Deux hommes que tout sépare, dans un village de Provence. Jean Diaz est un poète, qui n'a pas quitté sa mère et qu'exalte la joie de vivre. François Laurin est un être jaloux et brutal, qui rend malheureuse sa femme Edith. Jean et Edith tombent amoureux. La guerre éclate.Et ouais, aller au ciné avec Manuel Valls, c'est aussi ça la cinéphilie. Vision un peu particulière, en l’occurrence, grâce/à cause de la musique de Philippe Schoeller. Pas qu'elle soit ratée, bien au contraire (recherchée sans être envahissante, ni soûlante, nous plaçant pile-poil à bonne distance, dans cette espèce de "stase somnambule" que suggère la vision silencieuse de beaucoup de films muets). Elle est par contre marquée par des parti-pris très forts concernant le ton du film, ton qu'elle impose unanimement inquiet, funèbre, voire mystique, même sur les scènes joyeuses à l'image. Une humeur que le film confirmera certes au fur et à mesure qu'il avance, mais qui lui confère peut-être parfois plus d'âme, d'intentions, et de personnalité qu'il n'en a réellement.
Quoiqu'il en soit, le résultat est enthousiasmant. Les tics impressionnistes sont ici quasi-absents, peut-être parce que c'est le propre de Gance (je n'ai rien vu de lui), peut-être parce que ce ne sont encore que les prémisses du mouvement (on est en 1919) : il n'en reste trace à l'écran qu'à travers quelques élans typiques, où le montage semble vouloir tout montrer en même temps, et via la fugacité de certaines images et scènes, qui nous donne l'impression douce de glisser sur les évènements, comme si les péripéties devenaient une série de visions. L'intrusion de saillies brutalement littérales (le "j'accuse" utilisé comme un sceau validant chaque moment corrompu, l'omniprésence des danses macabres) évoque même presque parfois l'étrangeté naïve de l'art médiéval. Des poèmes au climax nocturne, le film avance de toute façon sous le sceau discret de l'hallucination : la guerre est d'abord peinte comme un mauvais sort jeté au monde, une sorte de malédiction qui vient empoisonner le village dès sa première scène. Et c'est d'autant plus réussi que c'est une tendance, une pente dangereuse, la matière première du film étant le mélodrame intime, relativement réaliste.
De fait, le cauchemar de la guerre est bien moins prégnant dans les scènes de tranchées, d'ailleurs rares, que dans le quotidien : on sent qu'on est encore trop proches, que la digestion des évènements par Dix et consorts ne s'est pas encore imposée comme imagerie première. La dépression, le fantastique, le mortifère, s'incarnent dans les conséquences imprévues, insidieuses de la guerre, plutôt que dans les combats eux-même (réduits à une explosion de vues et d'impressions, de lumières, de débâcles vues de loin). En gros, le pari gagnant de Gance est de prendre la grande fresque à rebours : trois personnages plutôt que de vastes armées, les effets plutôt que les causes.
Une dernière qualité inattendue du film, c'est son ambiguïté rampante : pas si pacificateur que cela, pas de personnage négatif (sinon l'allemand, qu'il est sans doute un peu trop tôt pour peindre autrement comme une ennemi sans visage). Alors qu'il est par ailleurs très pesant, notamment par son emphase dénonciatrice hénaaaaurme, ou par quelques maladresses de passage (cartons en surnombre, jonglages jour-nuit hasardeux, citations référentielles, effets didactiques) qui viennent plomber jusqu'aux meilleures scènes. Mais le film imprime en tête trop de moments et d'images marquantes pour se laisser dépasser par ces problèmes, jusqu'à un final féroce et lyrique qui emporte définitivement le morceau.
Le film passe sur Arte avec la musique en question après-demain soir, ce serait très bête de pas en programmer l'enregistrement sur l'appareil ayant succédé à votre magnétoscope.