Film Freak a écrit:
Pour le coup, j'ai un peu la même impression que sur M. Butterfly : j'aurais trouvé plus efficace un récit qui se concentre sur le trouble identitaire de l'agent double et ne joue par sur une révélation (ici très) tardive.
Ton texte sur "Eastern promises" m'a donné envie de revoir celui-ci.
Film Freak a écrit:
D'ailleurs, avant même d'apprendre qu'il s'agissait de faits réels, je me disais qu'il aurait mieux fallu se placer exclusivement du point de vue de Song, du début à la fin. Ce qui l'a amené au travestissement, cette transformation au service de la nation, le trouble de l'amour soudain réel et du double mensonge.
Ca n’aurait pas été assez cronenbergien je pense. Song Liling devient espionne parce qu’elle est y est forcée, pour sauver sa peau. Cronenberg s’intéresse surtout aux personnages qui deviennent espions à leur insu, qui ne savent même pas qu’ils sont des agents. Son sujet le plus général, c’est celui de l’homme manipulé par des visions, à la fois personnelles et politiques, au sens où elles relèvent de complexes privés, intimes, tout en étant instrumentalisées par des agences gouvernementales, au sein de vastes complots politico-scientifiques. Son personnage-type, c’est le gars quelconque travaillé par son Œdipe/Roi, les deux à la fois.
Gallimard, c’est vraiment son profil-type : un simple expert-comptable, compétent jusqu’à l’ennui. Hyper pointilleux dans son domaine – il débusque la moindre malversation dans les registres de comptes – mais sur lui-même, radicalement aveugle. Ce ne serait pas le premier, depuis Œdipe, à être à la fois le plus intelligent quand il s’agit de résoudre des énigmes, et totalement nul quand il faut voir clair en soi-même.
Et qui est-il, ce brave Gallimard ? Un peu comme Max Renn qui croyait que ses
snuff movies venaient de Malaisie, Gallimard fantasme l’Asie comme un lieu de tortures délicieuses. C’est pas pour rien un fonctionnaire d’ambassade de la France des années 60, dont il est dit, dans le dialogue, qu’elle fera tout pour maintenir son empire après avoir perdu l’Indochine. Son imaginaire fantasmatique est celui d’un colon à la tête farcie de clichés sexistes et racistes sur les Asiatiques qui admirent la force et aiment se sacrifier par amour pour le bel Occidental venu les conquérir. Ce qui est le plus intime (son imaginaire érotique) est aussi ce qui est le plus convenu, le plus travaillé par des stéréotypes politiques.
Le film baigne tout entier dans cet imaginaire exotique sur l’Extrême Orient qui travaille l’inconscient de Gallimard. Il faut bien dire que le film produit alors un certain malaise parce qu’il joue simultanément sur le spectacle et la critique du spectacle. Le film a toutes les apparences d’une production de prestige, celles d’une passion romantique insérée dans une grande fresque historique, tout en étant une critique de l’imaginaire exotique que véhicule ce type de films. On se retrouve donc avec des scènes d’amour hyper étranges, où le film semble jouer sans ironie les violons de la grande passion, avec tout le chic de décors, de costumes et de musique d’une production internationale, tout en étant une déconstruction de ces clichés. Je pense à des scènes comme celle où Song Liling séduit Gallimard avec le cérémonial du thé. Y a tout : le jeu de séduction romantique, le luxe des décors, des costumes, de la lumière, les violons d’Howard Shore qui nous feraient croire qu’on est dans la grande scène d’amour du dernier film à Oscars – et tout ça, en même temps, est vu 1) comme une comédie au n-ième degré (puisque Gallimard aime une femme fictive, jouée par une actrice, jouée par un homme) 2) comme une manipulation pour tromper Gallimard 2) comme un épouvantable cliché sur l’Orient. C’est un film brechtien en fait, si on veut bien prendre le mot dans son sens le plus courant : une distance introduite au sein du spectacle pour montrer comment le spectacle lui-même est fabriqué.
Comment expliquer que Gallimard se laisse tromper par ces clichés, alors que dès sa première rencontre avec Song Liling, celle-ci les déconstruit comme tels, en lui signalant que sa fascination pour Mme Butterfly repose sur des clichés racistes ? Ce n’est pas là-dessus qu’il faudrait lui ouvrir les yeux mais plutôt sur ce que cet imaginaire exotique lui sert à dissimuler : son angoisse devant le corps nu, non fantasmé. C’est du
body horror au sens où c’est le corps nu, sans images et sans clichés, qui suscite ici un sentiment d’horreur. Tout le film le suggère évidemment, à travers cette passion pour une femme qui n’existe pas, qui n’a pas de corps sous ses vêtements. Mais trois scènes l’expriment frontalement : l’avant-dernière dans la voiture-cellule, vraiment très belle, quand Song se déshabille devant lui (quand il dit : "Je suis un homme qui a aimé une femme créée par un homme", on éprouve la même émotion tragique de la perte que quand Brundlefly disait qu’il n’est plus qu’un insecte qui rêve qu’il a été un homme). Celle avec Frau Baden, la femme rencontrée à l’ambassade, qui se met toute nue sans préambule, sans qu’il ait eu le temps de la rêver, et à qui il dit: "
You look exactly as I imagined you would under your clothes" (difficile d’imaginer réplique plus ambiguë). Et puis la toute première au lit, avec sa femme, totalement désérotisée avec son gros rhume et son nez qui coule, et qui ne commence à éveiller son désir que lorsqu’elle se met à mimer de manière grotesque une chanteuse d’opéra chinois.
Superbe mise en scène à ce moment-là, en 3 plans, avec le regard-caméra, le magazine féminin utilisé comme éventail, le miroir. Le dernier plan est une parfaite condensation du film : le corps doit se dissimuler derrière des clichés de magazine pour devenir un objet de désir ; pris dans le jeu de miroirs de ces images, le personnage est à la fois spectateur et acteur, lui-même et un autre, Gallimard et Mme Butterfly.
Film Freak a écrit:
En fait, je trouve que le film devient plus intéressant dès lors que l'on apprend que la véritable mascarade de Song est qu'iel est un.e espion.ne. Mais là aussi, je trouve étrange que cette révélation se fasse au bout d'une heure et pour le spectateur, alors que le protagoniste n'en sait encore rien. Et malheureusement, le film se précipite alors vers sa conclusion
Comme dans "Vertigo" en fait, avec lequel le film a plus d’un rapport. Même l'épilogue, tragique et grotesque, peut se voir comme une variation sur le dénouement du "Locataire", autre film du Vertigo-verse, pour reprendre l'expression de Déjà-Vu.
Film Freak a écrit:
Deux ans après mon dernier Cronenberg, paye ta rétro disjointe...
Une rétrospective étalée sur plus de 4 ans est-elle encore une rétrospective? Je demande l'avis d'un expert.