Sud du Cameroun, 1988. Une Française (appelée France...) d'une trentaine d'années observe sur une plage un homme et son fils d'une dizaine d'années en train de jouer. Ils dégagent une présence assez singulière. Elle-même ne semble pas avoir de motif précis dans son séjour. Elle n'est pas vraiment une touriste, pas vraiment une expatriée non plus. Peu après l'homme la prend en stop. Les interactions du trio qui se forme dans la voiture rappellent à France son enfance.
Une trentaine d'années plus tôt, France est une petite fille à Mindif, beaucoup plus au Nord, dans une zone de transition entre savanne et Sahel.
Son père (François Cluzet) est un commandant militaire français, souvent absent. Plutôt effacé, à la fois taciturne et lunaire, le père est visiblement conscient de la crise coloniale et de la fin du régime qu'il représente. Il laisse sa femme Aimée (Giulia Boschi, actrice italienne peu connue, très belle, et à vrai dire jouant juste) et France sous la protection (et la surveillance...) de Protée, leur boy (Isaach De Bankolé). Aimée ne vit pas très bien la colonisation, et ne trouve pas l'équilibre entre solitude affective, son pouvoir sur les domestiques du domaine et les tâches de représentation de "femme de". Elle donne tout à la fois l'impression d'une certaine aigreur et d'un grand respect envers les Africains qu'elle cotoie.
Une légère ambiguïté érotique se noue entre elle et Protée. La petite France est aussi attirée par Protée, qui se montre moins froid et plus joueur avec elle, elle est en fait la rivale erotique de sa mère. La situation reste gérable et statique (personne n'en parle mais tout le monde en a conscience au même degré). Mais un petit avion militaire français qui vient du Sud est avarié près du domaine, provoquant le retour du mari. La famille doit héberger l'équipage et les passagers. plusieurs semaines. Les passagers proviennent d'une zone qui vit alors une situation coloniale beaucoup plus dure que le nord (https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Ruben_Um_Nyobe)..
Les passagers, un couple de jeunes gradés militaires, un planteur bizarre et une sorte de proto-hippie encore plus étrange (en apparence le plus contestataire mais au fond le plus raciste et assez manipulateur), sont plus conformes au stéréotype du colon, ce qui va rejaillir sur la situation d'Aimée, France et Protée
Premier film de Claire Denis (et un parmi la dizaine qui doit s'appeler "Chocolat"), en partie autobiographique, un peu oublié même s'il s'agit de son plus grand succès public .
Il pâtit légèrement d'une forme de surécriture et de forcage symbolique : la fille appellée "France" et la mère "Aimée", certains dialogues trop brefs et explicites sur la situation, à la fois Marguerite Duras et Graham Greene...
Mais toute l'idée du film est certes du faire de la situation érotique et domestique des deux femmes à la fois le résumé de la situation coloniale et en même temps une forme d'échappatoire. Les maladresses ne m'ont pas parues rhédibitoires, car le dispositif formel est rigoureux et justifié : des plans-sequences très courts, composés de manière très picturale (intérieur en clair obscur) souvent de même durée (de quelques secondes a à deux minutes), qui politiquement s'annulent souvent les uns les autres : une situation qui dénote d'une forme d'arrogance ou d'arbitraire colonial , de la part du trio, est souvent immédiatement suivie d'une autre scène où les mêmes personnages se montrent - sans jamais le justifier explicitement - plus critiques et prennent un risque. Par exemple Aimée engueule via Protée son cuisinier, mais l'aide ensuite lorsqu'un pasteur protestant dragueur et alcoolique s'invite, se trouvant plutôt de son côté. L'éclairage et le rythme des plans et la structure en tableaux font beaucoup penser à Alain Cavalier . La famille semble bien à la fois traditionnelle et un peu excentrique, puissante mais solitaire, entre la grâce et le désir, juste car se sachant moindre que ses valeurs et également moindre que le corps -situation qui renvoie à Cavalier. Il y a une sorte de vibration autour d'un impossible équilibre, a la fois érotique et colonial (avec l'idée qu'un pouvoir conscient de sa justesse l'est aussi de sa mort et de sa possible disparition).
Le regard sur le Cameroun est aussi intéressant : un des rares films à mentionner, même si c'est de façon très rapide, et avec un certain éloignement, la guerre coloniale oubliée qui a eu lieu au Sud, il prend également en compte la question des provinces anglophones, peu médiatisée mais liée à des tensions meurtrières, signe qu'elle est ancienne.
Il y a néanmoins une certaine ambiguïté et singularité : une forme de critique du colonialisme est présente, mais enfermée elle-même dans le passé, dans le flash-back terminal central du film. Elle n'est pas terminale, le film continue après elle, et raccorde le présent alors qu'elle s'affaiblit. L'homme du début déclare a la fin être américain, dans une quête politique de ses origines, mais se sentant mal accueilli et seul au Cameroun. France qui disait vouloir s'installer, repart à l'aéroport, et les bagagistes sont filmés comme les seules traces d'une Afrique authentique et mystérieuse. La critique du réel s'épuise en même temps que celui-ci et c'est à ce prix-là seulement que le film capte la frustration et le manque qu'éprouvent les personnages africains eux-mêmes - l'histoire de l'autre est fondamentalement écoutée après son désir.
+La musique est très bonne (Abdullah Ibrahim, jazzman sud-africain, un peu à la Mingus en plus douce). La petite fille joue bien aussi (seul film de Claire Denis avec un enfant à ma connaissance) et l'image de Robert Alzarki (les Straub et Jean Eustache mais aussi le Père Noël est une Ordure) et Agbès Godard au cadre qui devait être en début de carrière.