papier juste passionnant de Libé (où l'on croit comprendre, en diagonale, que Godard est malade, d'un cancer apparemment... article très mélancolique, d'ailleurs, pour une expo hantée par la mort) :
Citation:
Entretien de Godard avec Philippe lançon, quatre heures est une discussion à bâtons rompus et une visite de l'exposition débutée le 10 mai.
Par Philippe LANÇON
QUOTIDIEN : Mercredi 12 juillet 2006 - 06:00
Vers la fin de la visite de «Voyage(s) en utopie», l'elliptique brouillon de l'exposition originelle que le centre Beaubourg ne lui a finalement pas consacrée, Godard parle de cinéma en parlant du caméléon. On est face à un vieux film russe. Un paysan regarde un épi de blé, lentement, pour l'éternité. Il le regarde comme Godard aimerait sans doute regarder le cinéma : dernière séance, première moisson, première fois toujours, émerveillement ralenti, perdu et retrouvé de l'enfance.
C'est un mardi. Le centre est fermé. Le cinéaste a fait couper le son, d'ordinaire assez fort, si fort qu'il a dû négocier avec le médecin du travail et installer un rideau antibruit à l'entrée pour protéger les gardiens sur avis des médecins. Au début, le rideau était fait d'épaisses lattes grises. Maintenant, il est transparent. Comme dans ses films, le son est fait de paroles et de bruits très précis qui montent et se mélangent en une sorte de cacophonie intime.
«Je voulais une ambiance de bal musette, dit-il.
Ñ Ou de brasserie ?
Ñ Oui, un grand dispositif démocratique et convivial. Mon idée était : une semaine sans sons, une semaine sans images, une semaine de bal musette. Mais ça n'a pas été possible.
Ñ Vous écoutez de la musique ?
Ñ Quand j'en ai besoin ou quand ça me fait penser à des films. J'aime beaucoup Ornette Coleman. J'aime d'autant plus qu'à l'un de ses premiers concerts, on lui a dit : "C'était mieux avant."»
Aujourd'hui, il a fait couper le son afin que son assistant puisse le filmer tandis qu'on parle : dans cet espace couvert de traces, il faut encore des traces. Les traces ne sont pas que souvenirs ; elles sont des ébauches, des plateformes ; elles appellent les autres au travail. Une réplique de la pierre de Rosette figure dans la dernière salle. Pour déchiffrer Godard, est Champollion qui veut ou qui peut. Lui paraît se sentir seul et puissant comme un pharaon préparant sa barque funèbre. Souvent, il sourit.
Nous sommes dans la salle 1, consacrée à «Aujourd'hui peut-être». C'est une salle sans joie. Sur un lit à deux places moderne et défait, il y a un grand écran plat. Black Hawk Down , de Ridley Scott, y passe en boucle. Le couple est absent. L'enivrement technique de la guerre étale sa confiture lumineuse et froide. Tout est d'une obscénité triste. Tout fait sens et tout étouffe. Sur le mur du fond, il y a un cimetière de croix, la présence des massacres et des génocides du siècle passé. Au centre, dans une jungle de papyrus, des écrans montrent des films qui rappellent la jeunesse de Godard, qu'il confond volontiers avec celle du cinéma. On reconnaît, entre autres, Bob le Flambeur de Melville. Les images surgissent dans le vert comme des personnages du Douanier Rousseau. Face à cette jungle, dans le mur. Plus loin, Johnny Guitare entre dans un saloon. Tout le cinéma vit dans le corps de Sterling Hayden et dans le regard de Joan Crawford, qui observe le cow-boy d'en haut comme une panthère furieuse. «Ils avaient ça, ces acteurs : la présence.»
Godard regarde un peu une image, puis l'autre, explique le documentaire sur le caméléon : «Le caméléon voit douze images en même temps. Au moment où il localise sa proie, ses deux yeux n'en font plus qu'un, et hop ! il l'avale. Avec la petite caméra vidéo portable, c'est pareil : chacun regarde tout en même temps avec les deux yeux, localise sa proie et l'avale. Le cinéma, c'était un oeil, un seul. Maintenant, il n'y a plus un seul oeil qui fait sens, donc tout le monde peut filmer. Plus de cinéma, mais une sorte de littérature : "Je vais faire ce plan-là, et hop ! j'avale !" Pas de réflexion, pas de retour. On est dans le camouflage, jamais dans la vérité de l'instant. Le caméléon n'analyse pas. Il fait comme l'armée américaine en Irak : un sniper par-ci, un sniper par-là, et, tiens, si ce vieillard qui trimballe un sac de pommes de terre portait une bombe, et hop ! on l'avale ! Tout ce discours sur la caméra qui tue... C'est exactement le contraire. C'est son absence qui tue. C'est le caméléon.»
A la sortie de l'expo, la dernière phrase est : «Le livre noir du contrechamp». Le caméléon, pour Godard, est la mort du contrechamp. Un animal qui s'adapte, qui avale et qui ne rend rien, sinon le silence.
«C'est le temps retrouvé. C'est ma marotte. On est privé de contrechamp, de vrai retour. On veut éviter toute possibilité de relation véritable.
Ñ Il n'y a jamais eu de contrechamp ?
Ñ Jamais. Sauf un peu chez les Russes. Le contrechamp, c'est la présence de l'autre. Chez les Américains, c'est devenu le même. L'autre ne les intéresse pas. Ils n'ont jamais fait la différence entre une caméra et un projecteur.
Ñ Mais c'est quoi, le contrechamp ?
Ñ Le contrechamp de la maladie, pour les médecins, c'est le médicament. Pour moi, c'est une tendance, puis une tendance contradictoire. Mais dans contradiction, les gens n'entendent qu'un mot, et non pas deux : contre-diction. Il y a trente ans, je me suis mis au tennis parce qu'on me renvoyait la balle. Je ne joue plus.
Ñ Vous voyez des médecins ?
Ñ Quand je vois deux médecins, j'essaie de les faire se confronter face à la maladie, pour qu'il y ait retour, mais c'est impossible.
Ñ Comme dans Molière ?
Ñ Pire que dans Molière. Ils ne se rencontrent même pas. C'est comme faire parler Luther et Calvin.»
Sur les murs des trois salles de «Voyage(s) en utopie», il n'y a pas que des télés sur lesquelles passent en boucle les bouts des films qui l'ont fait, qu'il a faits, ou qui propagent un monde qui selon lui se défait. Il y a aussi, entre les décombres de décors ou en eux, et peut-être avant tout le reste, des phrases. Elles sont tapées à la machine sur des bouts de papier, écrites sur des morceaux de bois ou dans les maquettes de ce qu'aurait dû être l'exposition, tracées au feutre à même le mur ou plaquées en lettrines raides sur le sol.
Godard revient parfois sur les lieux et ajoute quelques mots. Dans la salle 1, «Aujourd'hui peut-être», on lisait au début sur un mur ces mots de Degas, lorsqu'il apprit la naissance du téléphone : «Je vois, on vous sonne et vous y allez !» Plus tard, sur des bouts de bois, Godard a ajouté : «Pire : vous y êtes déjà» ; «Pire encore : vous dites "je ne suis pas là."» Ensuite, une petite reproduction de l'Homme qui marche , la statue de Giacometti comme toujours sans légende. «Je ne marche pas» a simplement ajouté Godard. Degas était misanthrope. Il l'est aussi. C'est Alceste, mais avec plus d'humour et de légèreté, d'histrionisme aussi, comme si la vie méritait quand même d'être vécue, jouée, manipulée, même en société.
Les phrases ne sont jamais semées au hasard. Elles font écho les unes aux autres. Des indices masquent ou signalent leurs origines. Tout, ici, joue avec la curiosité du public : dans cet échafaudage de projets, dans cette maison de poupées détruites, on se sent toujours un peu le dernier visiteur de la dernière exposition du dernier cinéaste en ses dernières années. Tout a été écrit, filmé, et il faut déchiffrer les vestiges. Cela provoque un sentiment à la fois heureux et agacé : Godard regrette une exposition qu'il a probablement tout fait pour empêcher. Il joue avec sa gloire et son échec.
«Ce qu'ils aiment, à Pompidou, c'est les morts, disait-il avant la visite. Avec quelque chose de vivant. Ce n'est pas un lieu d'exposition ; c'est un parking. Le résultat, c'est cette autopsie : cette feuille archéologique. Il y a deux expositions ensemble, mais il n'y a plus la première. Ce qu'on voit, c'est le scénario de cette exposition qui n'a pas été faite. C'est l'Etat. C'est l'autorité. Et c'est peut-être mon rapport à tout ça...»
Godard ne parle jamais de Beaubourg, mais de «Pompidou» . Plus tard, en riant, il dit que le seul rapport entre lui et «Pompidou» , désormais, c'est la cortisone. La mort et la farce sont omniprésentes. En traversant la rue du Renard pour rejoindre le centre, il a repris une vieille idée :
«Vous avez lu les romans de Tony Hillerman ?
Ñ Les polars avec le détective indien ?
Ñ Oui. C'est formidable. J'aurais aimé faire un film à partir de ça. Mais il durerait au moins sept heures.
Ñ Faites-le !
Ñ Je n'en ai plus l'énergie. Il faudrait aller là-bas. Ce n'est plus possible.»
Les idées sont aussi faites pour devenir des regrets. Godard les lance devant lui comme des balles qui ne reviendront pas qui ne doivent plus revenir. Les oreilles des autres sont leur terrain de course et de disparition. Il en lâche aussitôt une autre, plus mystérieuse : «En posant une caméra place de l'Etoile et en filmant ce qui passe, on ferait un film sur le cancer et sur la mort.»
Il regrette son exposition fantôme comme il regrette ce qu'est devenu le cinéma (regret est un mot faible), mais il organise les conditions (et le rituel) de ce regret, et il en fait spectacle. Il semble vouloir la mort et l'éloignement qu'il dénonce, car il en est le dernier témoin et l'ordonnateur. C'est le facétieux croque-mort qui transmet les cordons du cercueil, pleurant sans larme la fin de la transmission. Et la mort qui vient mort du contrechamp, du retour sur image et sur phrase justifie sans doute le génie de la fonction qu'il se donne. «J'essaie de construire quelque chose qui fait une phrase ou une sentence, dit-il en entrant, mais les gens et l'institution ne veulent qu'un mot, un mot sur une pissotière.»
Jamais les phrases inscrites, pour ainsi dire graffitées, ne sont directement attribuées à leur auteur. Passé le rideau d'entrée, on découvre aussitôt celle-ci, datée de 1953 : «Enfin, l'homme américain va se déployer sur l'immense écran de nos rêves dans toute l'étendue de ses actions.»
«C'est de Truffaut, dit Godard avec un sourire grimaçant.
Ñ Il y avait de la joie dans cette idée de finir en Amérique.
Ñ Mais il a fini en Amérique...»
Et la grimace s'accentue, non sans plaisir.
L'Amérique est partout dans la troisième salle, celle de Black Hawk Down , celle du monde d'aujourd'hui. Elle commence à l'entrée à droite. Sur un écran, une scène d' Un jour à New York . Le premier film de Stanley Donen date de 1949. Les marins Gene Kelly et Frank Sinatra dansent avec des femmes devant un ascenseur qui se referme sur eux. La joie et le mouvement éclatent. Elles illustrent la phrase attribuée par Godard à Truffaut. Ce qui entoure la scène dans la salle provoque une certaine mélancolie.
«Si on regarde dix fois cette scène, dit-il, elle devient insupportable.
Ñ C'est l'Amérique, non ? En 1949, le bonheur est naturel. Ensuite, il devient un impératif. Ce n'est plus le bonheur : c'est la névrose.
Ñ Dans la salle «Avant», il y a une scène d' Arsenal , un film de Dovjenko de 1929. Et c'est le contraire de l'Amérique : plus on la regarde, moins on est dans la névrose.
Ñ La recherche du bonheur est peut-être une névrose ?
Ñ Il y a un autre film, Au bord de la mer bleue (Boris Barnet, URSS, 1935). Une femme meurt, on l'enterre, et voilà qu'elle revient parmi les vivants. Ils la regardent et lui disent : "Mais qu'est-ce que tu fais là ? Tu es morte !" Et ils se mettent à danser. Pourquoi dansent-ils ? Peu importe. Il n'y a rien à comprendre, c'est le contraire de la scène précédente.»
Ce qui a disparu, semble dire Godard, c'est tout simplement la surprise la splendide fatalité de l'instant. Le cinéma, comme les femmes, méritait l'amour fou.
En passant d'une salle à l'autre, Godard attire l'attention sur telle ou telle phrase, par exemple sur ce papier collé sur la tranche du mur de transition. Il se penche et le lit : «Les imbéciles sont comme les portes, il est facile de les ouvrir mais on oublie le plus souvent de les fermer.» Il se redresse : «C'est de Bernanos...» La phrase est déposée à l'endroit exact où, entre hier et aujourd'hui, il pourrait y avoir une porte. Mais il n'y en a pas et, comme l'écrivait toujours Bernanos, dans ces courants d'air, «la colère des imbéciles remplit le monde» . La phrase figure dans les Grands Cimetières sous la lune , le pamphlet antifranquiste de l'écrivain, un chef-d'oeuvre de la colère. Une autre phrase de Bernanos est collée dans la dernière salle, également toute petite, celle d'«Avant-hier», c'est toujours par l'enfance et par le passé qu'on finit par sortir : «Nous retournons dans la guerre ainsi que dans le collège de notre enfance.» C'est presque la première phrase des Enfants humiliés , un texte de 1940 : «Nous retournons dans la guerre ainsi que dans la maison de notre jeunesse. Mais il n'y a plus de place pour nous.»
La mémoire de Godard déforme souvent les phrases qu'il cite. Elle les a digérées à sa façon et il a la délicatesse car c'en est une de ne pas les vérifier. On reconnaît parfois un homme cultivé aux types d'erreurs qu'il commet : elles appartiennent à son naturel. Sa connaissance est celle d'un promeneur cueillant ici et là des fleurs que sa sensibilité, sa mémoire, ses rêves, ses ressentiments parfois agglomèrent en bouquet plus ou moins final.
Borges affirme que le meilleur livre écrit sur le poète anglais Browning est celui de Chesterton. Or, la plupart des citations originales de Chesterton étaient très légèrement fausses : il connaissait si bien Browning qu'il trouvait inutile de retourner au texte. L'éditeur a rectifié. Borges pense qu'il a eu tort : on aurait aimé savoir comment circulait Browning dans la mémoire de Chesterton. Dans l'exposition de Godard, on voit comment les livres des auteurs circulent dans la mémoire de Godard : par fragments, par flashs. «Je lis peu. Mais je lis toujours la dernière phrase. J'aime bien savoir comment ça finit et j'aime bien les happy ends.»
Dans la mémoire de Godard, il y a la mémoire d' «Anne-Marie» , Anne-Marie Miéville, sa femme. Elle n'est pas là, mais elle est souvent dans la conversation. Et il y a du plaisir à entendre un homme rendre hommage à la femme qu'il aime en lui lançant, en son absence et par interlocuteur interposé, des faire-part de reconnaissance et d'admiration.
Peu avant la fin de l'exposition, Godard a déposé cette phrase d'elle : «C'est affaire d'entente pour laisser l'autre aimer.» Les amoureux se sentent seuls, et c'est aussi pourquoi ils aiment. Ce n'est pas de la psychologie ; c'est l'énergie du rêve jusque dans sa destruction. Godard a toujours bien filmé les femmes. Il parle aussi bien des actrices, par exemple, aujourd'hui, de Kim Novak : «Un peu pomme, un peu poire, un peu pâte à modeler.» C'est dans l'Homme au bras d'or qu'il la préfère.
Dans la salle «Hier», il y a une vitre en hauteur qui donne sur l'extérieur : on voit la rue et l'arrêt de bus. La vitre coupe en deux les deux mots superposés : «HIER/A VOIR» .
«J'ai cru lire : "Hitler, au revoir" , dit l'assistant de Godard.
Ñ Je n'y avais pas pensé, mais, oui, c'est très bien.»
Godard sourit. Ce sourire est une demi-lune tranchante, douloureuse et rusée. Il n'est pas sans tendresse. Il n'est pas sans méchanceté. Il éclaire à peine un paysage détruit celui du cinéma, celui de la conscience du monde qu'il semble signer. Les ombres sont partout et c'est à chaque visiteur, comme ce fut à chaque spectateur de ses films, d'imaginer ce qu'elles cachent et ce qu'elles relient. C'est le sens de la première..., devise ? sentence ? maxime ? qui figure avant même l'entrée de l'expo : «Ce qui peut être montré ne peut être dit.» Avec Godard, et en visitant le chantier de l'exposition qui n'aura pas lieu, on est au pays du jansénisme : tout est caché, tout est passé, tout chute. Mais on n'est pas seulement au pays du jansénisme ou alors, on y est comme Pascal : le plaisir et le jeu font partie du voyage. Les Provinciales fouettent la mélancolie.
Devant la vitre, passe un petit train électrique. Il y a deux voies. Il ne circule que sur la première. Sur un wagon, il y a des oranges, des bananes, un cigare de Godard et une balle de tennis. Par un tunnel percé dans le mur, le train fait des allers-retours entre cette salle et la troisième et dernière, celle d'«Avant-hier». A terre, des bouts de phrases, apparemment incompréhensibles, disposés entre une salle et l'autre : «L'esprit emprunte», «sa nourriture», «imprimé à sa liberté» . Un petit livre clouté le long de la voie ferrée donne un indice : Matière et Mémoire de Bergson. Il faut circuler, «faire des allers-retours» le long du train pour reconstituer le puzzle. La phrase originale est : «L'esprit emprunte à la matière les perceptions d'où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté.» C'est la devise de cette exposition : il faut rendre sous forme de mouvement ce qu'on a emprunté, et c'est ainsi qu'on devient peut-être libre. Deleuze a lu Bergson. Godard a lu Deleuze. Godard a peut-être lu Bergson.
Il s'agenouille maintenant en bout de voie ferrée, côté salle d'«Avant-hier». Le train approche. Il se penche vers le texte qui figure sous l'arrivée du train. Selon son habitude, il a barré des passages pour en révéler un. Sartre y parle de la dialectique. Godard commence à le lire à haute voix tandis que l'assistant filme : «Une pensée dialectique, c'est d'abord, dans un même mouvement, l'examen d'une réalité en tant qu'elle fait partie d'un tout, en tant qu'elle nie ce tout, en tant que ce tout la comprend, la conditionne et la nie...» La suite du texte s'enivre de ses figures et Godard finit par cesser de lire.
«Vous croyez que les gens feront l'effort de se pencher pour lire ça ? Pour comprendre ce que ça signifie et pourquoi c'est là ? Non.
Ñ Pourtant, vous l'avez fait. Donc vous y croyez quand même ?
Ñ Je ne sais pas. On ne sait plus vraiment quoi faire. Que cherchait-on, alors ? Filmer des garçons et des filles qui, lorsqu'ils verraient le film, s'étonneraient de se voir eux-mêmes et au monde. C'était ça, l'ambition instinctive. Il y avait un aller, et le film apportait le retour. J'ai encore ressenti ça avec un film de Vincent Gallo.
Ñ Et Almodóvar ?
Ñ Ce ne sont plus des garçons et des filles. Ce sont des créatures publicitaires. Avant, les acteurs jouaient des personnages, et non pas eux jouant des personnages. On est dans la copie. La copie est devenue l'original. C'est pourquoi la notion de droit d'auteur est devenue invraisemblable.»
Au milieu de cette dernière salle, les maquettes de l'exposition qui aurait dû avoir lieu. A l'intérieur, des phrases, des dispositifs, des livres. Des vers non attribués de Lamartine ( «Ramenez la paix et l'amour au sein de mon âme épuisée» ), de Verlaine ( «Mourons ensemble, voulez-vous ? La proposition est rare.» ) Comment ces indices sont-ils jetés ? Sans hasard. Un exemple : ce livre épinglé de Frédéric Prokosch, Hasards de l'Arabie heureuse . Godard l'a lu ; il a pensé à une phrase de Griffith : «On devrait appeler le cinéma l'Arabie éternelle.» On est dans la maquette intitulée : «Le mythe (allégorie). Hollywood, Mecque du cinéma. Mecque, Amérique, 11 septembre, désastre, caméléon, Godard.» Voyez l'expo et devinez la suite. On n'a pas envie de faire l'exégèse des trous qu'il a creusés : à chacun d'y pénétrer, seul et sans mode d'emploi.
A gauche de la sortie, trois tableaux : une copie de la Blouse roumaine , de Matisse, dont l'original est cinq étages au-dessus, et que Godard vit enfant dans un livre ; et les Joueurs de jazz , de Nicolas de Staël, saisis dans leur verticalité, flottant raides entre figuration et abstraction. Un troisième abstrait, pas reconnu.
Près de la sortie, il y a un sommier avec un vieux matelas sur des débris : c'est le grabat de Godard veillant sur la fin du cinéma, du monde peut-être. On imagine une lampe tempête, un tremblement de terre, une extinction, et quelque chose comme un personnage de Dickens enchanté par l'enfance et accablé d'une solitude qu'il entretient, malgré lui peut-être. A la tête du lit, cette inscription en espagnol : «La luz es el primer animal visible del invisible. La lumière est le premier animal visible de l'invisible.»
«C'est un vers du poète cubain José Lezama Lima.
Ñ Ah bon ? Je l'ai lu dans un livre de Juan Goytisolo.
Ñ Ce vers a beaucoup circulé. Et puis, ce n'est pas «del invisible» . C'est : «de lo invisible.» C'est plus matériel, plus concret. C'est tiré d'un livre qui s'appelle la Mémoire matérielle.»
Il prend un feutre, s'agenouille, corrige lentement, et c'est comme si l'exposition, soudain, appartenait enfin, quels qu'ils soient, à ceux qui la visitent.