Hop, c'est toujours intéressant pour un film de la période de voir ce que Thoret a écrit dessus - même si c'est souvent pris dans le mouvements de considérations plus vastes (les tendances de la période) que concentré sur une analyse du film lui-même. Rien dans
Le cinéma américain des années 70 (à part une note sur le traitement "draculéen" de Gorge Profonde), mais il revient plusieurs fois sur le film dans
26 secondes, l'Amérique éclaboussée.
GROS SPOILERS DANS TOUT CE QUI SUITSur le plan de fin et les rapports informations / pouvoir :
Citation:
Dans
Les hommes du président, film pourtant consacré aux malversations orchestrées par la Maison Blanche, Richard Nixon (comme toutes les structures d’Etat : Congrès, Sénat, cercles politiques…) brille par son absence. Il n’est plus qu’une image vidéo, un homme de
faible définition, totalement absorbé par les réseaux médiatiques. L’équivalence entre ceux-ci et le patron de la Maison Blanche dit clairement la nature nouvelle du pouvoir, entité technique et réticulaire. A la fin du film, Pakula cadre la salle de rédaction du
Washington Post. Autour de Woodward et Bernstein, des dizaines de journalistes tapent sur leur machine à écrire, indifférents à la déclaration que s’apprête à faire leur président devant les membres du Congrès et que retransmettent les deux téléviseurs. Lentement, le cadre se resserre et évacue hors-champ les postes de télévision.
Cut, puis gros plan sur les feuilles blanches d’un telex qui impriment, de façon clinique, les inculpations puis la démission de Nixon. Le traitement analogique du président américain, signal cathodique parmi d’autres, indique bien le changement fondamental survenu dans la perception du pouvoir et de son lieu de transmission. Plus de centre, plus de pouvoir incarné et centré, mais des canaux d’informations, des nœuds de décision, des réseaux polymorphes et diffus. D’ailleurs, Pakula film l’enquête des deux journalistes du
Post, non pas comme un combat contre un homme qu’il s’agirait d’atteindre et débusquer (Nixon n’est plus qu’un simulacre de président), mais comme une guerre contre les médias et les réseaux (les petites victoires successives qu’ils remportent vont de pair avec leur maîtrise grandissante des médias – en l’occurrence le téléphone).
Je trouve ça assez pertinent (et ça permet de voir sous un autre jour cette présence insistante de la TV dans le film), même si ce n'est pas constant. Il y a notamment ce moment dans le film, très long plan, où Woodward essaie d'entendre son interlocuteur au téléphone, d'enquêter, quand toute la rédaction s'agglutine soudain à l'arrière-plan devant la TV, pour y écouter un discours semble-t-il :
Ce serait donc l'histoire de la cause de Woodward et Bernstein (d'abord opposés à leur rédaction) qui gagne petit à petit le journal ?
Néanmoins, sur cette idée de
"plus de centre, plus de pouvoir incarné et centré, mais des canaux d’informations, des nœuds de décision, des réseaux polymorphes et diffus", Thoret se contredit presque dans un autre passage du bouquin, sur le plan au Congrès :
Citation:
La position de l’homme au sein de cet environnement technologique explique, au passage, la différence majeure entre
Les trois jours du Condor et
Les hommes du président, deux films phares du genre mais dépositaires de deux conceptions radicalement opposées. Pour Pollack, l’homme est rejeté à la périphérie, alors que chez Pakula, il continue d’occuper le centre. Plongés au sein d’un maelström d’informations et de données multiples, Woodward et Bernstein gardent jusqu’au bout le contrôle du savoir. Au milieu du film, les deux journalistes se rendent aux archives de la bibliothèque du Congrès et commencent à compulser une centaine de fiches. Posée au-dessus d’eux, la caméra, en plongée verticale, remonte lentement jusqu’à la coupole qui surplombe la salle de lecture.
Ce plan, note Jameson, ratifie la coïncidence momentanée entre le savoir et l’ordre architecturale comme totalité astronomique et laisse entendre que la providence est la raison invisible qui structure l’Histoire.
(…) Le champ a beau toujours inclure des cercles plus larges, l’axe vertical ne change pas : Woodward et Bernstein demeurent au centre du cadre qui, dans l’économie de la séquence (la bibliothèque du Congrès comme symbole absolu du savoir), équivaut à celui de la connaissance. Ce mouvement de caméra emphatique
(…) anticipe l’ultime conseil que donne Gorge profonde à Bob Woodward :
« Dans un complot de cet ordre, lui dit-il
, on part de la périphérie et on resserre pas à pas ». Il éclaire aussi la dialectique centre/périphérie sur laquelle le film se fonde et qui présuppose l’existence d’un pouvoir centralisé et
humain auquel on accède par des mouvements concentriques. Le film de Pollack, lui, propose l’hypothèse strictement inverse : plus de centres, plus d’espaces périphériques, mais une prolifération de nœuds et de lignes obscurément reliées.
Ce sur quoi il revient plus loin :
Citation:
Il y aurait donc deux types de pensée conspirationniste : une pensée fondée sur le modèle de la pieuvre et pour laquelle toute ramification converge vers un point nodal (Nixon dans Les hommes du président, Laurence Olivier dans Marathon Man), et une pensée réticulaire dont l’objet est ce qui relie, ce qui s’échange, ce qui circule, au sein d’une structure instable en perpétuelle métamorphose (Les trois jours du Condor, The Parallax view). La première ne remet pas ne cause l’ancienne cartographie du pouvoir centralisé mais la reformule (…).
Je suis pas sûr de le sentir pareil, ce travelling arrière au Congrès. J'ai plutôt l'impression d'une révélation (une des toutes premières) de la démesure du travail qui les attend (de l'existence du "réseau" qui les dépasse, et d'un travail face auquel il n'ont a priori aucune chance).
On peut par exemple le mettre en parallèle avec le travelling arrière qui perd les journalistes dans la ville alors qu'ils se prennent la tête avec les noms de la liste en voix-off :
et qui arrive juste après ce plan très "on est submergés/paumés" de la liste en question, raturée dans tous les sens :
De manière générale, on sent Thoret un peu embarrassé, ou du moins curieux, à propos de ce film "optimiste", ou du moins pas aussi définitivement pessimiste et dépressif que la plupart de ses équivalents politico-paranoïaques dans les années 70. Il le comprend comme une dimension classique que le film a su préserver, ce avec quoi je suis plutôt d'accord (ce qui fait aussi peut-être que le préfère à pas mal de films de la période).
Citation:
Dans Les Hommes du président, l’envers positif de The Parallax View (…), l’opposition lumière/obscurité retrouve naturellement son emploi métaphorique classique. La salle de rédaction, vaste open space où tous les bureaux communiquent, baigne jour et nuit dans une lumière blanche presque aveuglante. (…) Le film fait alterner, de façon rigoureuse, des séquences où Bob Woodward et Carl Bernstein partent physiquement à la recherche de preuves et de témoins de l’affaire (lieux sous-exposés pour ceux qui dissimulent des informations, lumineux pour ceux qui les révèlent), et des séquences de synthèse se déroulant dans les locaux du Post, espace où la vérité se rélève et prend forme. Le film restaure par ailleurs une topographie classique du secret basée sur la verticalité : la salle de rédaction est perchée au dernier étage d’un immeuble, tandis que tout ce qui émane de l’administration Nixon se retrouve associé à des lieux obscurs et souterrains, à l’image exemplaire du personnage de "Gorge profonde", cet informateur anonyme qui ne se manifeste que dans l’ombre et à l’intérieur d’un parking sombre.
Bref, c'est comme souvent chez Thoret assez brouillon, et il y a la tentation constante de trop extrapoler (on sent aussi que le film fait pas forcément partie de ses préférés de la période), mais comme toujours ça lance plein de pistes de réflexion intéressantes.