Je suis allé deux fois à l'expo Godard...Une fois 30 minutes pour attendre un film puis une avec visite guidée...Avec les explications, j'ai un peu plus compris où il a voulu en venir et il faut être attentif à chaque détail, ne pas aller trop vite.
Mais comme il l'avoue dans l'interview ci dessous, l'expo ne permet pas vraiment au spectateur de
sentir ce qui lui est présenté. C'est à mon avis difficile d'accès si l'on a pas quelques clés entre les mains.
Si on suit le guide, ça devient assez passionant !
Pour ceux qui veulent tenter, la visite commentée se déroule tous les samedis à partir de 15h30.
Et vrai-faux passeport est visionable sur un des écrans de l'expo.
L'interview de Godard
http://www.politis.fr/article1760.html
Citation:
Un entretien avec Jean-Luc Godard à propos de son exposition au Centre Pompidou : « Je n’ai plus envie d’expliquer »
Christophe Kantcheff
Jean-Luc Godard déambule dans les salles de « Voyage(s) en utopie, JLG, 1946-2006, À la recherche d’un théorème perdu ». Il évoque les origines de ce travail, la présence des mathématiques, le jugement critique, la platitude télévisuelle et... le cinéma.
Le lieu du rendez-vous était simple : Centre Pompidou, galerie Sud, niveau 1. Jean-Luc Godard avait décidé de parcourir ce Voyage(s) en utopie, JLG, 1946-2006, À la recherche d’un théorème perdu en compagnie d’un journaliste. Une exposition (voir critique p. 20) dont les prémices ont fait couler beaucoup d’encre. Parce qu’il y a, à l’origine de Voyage(s) en utopie... le projet d’une autre exposition, dont le titre devait être Collage(s) de France, qui n’a pu se faire. La presse a écrit sur les responsabilités de cet échec, et Dominique Païni, qui devait être le commissaire de l’exposition et qui a dû finalement se retirer après trois années de collaboration avec le cinéaste, est intervenu dans les médias à ce sujet.
Mais, aujourd’hui, Jean-Luc Godard n’est pas à Beaubourg pour revenir sur ces épisodes. Il est là, le cigare souvent à la bouche, pour accompagner son visiteur, dans la plus grande décontraction, à travers les trois pièces - nommées « Avant-hier », « Hier » et « Aujourd’hui » - qui constituent son exposition. Pendant plus de deux heures, celui qu’on a appelé « l’ermite de Rolle » déambule entre les maquettes ou les objets, les téléviseurs diffusant des extraits de films, les nombreuses citations sans auteur mentionné, en forme et en verve. Sa parole multiplie les changements de direction avec la même vélocité dont fait preuve l’équipe du Brésil avec un ballon : talonnades, déviations, passes de la poitrine. Et cela, aussi bien quand les mots brillent au soleil ou se camouflent dans la brume. Si Godard ne rechigne pas à s’arrêter devant tel ou tel élément exposé, il ne cache pas sa préférence en faveur d’une visite en mouvement, pour ne pas réduire la perception, fixer la sensation, figer le sens. Cet entretien ne doit pas se concevoir autrement.
L’exposition « Voyage(s) en utopie... » est née d’un premier projet d’exposition, dont le titre aurait été « Collage(s) de France », mais qui n’a pu être menée à bout. Comment les avez-vous articulées ?
Jean-Luc Godard : La première exposition a été empêchée, barrée ; la seconde a été pensée comme une introduction à cette impossibilité. Il y a donc des allers et retours entre les deux.
J’ai essayé d’être le plus clair possible, en disant : « Une exposition n’a pas pu avoir lieu. Il en reste quelques briques, quelques ruines, sous forme de maquettes. » Ce devait être le principe de la première exposition : édifier de grandes ruines. Les gens n’auraient rien compris, mais ils auraient senti. Dans l’exposition Voyage(s) en utopie..., on ne peut pas vraiment sentir, parce que j’ai essayé d’établir le scénario suivant : en soixante ans de cinéma, je suis finalement arrivé à ces ruines dont on n’a pas voulu. On peut toujours essayer de l’expliquer, comme un guide le ferait. Mais je n’ai rien à expliquer. Il s’agit d’une postface, sauf qu’on la met au début. Ce n’est donc pas du tout clair.
Vous vous refusez à toute explication, comme si vous vous méfiez du dire, de la parole sur, comme si vous en dénonciez même l’inanité...
Je ne peux plus parler sans images. Ce qui me revient immédiatement en mémoire, ce ne sont pas forcément des mots, mais des actions, des souvenirs... Je ne nie pas l’importance du texte. Personne n’aime autant les livres que moi, et personne ne l’a autant montré que moi. Mais il m’est difficile de tenir une discussion « de texte sur du texte », comme disait Péguy.
Si on se lance dans une discussion de mots au lieu de chercher à établir des rapports entre les choses, on reste en vase clos. C’est exactement ce qui se passe dans le domaine politique ou culturel. Dans Notre Musique (sorti sur les écrans en 2004, NDLR), l’écrivain Jean-Paul Curnier prononce cette phrase de Claude Lefort : « En faisant de la politique un domaine de pensée séparé, les démocraties modernes prédisposent au totalitarisme. » La science est plus forte parce qu’elle accepte un antagonisme entre l’expérience et la théorie. Dans l’art, il y a longtemps que cela n’existe plus. Il n’y a qu’à voir « l’exposition Duchamp » qui se déroule à côté (une exposition Claude Closky, artiste qui a reçu en 2005 le prix Marcel-Duchamp, se tient en effet actuellement au Centre Pompidou, juste à côté de l’exposition Voyage(s) en utopie..., NDLR).
Cette réticence à produire du « texte sur du texte » éclaire aussi les relations singulières que vous entretenez désormais avec les médias...
Nous - la Nouvelle Vague - avons cru qu’il fallait intervenir dans la presse pour nous faire une place, et nous avons pensé qu’on nous accepterait. J’ai cru, pris dans l’engrenage, que je pourrais convaincre qu’il était possible de faire de la télévision autrement. J’y suis donc apparu, un peu en clown, mais c’était très sincère. Aujourd’hui, je regarde cela avec un sentiment de honte, parce qu’il en reste un caractère prétentieux, autoritaire. Mais c’était bon enfant. Et puis, à un moment donné, la télévision n’a plus voulu de moi. Ce qui est bien, du reste. Aujourd’hui, je n’ai plus envie d’expliquer. Je peux, à la rigueur, déplier.
Dans l’exposition, les rapports que vous établissez entre les choses ne sont pas sans évoquer, selon vous, des formules mathématiques. Il est même question d’« un théorème perdu ». La présence des mathématiques y est forte, où l’on rencontre par exemple le nom d’un mathématicien comme Georg Friedrich Riemann...
Je fais des relations sous forme imagée. Si jamais un mathématicien vient voir l’exposition, je pourrais ainsi avoir avec lui un petit dialogue. Je lui dirais : « Vous êtes un littérateur, un écrivain. Il n’y a presque que des lettres dans vos théorèmes. Il y a très peu de chiffres. Et si vous êtes un écrivain, vous êtes un poète. » Jeune, je pensais que je me destinerais aux mathématiques. Je croyais être très doué. Ce ne fut pas le cas. Mais j’aimais bien ça.
Riemann est très difficile à lire. Certains mathématiciens sont plus linéaires dans leur démarche, plus explicatifs. Lui, il avance en faisant des sauts. Dans le même ordre d’idée, Fermat, qui était un contemporain de Pascal, a écrit dans la marge de son théorème : « Je n’ai pas beaucoup de place ici pour le démontrer, mais la solution de ce problème est extrêmement simple. » On a mis trois cents ans à le résoudre. C’étaient les débuts de l’algèbre géométrique et de la géométrie analytique, avec Descartes. Quand Fermat se plaignait de n’avoir pas assez de place, je crois qu’il voulait dire qu’il n’avait pas suffisamment de place pour exécuter des figures, contrairement aux mathématiciens arabes.
Les mathématiciens montrent mais ne disent rien. Je me suis longtemps identifié à des mathématiciens malheureux. Du début du XIXe siècle en particulier. À Évariste Galois, par exemple, qui est mort à 22 ans, et qui a fondé la théorie des ensembles. À Niels Abel aussi, un Norvégien très pauvre. Il avait démontré, à l’âge de 19 ans, l’impossibilité de résoudre les équations algébriques du 5e degré. Il a souhaité rencontrer, à Paris, un mathématicien très célèbre, Cauchy, de l’Académie des sciences, mais celui-ci n’a pas voulu le recevoir. Abel est reparti à pied en Norvège. Où il est mort aussi très jeune. Aujourd’hui, il existe un prix Abel en Norvège. Pour moi, ceux-là sont des amis.
Pour cette exposition, vous avez réalisé un film de montage, Vrai/faux passeport, où vous attribuez des bonus et des malus à des images de cinéma ou de télévision. En procédant ainsi, ne participez-vous pas à la faillite généralisée du jugement critique ?
Ce sont des citations à comparaître pour avoir la possibilité de juger des films. On m’a beaucoup reproché d’accorder des bonus et des malus. Or, c’est ce que pratiquent aujourd’hui tous les journaux : ils accordent des étoiles. Je ne fais rien d’autre que de partir de ce qui se pratique. Je mets un bonus ou un malus à telle ou telle séquence. Soit. Mais comme je procède par opposition dialectique - voici comment untel parle de la Palestine, voici comment tel autre en parle - le spectateur a la possibilité de juger du bien-fondé de ce bonus ou de ce malus. Les extraits de film sont comme des pièces à conviction.
Si je devais répondre explicitement à la question : « Pourquoi est-ce que je mets un malus ou un bonus ? », il me faudrait faire un autre film, ou un livre, qui me prendrait vingt ans. Ce ne serait pas la Critique de la raison pure, mais la Critique du cinéma pur... Mais dans Vrai/faux passeport, je ne m’intéresse pas au pourquoi, je pose la question du comment. Le spectateur, ensuite, peut voir ou revoir le film, même en DVD, et repasser le film en jugement. Et cela l’aidera peut-être ensuite pour d’autres films. Aujourd’hui, le spectateur a tous les moyens techniques pour regarder des films où et quand il le veut. Mais il préfère une autorité qui décrète, il a besoin d’être guidé, il a besoin de savoir combien on a mis d’étoiles...
Dans la pièce de l’exposition intitulée « Hier », et qui a pour sous-titre « Avoir », sont diffusés un certain nombre d’extraits de films du patrimoine, et des extraits de quelques-uns de vos films. C’est sans aucun doute la salle la plus sereine de l’exposition. Ressentez-vous de la nostalgie pour cet « Hier » ?
J’ai simplement voulu dire ceci : en soixante ans de cinéma, j’ai été influencé par ces films allemands, russes, américains..., et par quelques films français. Ça m’a amené à faire les films que j’ai réalisés, certains avec Anne-Marie Miéville, et de là je suis passé à l’archéologie du cinéma. Est-ce qu’il y a de la nostalgie ou de la mélancolie ? Non. Ma seule mélancolie personnelle vient du fait qu’on aurait pu m’aider mieux qu’on ne l’a fait. Je suis connu, mais pas reconnu. Mais aujourd’hui, c’est un peu tard.
Dans cette salle, les films dialoguent entre eux comme si vous vous effaciez derrière eux, ou comme si le visiteur se trouvait là où ils dialoguent en vous...
Imaginez que Scorcese ait eu à réaliser cette salle. Il n’aurait pas pu. Dans son histoire du cinéma italien, il raconte qu’il a vu tel film en telle année. Il a besoin de s’affirmer lui-même en s’appuyant sur l’existence de l’autre. C’est comme les livres sur moi. Ceux qui les écrivent touchent des droits d’auteur mais il ne connaissent rien. Tout est faux.
Dans la dernière salle, « Aujourd’hui », dont le sous-titre est « Etre », vous êtes en revanche, beaucoup plus sévère. La critique que vous faites de notre époque est implacable : nous sommes dans l’ère télévisuelle, c’est-à-dire celle du vide...
Il n’y a en effet que du rien : je ne le dis pas du monde entier, je le dis de la télé et de l’appartement où on regarde la télé. Si j’avais été plus explicite, j’aurais écrit en gros : « Là, à Pompidou, surnommé le garage, où on donne le moins d’argent possible, il n’y a rien ». Les gens se seraient dit : « Ah oui, d’accord, il est un peu vache avec le Centre Pompidou... »
Au début, je voulais garder ce qui restait de l’ancienne exposition. Comme ça, il y aurait eu au moins quelque chose. Et puis, petit à petit, j’ai fait tout enlever, jusqu’à ce qu’on arrive à l’idée d’un presque rien, à l’instar de ce qu’on dit par exemple du journal télévisé : ce n’est pas grand-chose... Beaucoup de gens vont se dire en entrant dans cette salle « Aujourd’hui » : ce n’est pas vrai, ce rien ne correspond pas à ce qui se passe aujourd’hui. Mais il s’agira d’une mauvaise interprétation. Il faut simplement voir ce qui est montré : des téléviseurs à plat dans un appartement. C’est décomposé. C’est un peu du Derrida. Mais, pour moi, c’est plus compréhensible que du Derrida...
Pourquoi ces écrans posés à plat ?
Puisqu’on les appelle des écrans plats, je ne vois pas pourquoi on ne les mettrait pas à plat. Dans cette salle, on est effectivement dans la platitude. On a la cuisine, la chambre à coucher, la cuisine, le bureau, c’est plat. Il n’y a pas de profondeur.
On y trouve aussi trois enveloppes vides, à côté d’une balance, sur lesquelles sont inscrits ces quelques mots : « Plus jamais ça », « Les lendemains qui chantent », et « L’Appel de Stockholm »...
Ces enveloppes introduisent un peu de profondeur, un peu de temps. Mais c’est mon temps à moi. Ce sont les premières phrases dont on m’a dit qu’elles étaient importantes. J’ai entendu : « Plus jamais ça ». On m’a parlé des « lendemains qui chantent ». Et j’ai signé l’appel de Stockholm à dix-sept ou dix-huit ans, sans savoir d’ailleurs ce dont il s’agissait exactement. Aujourd’hui, je constate que ces phrases ne pèsent plus grand chose. Le temps s’est effacé. Mais cette disparition du temps, elle, pèse lourd.
Et aujourd’hui, où en est le cinéma ?
Aujourd’hui, tout ce que je souhaite, c’est qu’un producteur me donne son avis sur le projet de film que je lui présente. Mais il ne me le donne plus. Il n’y a plus de producteur, il n’y a plus que des distributeurs. Le cinéma avait trois stades : la production (la caméra), la distribution (le projecteur), l’exploitation (la salle). Aujourd’hui, n’existe plus que la distribution qui produit pour distribuer. Du cinéma, il reste une métaphore. Mais à partir de cette métaphore, on peut encore expliquer le monde. Les mathématiciens croient que c’est à partir des mathématiques. Moi je crois que c’est à partir du cinéma. Je ne me dis pas cela depuis très longtemps, depuis sept ou huit ans seulement. Mais je crois que ce sera encore valable pour ce qu’il me reste de vie.