Là-dessus, des petits détails dans
http://www.dvdclassik.com/Critiques/enf ... at-dvd.htm (j'adore cet article de dvdclassik)
Citation:
Ca tourne. Pialat est furax. Rien ne va : L’Enfance Nue, c’est du cinéma bouts de ficelles, avec des chutes de pelloche récupérées à droite à gauche, des acteurs débutants, du matériel de bric et de broc, une équipe qui dort chez l’habitant, grignote vaguement un sandwich par jour et doit en plus supporter l’ambiance délétère d’un tournage sous haute-tension… L’Enfance Nue, c’est aussi Michel Tarrazon, un môme de 13 ans au talent brut, mais qui bute sur certaines répliques. Comme n’importe quel acteur. Mais Pialat, c’est Pialat. Alors, déjà à l’époque, c’est coups de gueule et compagnie. Et puis une beigne, qui part en direction du gamin. Scandale sur le plateau. Véra Belmont, productrice exécutive, décroche son téléphone pour alerter François Truffaut, co-producteur du film. Nous sommes en 1968. Truffaut a 33 ans, mais déjà huit long-métrages (1) à son actif quand Pialat n’en est qu’à ses débuts, avec dix ans de plus au compteur. Truffaut a beau avoir placé ses billes dans ce film auquel personne ne croit, convaincu ses amis, Claude Berri en tête, d’en faire autant… ça explose. Trop de pression, de rancœur, de colère. Pialat chipe le téléphone des mains de Belmont et assène un "Oh, vous le connard… espèce de Delannoy" à un Truffaut médusé. Les deux hommes ne se parleront plus durant de longues années.
On ne compte plus les anecdotes de tournage chez Pialat. Elles font partie de la légende du personnage. Mais celle-ci est importante, pour ne pas dire séminale. Elle pose évidemment les contradictions et les méthodes de travail d’un créateur qui n’aura su travailler que dans le chaos (2), mais surtout, elle semble expliquer par le menu ce que sera le cinéma de Pialat, et plus précisément L’Enfance Nue. Bien que produit par Truffaut et Berri, et construit sur un thème sensiblement similaire, L’Enfance Nue ne sera ni Les 400 coups, ni Le vieil homme et l’enfant. Il sera même leur exact contraire, semble gueuler Pialat sur son plateau. Ni tendresse, ni poésie ici, du moins "pas en première intention" comme aurait pu dire l’ami Rocheteau, croisé bien plus tard dans Le Garçu. Non, L’Enfance Nue, son titre est déjà tout un programme, ce sera autre chose : un portrait d’orphelin au scalpel, débarrassé de tous ses oripeaux et de tous ses affects. Hors de question de faire pleurer dans les chaumières, ou de tenter un quelconque effet de manche : Pialat s’épargne tout ce que Berri et Truffaut s’étaient autorisés, avec talent certes, mais… bon, ça, tous ces "trucs" de metteurs en scène, ça ne l’intéresse pas. Pas de bons mots à coller dans la bouche d’un Michel Simon, pas d’émerveillement béat devant la tendre naïveté d’un môme, pas de Jean Constantin à la baguette, ni de travelling lyrique sur un Doinel libéré de ses chaînes, courrant sur une plage déserte. Doinel finalement, c’est du Doisneau. Un garnement qui chahute au fond de la classe, fugue pour filer au cinoche, pique un peu d’argent de poche dans le porte-monnaie de maman... Rien de bien méchant au bout du compte, même si ça peut vous mener en maison de correction. François Fournier par contre… c’est plutôt balancer un chat du cinquième étage d’un immeuble, ou lâcher des parpaings sur les voitures depuis un pont. Les deux gamins, si semblables et si différents, ne jouent pas dans la même division (Rocheteau, toujours). Doinel a bon fond, Forrestier lui est parfois touchant, mais il est surtout mal aimable, pénible, chiant, souvent méchant même. De la mauvaise graine, pas trop le genre à lire du Balzac en cachette, mais bien à terminer entre quatre murs à Fleury.
D’emblée, le cinéma de Pialat se pose donc" contre". Contre la traditionnelle représentation de l’enfance au cinéma, contre les artifices, contre le cinéma tel qu’il est, tel qu’il se fait à l’époque. Le Septième Art a beau avoir été chamboulé par la Nouvelle Vague, Pialat s’en fout, il met tout le monde dans le même sac, les Delannoy et les Truffaut. Lui veut faire autre chose. Et effectivement, il fait autre chose, entre Flaherty, Robert Bresson et Louis Lumière. Avant d’entamer le tournage de L’Enfance Nue, Maurice Pialat a vu les premiers films des frères Lumière. Il est subjugué, et convaincu qu’il faut revenir au cinéma des origines. Ces temps où la magie opérait juste parce qu’une caméra était là, que les gens n’étaient ni vraiment eux-mêmes, ni vraiment acteurs, et que se jouait quelque chose dans cet intrigant entre-deux : "Peu avant de tourner L’Enfance nue, j’avais vu des films de Louis Lumière. Ce fut une révélation (…) Ce n’est pas faire œuvre de modestie que de dire que L’Enfance Nue fut réalisé sous l’influence des Lumière. Mais c’est exact. Lumière filmait-il la réalité ? Je ne le pense pas. Dans ses films, des hommes et des femmes captés par un appareil dont ils ne connaissent rien, cédaient un instant de leur vie et depuis lors tous les comédiens ont fait de même. (…) Ces gens-là, sans le savoir, regardent leur vie. Tout le cinéma est là, dans ce vol de l’existence, dans cette exorcisation de la mort." Tout Pialat est là aussi : faire rentrer la vie dans le champ, aux forceps s’il le faut : en crachant dans la soupe de Tarrazon pour qu’il fasse la gueule dans le plan à venir, ou en arrivant inopinément sur le plateau d’A nos Amours (2). En filmant la vie telle qu’elle est, finalement, ou du moins telle qu’elle devrait être au cinéma.
Les premiers plans de L’Enfance Nue jouent d’ailleurs d’emblée la carte du documentaire. Une manifestation, filmée caméra à l’épaule, cadrée un peu à la va comme je te pousse. Pas le temps de chiader son cadre, pas le budget pour non plus, et pas l’envie surtout. Le cinéma de Pialat ne se donne pas à contempler, ne s’offre pas au regard, et s’il est admirable ce n’est jamais une fin en soi. Ici, la beauté naît souvent du sordide, et la poésie déboule à l’arrachée, d’un terrain vague où traînent deux moutons décharnés. Aucune joliesse dans ce cinéma, mais une force sauvage, primitive, comme un diamant brut qui perdrait de son éclat à être retaillé. Même choix radical, et cohérent, du côté des comédiens. Pialat se joue d’une contrainte (pas de budget, et donc pas d’acteurs) pour mieux faire rentrer la vie dans son cinéma : les époux Thierry ne jouent rien d’autre que leur propre rôle au quotidien de parents adoptant. Les histoires qui se racontent à table entre les prises se retrouvent à l’écran quelques heures plus tard : Pialat veut les entendre à nouveau, mais cette fois la caméra tourne.
S’opère alors l’étrange alchimie Pialat, cette fiction qui ne veut pas dire son nom, et qui pourtant déborde de cinéma. Pour L’Enfance Nue, Pialat pose sa caméra dans le Nord, région peu arpentée par les cinéastes de tous temps (si ce n’est le cinéma de l’un de ses plus fidèles descendants : Xavier Beauvois, dans… Nord) mais qu’il reviendra filmer plusieurs fois. Et d’emblée, c’est du cinéma : combien de films situés à Arras, à Hénin-Beaumont ? Ces régions, on ne les a jamais vues sur un écran, ou alors pas filmées comme ça, en tous cas. En y déplaçant un gamin trimballé de foyer en foyer, Pialat fait entrer le récit dans le docu, et son cinéma prend vie. L’Enfance Nue, c’est un corps étranger qui envahit un décor inconnu, et qui lui est inhospitalier : le Nord et ces familles qu’on lui impose sans lui demander son avis. De cette confrontation naît un récit, et une forme de cinéma propre à Pialat, totalement maîtrisée. Ce nouveau venu de 43 ans joue ses gammes avec L’Enfance Nue, et pose déjà formellement les bases de son art. Austérité du cadre, qui s’épargne une ébauche de mouvements pour mieux enfermer François, prisonnier de sa propre vie. Rudesse du montage, aux multiples cut secs comme un coup de trique… sans compter cet art de la durée du plan : ici on laisse les personnages sortir du champ pour mieux souligner la tristesse d’une chambre vide (visite de l’inspecteur qui voit le lit de François sur le palier) - là, alors que tout laissait à penser que la caméra suivrait la voiture de la DASS emmenant François vers sa nouvelle famille, Pialat enchaîne sur une courte et magnifique scène. Aurait-il suivi François sans cette parenthèse, que nous aurions haï cette mère adoptive abandonnant son "fils". Mais voilà, nous sommes chez Pialat, il n’y a ni jugement ni discours, juste la vie qui traverse le champ et se donne à voir dans toutes ses nuances : "quand François est parti, la caméra reste là, sur la mère, l’accompagne chez elle, cuisine, évier, Josette qui déjeune, la mère replie le papier du cadeau. Pialat n’abandonne pas les gens comme ça, même ceux que le film laisse derrière lui. Pas sa faute à elle non plus, la faute à personne, tiens, c’est bien là le drame". (3)
Alors que la production avait essayé de lui imposer un monteur chevronné (Maurice Jurgenson), Maurice Pialat va évidemment au clash, préférant s’essayer lui même au montage, aidé de sa co-scénariste, Arlette Langmann (4). Le résultat est détonnant : d’un premier montage démesuré (4 heures), Pialat va tirer un film deux fois plus court, taillant dans le gras, supprimant des scènes entières, par blocs, au détriment parfois du cadre, de la continuité et des raccords. Les acteurs sont justes ? La vie est là ? C’est bien l’essentiel. Cedric Kahn (dans ses premiers films), Patricia Mazuy ou Agnés Merlet sauront s’en souvenir. A la fin de Trop de Bonheur, un panoramique caméra dévoile ostensiblement une perche dans le champ. Et alors ? Alors Cédric Kahn s’en fout, le plan est magnifique, Caroline Ducey extraordinaire : il garde. Pialat, c’était ça, mais trente ans avant tout le monde : que valent les deux ou trois hésitations de la mère Henry face aux bouleversantes scènes qu’offrent son mari et elle-même tout au long du film ? En un simple plan-séquence d’évocation de la seconde guerre mondiale, Pialat ridiculise toutes les reconstitutions hollywoodiennes du conflit : a-t-on déjà vu plus authentique sur le sujet que ces deux minutes de Monsieur Henry, racontant la guerre à François à l’aide de cinq photos ? Documentaire, cinéma, faux, vrai… un peu comme chez Jean Rouch, que Pialat admirait, on ne sait plus trop bien. Mais il se passe quelque chose, là, dans cette rencontre et cette opposition du réel et de la fiction, qui n’a alors aucun équivalent dans le cinéma français.
Et pourtant. Le film est un échec cinglant, malgré un prix à Venise et de bonnes critiques. Pialat l’a mauvaise. Sa carrière naissante est déjà en danger, et les galères de budget, de production risquent de recommencer. Ce sera en effet le cas, tout au long de sa carrière d’ailleurs. Surtout, il aurait préféré la reconnaissance du public et de ces gens qu’il aime à filmer plutôt que celle des plumitifs - absolution critique qu’il méprise et recherche à la fois. Mais Pialat est lucide, et sait pertinemment que le potentiel de son film est limité : "Si L’Enfance nue avait été réalisé par un autre, je ne serais pas allé le voir. En tournant un tel sujet, j’ai bel et bien cherché mon insuccès et je ne dois m’en prendre qu’à moi-même".
Arrivé à ces lignes et à ce point de notre papier, on se retourne et c’est l’effroi. Une heure trente de la vie d’un môme sinistre, sur fond de terrils calaisiens, de papiers peints marronnasses, avec couple de p’tits vieux amateurs à l’accent chtimi - le tout monté à la hache sans volonté aucune de rendre son film spectaculaire, ne serait-ce même qu’aimable. Effectivement, qui aurait vraiment envie de se coltiner ça ? Allez, va, je comprendrais que vous m’ayez déjà abandonné en cours de lecture - après tout, L'Enfance Nue ne parle-t-il pas que de ça ? Et pourtant, imaginez deux secondes. Un film de la puissance de Kes, mais avec même un petit quelque chose en plus. Un truc qui n’appartient qu’à Pialat, et qui lui aura valu autant d’amour que de haine. Quelque chose d’incomparable, d’indéfinissable même, et que l’on serait bien en mal de réduire à trois lignes de conclusion. Le cinéma de Pialat ne se lit pas dans les pages des journaux, ni sur un écran d’ordinateur : bref, on veut bien vous balancer ces quelques pistes, et l’on s’y réessaiera même très prochainement avec le reste de sa filmo. Mais dans l’absolu, un Pialat se vit. L’œuvre est des plus charnelles, qui vous transperce, vous rentre dans le lard, et vous estomaque, littéralement. Ce premier film se termine et vous laisse pantois. Une vraie expérience physique, à l’emporte pièce. Alors imaginez la suite... Déchirante, la dernière lettre de François aux Henry ne laisse guère d’espoir sur la suite des événements : ces trois-là ne vieilliront pas ensemble. Pialat et nous, par contre, c’est une autre histoire.
(1) Les 400 coups, Tirez sur le pianiste, Jules et Jim, La peau douce, Fahrenheit 451, La mariée était en noir, Baisers volés, La sirène du Mississipi.
(2) Lire à ce sujet le très beau papier d’Antoine de Baecque, au titre évocateur : Pialat l’emmerdeur.
(3) Pascal Mérigeau - Pialat (Grasset, p 72)
(4) Histoire de simplifier une ambiance déjà particulièrement tendue : cette dernière n’est autre que la nouvelle amie de Pialat
et la sœur de Claude Berri. Les relations orageuses du couple ne manqueront pas de rejaillir sur l’amitié et les relations de travail Pialat/Berri...