Françoise (Josee Destoop) et Vincent ( François Marthouret), la fin de la vingtaine, habitent à Genève, dans le grenier d'une maison d'un quartier en train d'être démoli pour laisser place à une autoroute. Elle travaille dans une petite galerie d'art et lui est horticulteur. Fasciné par la poésie d'Aimé Césaire, et un peu "soixante-huitard en crise", Vincent est fatigué de la vie à Genève, à la fois à cause de l'environnement bourgeois et de de la routine de ses amis (des cinéphiles pata-maoïstes un peu imbus d'eux-mêmes qui se font vite les procureurs de leurs proches, à part un collègue jardinier réfugié espagnol plus humain) , et rêve de partir. Un jour il reçoit une invitation de Max, qui fait de la coopération en Algérie, et les invite à le rejoindre. C'est l'occasion ou jamais, Vincent embarque Françoise un peu réticente dans ce projet. Ils préparent leur départ, vendent leurs meuble et leur voiture, dévalisent toute les cassettes de musique Gnawa qui devaient exister à Genève (soit une) pour se les passer en boucle, et planifient une fête d'adieu.Un film aussi agaçant qu'émouvant. Les traits les plus crispants du film sont aussi ce qui en font l'honnêteté: le typage flou des personnages et à la fois une faiblesse et une force, ils peuvent être tout à la fois vus comme des "proto-bobos" plutôt favorisés ou comme des prolétaires englués dans des problèmes matériel qui les empêchent d'avoir un impact politique réel
; la chimère de la contribution au dévelopmment apparaît vite comme une manière d'esquiver ce qui ne marche pas très bien sans pouvoir être discuté dans leur couple, et notamment la question de l'enfant, il s'agît de sauver leur relation plutôt que le monde. Ils sont à vrai dire mal appariés, lui est plutôt immature, surjouant le pierrot aux nerfs à fleurs de peau, et elle un peu fuyante, égale à elle-même et ironique (Josée Destoop amène là un certain humour rare chez Tanner). En fait il y a plusieurs films en un, une déploration élégiaque (tendance Maman et la Putain) de la fin des utopies soixante huitardes et de la menace du retour à l'ordre c'est à dire du silence et de la solitude acceptés par tous tant qu'elle n'est pas la misère matérielle, à la fois dans le couple et le monde, et une conscience tragique qu'ils ont voué leur vie à atteindre une liberté sexuelle qui n'est eut-être pas possible, dont ils ne jouissent pas , et une veine un peu chabrolienne plus vacharde et satirique sur les hypocrisies de l'époque
. Ce qui est émouvant, c'est qu'on sent que Tanner prend conscience du délitement des utopies 68ardes, mais continue quand-même de rechercher une grammaire cinématographique judicieuse pour les représenter (travelling en plan américain lors des extérieurs pour les bourgeois et les patrons, en beau plan serré sur les visages pour le couple - ce lyrisme est inévitablement un procédé d'individualisation). Le film se retourne dans un patriotisme genévois paradoxal (les vieux quartiers de la viles sont filmés avec amour, lors de travelling en bagnoles), ce patriotisme est permis dans la mesure où la banalité de la ville, l'aspect hautain et silencieux de ses pierres menancées par la spéculations, est déjà une critique du réel.
A cette époque Tanner relie la dimension de critique sociale et le désir de partir, et ce lien correspond au regard que la génération de mai 68 portait sur elle-même. A l'époque de "Dans la Ville Blanche", le lien sera dénoué, le départ réel (mais moins lointain que l'Afrique, le Portugal, qui Céline le dit très bien dans "le Voyage", appartient encore au Nord), mais cette génération sera alors regardée du dehors.
C'est un film attachant, qui invite à continuer à explorer son oeuvre (j'aimerais voir Messidor et ai préféré "le Retour d'Afrique" à "la Salamandre") , mais chez Tanner je n'ai jamais retrouvé la force de son premier film, "Charles Mort ou Vif", où il défendait jusqu'au bout un personnage improbable, au point de lui laisser déborder le film en même temps que sa propre pulsion de mort (François Simon y était extraordinaire)