
De l'aveu même de Guillermo del Toro, le
Frankenstein de Mary Shelley est son livre de chevet. Son influence se ressent au travers de tout son corpus et le cinéaste a eu pour projet d'en faire une adaptation depuis au moins une vingtaine d'années, évoquant tour à tour une minisérie et une trilogie comme seules manières d'être fidèle au texte mais également un
"film d'aventures dans lequel figure la créature" et non
"l'histoire de sa création". Au gré des interviews et des questions revenant sans cesse à ce sujet, il n'a jamais caché la raison première qui a fait de cette entreprise une arlésienne : la peur de se confronter frontalement à cette œuvre matricielle. Mieux valait en rejouer les éléments par le biais d'autres histoires plutôt que de risquer un résultat pas à la hauteur.
"J'ai toujours attendu que le film puisse être fait dans les bonnes conditions, tant d'un point de vue créatif qu'au niveau de la portée que cela exigeait de moi afin de le rendre différent, de le réaliser à une échelle qui permette de reconstruire tout son monde." Nombreux sont les metteurs en scène à s'être cassé les dents sur leur projet rêvé mais si son partenariat avec Netflix lui offre enfin l'opportunité de mettre les petits plats dans les plus
fucking gigantesques, il est évident que c'est la maturation du projet qui lui donne toute son identité éventuelle. Si Del Toro cite les deux films de James Whale comme influences, l'objet fini s'avère avant tout le film-somme de son auteur, fidèle à la vérité du roman toutefois réinterprété en une fable déchirante sur les enfants comme martyrs de leurs parents. Un grandiose poème tragique incarné d'un souffle romanesque, d'une grande violence et de visions morbides comme seul un véritable artiste du genre peut en créer, de l'horreur gothique et romantique mais arborant une ampleur épique, comme s'il faisait
Crimson Peak avec l'ampleur de
Pacific Rim.
En un sens, la folie du savant habite déjà le film avant même ses premières expériences hérétiques. D'emblée, le grand angle de la caméra de Del Toro confère aux images une dimension baroque, au même titre que la direction artistique avec ces cercueils de marbre sculpté, ces laboratoires aux mécanismes en tous genres comme les affectionne l'auteur et ce château improbable dont l'architecture ressemble à l'union maudite entre un Sphinx et une centrale nucléaire. Les costumes, semblablement inspirés du travail d'Eiko Ishioka (le
Dracula de Coppola, les Tarsem), achèvent de donner à l'ensemble une allure opératique. La première démonstration publique de Victor, résolument macabre, est justement stigmatisée comme le spectacle de quelque monstrueuse foire plutôt que la
masterclass d'un homme de science, l'auteur canalisant tout son goût pour la fantasmagorie sépulcrale à travers son personnage. Contrairement à certains de ses précédents scénarios, qui s'ouvrent avec des professions de foi statuant littéralement que
"les vampires/les fantômes/les sorcières existent", lorsque Victor entame son récit, il affirme que seule
"une partie est constituée de faits" mais que
"tout est vrai". Après tout, le film n'est rien d'autre que les histoires de Victor et de sa créature que chacun raconte à tour de rôle, mais peut-être s'agit-il là d'une façon pour Del Toro d'inscrire sa vision comme une relecture assumée.
En premier lieu, ce n'est pas un Del Toro s'il n'y a pas une guerre réelle en toile de fond. Ainsi l'intrigue se voit transposée en 1855 et la guerre de Crimée devient le contexte permettant à Victor de mener à bien ses travaux, grâce à un mécène marchand d'armes et aux soldats tombés au combat récupérés comme cobayes, octroyant une dimension politique au récit. Cela étant dit, le coeur du récit réside ailleurs, à une échelle plus intime. S'il ne subvertit pas le matériau de base comme il le faisait avec
Pinocchio, dont il transformait la morale sur l'obéissance en une célébration de la désobéissance, l'auteur poursuit une thématique abordée sur ce prédécesseur qui lui permettait d'exorciser l'adaptation encore irréalisée du "Prométhée moderne". Chez Shelley, la quête du bien nommé Victor, cherchant à vaincre la mort, découlait du deuil pour sa mère. Del Toro double cette motivation d'une défiance envers le père, qui n'est plus un ancien juge aimant et bienveillant mais un éminent chirurgien partisan d'un apprentissage à la dure que Victor reproduira avec son propre "fils". Ainsi les raisons qui le poussent à abandonner sa création ne tiennent plus de la peur et Del Toro recontextualise la thématique pré-existante de la responsabilité du créateur en un récit portant plus ouvertement sur la paternité, l'éducation et l'amour. La filmographie du metteur en scène est peuplée de parents qui ont "enfanté" de façon non-naturelle et ont failli à leur responsabilité (le Dr Susan Tyler et l'espèce Judas dans
Mimic, Gepetto dans
Pinocchio), d'orphelins, et d'enfants qui se rebellent contre leurs pères (Angel dans
Cronos, Nomak dans
Blade II, Ofelia dans
Le Labyrinthe de Pan). Victor et la créature sont les incarnations ultimes de ces figures. Dans un monde où le nom de Frankenstein est devenu par association celui de la créature, le façon dont Del Toro s'attarde moins sur le patronyme que sur le prénom de son protagoniste est particulièrement pertinente. "Victor", celui qui a vaincu la mort...mais à quel prix? Ce prénom qui remplace le mot "papa" dans la bouche de celui à qui on n'en a justement pas donné.
Il pourrait s'appeler Adam, comme le premier homme. Il pourrait s'appeler Lucifer, comme l'ange rejeté par le Créateur (
Paradis perdu de Milton n'est pas cité pour rien). Au vu de son teint d'albâtre et de son corps sculptural constamment exposé durant ses premières scènes, il pourrait tout aussi bien être le David de Michel-Ange, s'érigeant contre le Goliath qu'est l'Humanité.
"C'était une religion pour moi. Depuis l'enfance - j'ai eu une éducation catholique - je n'ai jamais vraiment compris les saints. Et quand j'ai vu Boris Karloff à l'écran, j'ai compris à quoi ressemblait un saint ou un messie." Il y a plusieurs années, je me souviens que Del Toro évoquait Luke Goss, qu'il avait déjà casté en Nomak et en Prince Nuada dans
Hellboy II, comme son choix idéal pour jouer la créature, ayant donc toujours vu quelqu'un de beau dans le rôle (Goss a d'ailleurs joué la créature dans la minisérie de 2004). Après avoir enrôlé son fidèle Doug Jones durant le développement, c'est Andrew Garfield qui avait été embauché avant de devoir quitter le projet. Une aubaine tant son remplaçant, Jacob Elordi, est absolument parfait. Physiquement, son mètre 96 fait de la créature une présence imposante, et ses traits et ses yeux et sa posture y sont pour beaucoup dans la sexualité qu'il dégage, à l'instar de l'homme-poisson de
La Forme de l'eau. Après tout, la chair est au cœur de cette histoire. Mais l'autre marotte citée par Del Toro à travers les années, c'était l'influence du dessinateur Bernie Wrightson dont la créature aux traits émaciés dégageait quelque chose de pathétique et l'acteur mine absolument tout ce potentiel dans son jeu, faisant de sa créature d'abord un enfant puis une sorte d'ado
emo avant de muter en figure à la Heathcliff des
Hauts de Hurlevent (qu'Elordi joue d'ailleurs dans son prochain film).
"C'est le livre d'adolescent par essence. Tu n'as pas ta place. Tu as été mis au monde par des gens qui se fichent de toi et tu es propulsé dans un monde de douleur et de souffrance et de larmes et de faim et tu apprends à parler" explique Del Toro. Les qualités surhumaines dont le cinéaste dote sa créature ne servent pas uniquement aux quelques effusions de violence spectaculaires pour apaiser le cahier des charges Netflix mais également à entériner son propos sur le sort tragique de la créature, un enfant colérique condamné à vivre sans amour, devenant lui aussi un Prométhée. En face, Del Toro confie intelligemment le rôle du fils mal-aimé qui fait tache dans l'aristocratie suisse à un acteur latino (Oscar Isaac, impeccable en monstre d'orgueil) et prend la spectrale Mia Goth pour un double-rôle qui incarne à lui seul le complexe d'Oedipe du protagoniste.
Dans
Blade II, Del Toro ajoutait une doublure rouge au manteau noir du héros, un écho de la cape de Dracula symbolisant selon lui son acceptation de sa nature vampirique, tandis que dans
Pacific Rim, la petite Mako, orpheline perdue dans les ruines de la ville, portait son soulier rouge dans ses mains comme symbole de son cœur, cherchant quelqu'un à qui le donner. Dans
Frankenstein, on retrouve ce détail vestimentaire rouge lorsque Victor pénètre pour la première fois dans ce qui deviendra son fatidique laboratoire, un accessoire qu'il gardera pendant ses expériences mortelles : une paire de gants d'un rouge sang. Ce
magnum opus est une œuvre de Guillermo del Toro jusqu'au bout des doigts.
Après avoir trouvé ses trois derniers films plus ou moins décevants, celui-ci se classe à mes yeux parmi ses meilleurs.