpBB-fr.com
phpBB SEO
Hébergement mutualisé : Avenue Du Web