Alors j’ai adoré (et je vais spoiler).
Adoré d’autant plus que j’admire
Dracula de Bram Stoker, un roman qui, depuis 1897, n’a rien perdu de son dynamisme, de son suspens et de sa richesse polyphonique comme formelle. Incroyable aventure épistolaire.
Adoré d’autant plus que je trouve que les vampires à l’écran sont un des plus spectaculaires ratages du medium. Le Murnau est une archive précieuse, mais le fait est qu’un film qui a 100 ans paraîtra toujours plus dépassé qu’un texte qui en a 130 ; Bela Lugosi et Christopher Lee sont cultes et iconiques, des images irremplaçables, mais les films sont nuls ; Coppola, au-delà de sa fougue formelle, y a infusé un romantisme parfaitement tarte à base d’amour maudit qui réduit d’une part l’impact de la menace, puis rabougrit le personnage Mina. Elle se trouve reléguée à une sorte de parodie de cruche victorienne, version débile de Juliet, qui ne lutte contre pas grand-chose, et certainement pas contre ses sentiments pour un monstre, alors même que le personnage original est un modèle de ressource et de combativité (elle est même littéralement l’autrice de la compilation de lettres).
Adoré d’autant plus que la BA semblait vendre un personnage féminin plein de soupirs qui traîne son air de chien battu d’un boudoir à l’autre. Je voyais donc venir le truc, d’avance lassé, en mode emprise lourdingue et plaintive + vampire qui charriera les mêmes poncifs romantico-toxiques en peut-être plus dégueu. Quelle ne fut donc pas ma surprise.
Déjà, rien que formellement et en termes d’effets, c’est le premier film de Robert Eggers face auquel je ne me suis pas fait chier une seule seconde.
The Northman, son plus convaincant jusque-là, avait encore quelques longueurs complaisantes. Là, ce n’est plus le cas. Captivé de bout en bout, aussi bien par les scènes d’installation, formidablement dialoguées, que dans les moments de pesanteur cauchemardesque, lors des rencontres et confrontations : c’est toujours intéressant à regarder, observer et écouter.
Je pense de plus en plus qu’Eggers est un meilleur adaptateur qu’autre chose, qu’il a besoin d’un matériau de base déjà très riche (une tragédie, un roman (ou le plagiat d'un roman, soit)) pour y ajouter non seulement son sens de la narration visuelle, ici d’une grande maîtrise, mais aussi ses obsessions que je trouve louables et intéressantes, mais jusque là mal exploitées. Ainsi :
Film Freak a écrit:
Dès The Witch, Eggers présentait un fantastique qui n'appelait pas au doute, évacuant ce dernier en montrant la sorcière dès les premières minutes. Les personnages pouvaient se poser la question mais in fine, l'héroïne trouvait son salut en s'a(ban)donnant au folklore.
Alors ce n’est pas tant le fantastique qui ne prête pas au doute, c’est surtout la nature du mal. Dans
The Witch, la sorcière existe, Satan existe, les deux sont dangereux et malveillants. Les Puritains ont raison. La jeune femme ne trouve aucune espèce de salut, bien au contraire. Elle se damne entièrement.
Et on retrouve ça en mode full frontal dans ce
Nosferatu avec d’abord le monastère orthodoxe. Ses moniales et son prêtre connaissent parfaitement la nature du mal, son origine et son fonctionnement (tandis qu’à ce sujet, Von Franz, occultiste passionné mais dilettante (il se définit même comme « touriste »), ne possède que des bribes de notions livresques). Connaissances religieuses — savoirs, à vrai dire— qui permettent aussi à Hutter d’être libéré de l’emprise du comte et de verbaliser, donc d'incarner, son inquiétude pour Ellen.
Ensuite, le comte lui-même qui, avant de symboliser quoi que ce soit (j’y reviendrai), incarne une menace tout sauf mystérieuse. C’est un démon (
un vampire, pas
le vampire), un être humain qui a prolongé artificiellement son existence terrestre par des rituels occultes. Mêmes rituels, dont l’imagerie sataniste ne laisse aucune place à l’interprétation, qui ont raison du notaire. C’est exactement le même mal que dans
The Witch. Ou que dans
L’Exorciste, d’ailleurs. Un mal qui ne cherche qu’à posséder puis détruire, sans aucune ambivalence ou ambiguïté, sans dimension tragique, sans "part d'humanité". Un mal tout à fait traditionnel, qui n’a pas été forgé par le cinéma. A nouveau, Eggers se saisit. Il adapte. Mais dans l’autre sens aussi, puisqu’il adapte également le cinéma à une tradition, à une anthropologie qui le prédatent.
Pour ce qui est de la dimension symbolique, ou métaphorique, je rejoins ensuite FF à ce sujet :
Film Freak a écrit:
Sans refaire le Coppola, un lien unit l'héroïne au vampire et l'on pourra théoriser longtemps sur sa signification exacte mais c'est sa nature métaphorique qui m'apparaît comme la plus pertinente, faisant du Comte Orlok la manifestation du désir sexuel d'Ellen.
Les dialogues (entre Ellen et Orlok, puis Ellen et Hutter) réussissent l’exploit d’être explicites à ce sujet sans être didactiques.
J’irais en revanche plus loin que le simple « désir sexuel » de La Femme™. S'arrêter à ça réduirait une nouvelle fois le vampire (comme sa victime) à des considérations symboliques postfreudiennes psycho-sexuelles d’une banalité désormais non plus confondante mais carrément interdite. Je parlerai donc de luxure, au sens du péché capital, au sens de recherche active de l’assouvissement de ces désirs. Autrement dit, notre part animale, autre motif récurrent des échanges dans le film.
Le mariage, dans les monothéismes, est censé être un des remparts principaux contre la luxure. L’union entre Ellen et Hutter est d’ailleurs régulièrement désignée comme un marqueur de récession de l’emprise d’Orlok sur la jeune femme (qui existait bien avant l’arrivée du mari, et empire une fois le mari au loin). Orlok doit se débarrasser d’Hutter en suivant certaines règles très strictes, notamment : Ellen doit en son âme et conscience rejeter son mari pour lui laisser la place, comme une extension de l’invitation seule qui permet au vampire de pénétrer dans une maison. Règle que le comte impose par le chantage, puis en en la possédant pour la forcer à rejeter Hutter par rancœur (le délaissement matrimonial, la trahison pour l’argent (imposée elle aussi sous emprise et intimidation dans le château)) et désespoir (« de toutes façons on va tous mourir »)… ce contre quoi elle lutte aussi férocement que lutte la Mina de Stoker. Le mariage la protège du vampire comme il protège au sens large de la luxure. Pas anodin, d’ailleurs, qu’Eggers conjure alors l’imagerie du porno, avec Ellen qui d’abord bave, tire la langue et roule des yeux, puis est filmée façon POV le visage contre l’entrejambe d’Hutter, yeux levés vers lui pour une provocation qui débouche sur une scène de sexe totalement dépourvue d’amour… amour qui revient aussitôt ce coït sans âme, sans réelle connexion, interrompu et dans la promesse de la lutte (dont le coup de grâce est, pour Ellen, de se marier littéralement en accueillant le monstre en robe blanche pour mieux le faire succomber par l’irrésistibilité animale de son appétit). Incroyable.
Bref, 2025, 1ère adaptation de Stoker qui vaut le coup et rend justice au roman. J’appelais déjà de mes vœux qu’à l’aune de
The Northman, Eggers adapte Robert E. Howard, soit Kull, soit Conan (pourquoi pas même Solomon Kane, son aventurier puritain). Avec Nosferatu, j’adorerais qu’il s’essaye à Lovecraft.