Suisse, 1979. A Lausanne, Marie, 19 ans, commis dans un magasin de bricolage, a rendu visite à son père (difficilement divorcé de sa mère, avec qui elle vit à Moudon, une petite ville au nord-ouest du canton de Vaud), et perd son ticket de train de retour. Elle décide de rentrer en auto-stop. A Genève, Jeanne, 20 ans, étudiante en histoire, est un peu fatiguée de sa coloc, de son compagnon, de sa ville et d'un peu tout, décide de prendre quelque jour de vacances, marchant sans but précis. Très différentes socialement, elles se rencontrent sur le chemin, sympathisent et passent ensemble quelques jours dans les collines autour de Moudon. Elle sentent que personne n'est surpris par leur absence, mais que personne ne les attend non plus, et décident de partir ensemble, plus loin et sans but précis, principalement en stop, un peu en drop out
obscurément attirées par la Suisse allemande. Elles tournent à vrai dire un peu en rond entre montagne et ville : l'idée de sortir de Suisse ne les effleure pas plus que le retour . Fusionnelles, à court d'argent, elles blessent à la tête un homme qui tentait de les violer dans le Jura, dérobent un revolver à un milicien à Berne, et commettent des braquages d'épiceries dans des petits villages de montagne. Elles finissent par attirer l'attention d'une sorte d'émission de téléréalité qui mêle discours de défense sociale et jeu télévisé...Très beau film de Tanner, peut-être le plus désabusé qu'il ait jamais réalisé, mais en même temps celui où il se montre le plus solidaire de ses personnages. Un des moins bavards, mais aussi le plus directement politique. Pas évident pour un homme d'être proche du féminisme radical, celui de Duras ou de Monique Wittig, de les accompagner, mais peut-être sans pour autant franchir tout à fait le pas : l'utopie est à la fois défendue jusqu'au bout et barrée. C'est un film extrêmement épuré. On reste tout le temps à deux, avec les filles, bonnes actrices, et contre le monde . Un récit de road movie féministe moderne et flottant prend étrangement la forme d'une chronique payanne immémoriale. La fascination pour le paysage montagneux et la présence de ia Suisse germanique sont plus marquées que dans les autres films de Tanner. Messidor est à la fois utopique et amèrement réaliste. Le rapport entre les deux femmes, la bourgeoise et l'ouvrière, la manière dont elles s'aiment et s'inflencent l'une l'autre dans l'acceptation de la violence est remarquable : e seuil entre l'idée de la violence et a réalisation va plutôt de la bourgeoise vers la plus pauvre, comme une épreuve amoureuse et à la fois un risque radical et un conformisme au sein de la dissidence , mais cela n'est guère surligné.
Le film prend le risque d'organiser une opposition entre le regard de Tanner et ses personnages sans la résoudre forcément à son avantage : Tanner est de gauche, mais trop sceptique pour être révolutionnaire, pour lui le mystère de l'altérite sexuelle et sentimentale est finalement aussi grand que celui de l'utopie politique, et, dès lors, si le premier fonctionne au départ comme un carburant de la contestation et du courage du refus social, il devient finalement un obstacle. L'utopie est chez Tanner ce dont on revient sans cesse, sans qu'elle n'ait été justifiée ni invalidée. Pour ses personnages, le premier mystère , amoureux, est au contraire une évidence, un point de départ, l'autre, politique, de la lutte sociale un inconnu radical, un appel dont la fonction salvatrice appelle irréductiblement la confiance. Le salut est aussi scandaleux que la faute (les deux sont pareillements individuels), et la société fonctionne dans les deux cas comme une médiation. Le film ne parvient pas à combler l'écart, mais laisse aux deux femmes une sorte de droit au hors-champ (qui est aussi le lieu de la faute morale et du sang versé
, le hors-champ est aussi le lieu où la loi relaye le désir - et annule le film lui-même).
La manière dont la la montagne est filmée est remarquable. Le film est aussi ,du fait de cette importance de la nature, proche du cinéma des Straub, mais la nature y joue pourtant un rôle opposé. Pour les Straub elle est un réel fondamental et immémoriel, un matérialisme à la fois oublié et omniprésent, qui justifie et encadre l'espoir révolutionnaire (la révolte et la iberté sont eux-aussi des ordres et eux-aussi des énigmes, que l'aliénation économique dissimule la production capitaliste est l'imitation de la nature fondamentale à laquelle appartiennent en premier lieu les hommes : il y a une récociliation possible, derrière le social). Les personnage de Tanner aspirent à l'autonomie et à la liberté, et à la fusion (finalement ratée) avec une nature, plus forte et moralement pure que l'ordre social, mais qui est symétrique au capitalisme : elle aussi finit par les refuser et les expulse. Les deux femmes ne sont jamais détrompées sur l'idée qu'elles n'ont qu'elles-mêmes au monde, qui ne fonctionne pas comme une illusion, mais une vérité à la fois opaque et irrécusable. La nature est le discours perpétuellement extérieur mais lucide d'un objet sur un sujet. Le film, discrètement, place aussi le risque du terrorisme réel dans cette extériorité, tout en montrant que la société le désire en partie, elle engendre et désire ce qu'elle condamne, et finit par le représenter, refusant au contraire le hors-champ (scène irréaliste avec la télé-réalité qui rejoue des scènes du film) : les deux femmes choisissent la morale, un sacrifice et une violence cathartiques, dans lequel les situations ne se répètent jamais (ce qui est une forme d'ouverture à une altérité radicale), mais refusent l'imaginaire, qui pour Tanner, au contraire des Straub, est d'emblée du spectacle et de l'identité -la télé-réalité criminelle est mise sur le même plan que les attitudes hippies des quelques personnes plus sympathiques qu'elles croisent, les deux sont pareillement insatisfaisantes-, de la récupération doublée d'une assignation, où tout se répète, comme si c'était là la source d'une innocence.
Enfin je suis trop verbeux. Le film est magnifique, dur et âpre, et une merveille de montage, le plus fort de Tanner parmi ceux que j'ai vu avec
Charles, Mort ou Vif (les deux films fonctionnent comme des symétriques et des négatifs, encadrant le moment mai 68). Les deux actrices, Clémentine Amouroux et Catherine Retoré (qui ont plutôt fait carrière au théâtre) sont remarquables.