Je vais faire comme the black addiction : poster mon premier message sur ce site avec un top 50 commenté (que je recopie d'un autre forum).
J'aurais voulu citer des dizaines d'autres films, mais il faut bien faire un choix (c'est cruel). J'espère ne pas avoir fait d'oublis trop graves néanmoins.
1. STAR WARS TRILOGY de George Lucas (1977), Irvin Kershner (1980), Richard Marquand (1983)
J’aime ces films comme mes frères, ils sont à l’origine de tout l’intérêt que je porte au cinéma aujourd’hui. J’ai bien conscience que ce n’est pas très utile de dire pourquoi je suis complètement fou de la trilogie de Lucas : tous les autres fans m’auront déjà compris. Cette saga distille une magie renouvelée à chaque vision, parce qu’elle trouve racine dans mes rêves d’enfance incarnés. Tous les personnages sont mes potes (Luke, Han, Leia, Chewie...), Obi-Wan et Yoda sont mes maîtres, Dark Vador, est, pour toujours, le plus grand et le plus charismatique "méchant" de l’histoire du cinéma, la musique martiale de John Williams la plus imparable des machines à faire exulter qui soient. Le plus fort, avec ces films, c’est qu’en plus de l’amour démesuré qu’on peut leur porter en tant que rêves de cinéma, on n’en finit pas d’y percevoir de nouvelles richesses thématiques, mythologiques, initiatiques, psychologiques. Au-delà du divertissement merveilleux, Lucas a inventé un mythe aux résonances universelles, compilant une foule d’influences pour aboutir à un univers d’une cohérence et d’une inventivité exceptionnelles. Je me retrouve dans la trajectoire de Luke, ses doutes, ses aspirations et ses angoisses, je me rêve dans la peau de Han, ce vaurien au cœur d’or qui est comme le héros ultime de cinéma, j’adore Leia et son caractère à la fois puissant et fragile, ses prises de bec amoureuses au parfum de screwball comedies avec Han... Il m’est impossible de prononcer le terrible "Je suis ton père" de Vador sans trémolos dans la voix, ou de repenser à la réplique tranquille d’un Han au seuil de la mort, lorsque Leia lui avoue qu’elle l’aime, sans que les larmes me viennent aux yeux. Des trois épisodes, celui que je préfère est
The Empire strikes back, volet-charnière éblouissant de complexité et d’ambiguïté, mais les deux autres sont solidement placés dans le peloton de tête de mes films favoris.
2. MULHOLLAND DR. de David Lynch (2001)
Depuis novembre 2001, je sais que je ne vivrai jamais plus expérience aussi forte et intime au cinéma. Bien plus que la vertigineuse construction scénaristique souvent mise en avant,
Mulholland Dr. est une œuvre d’émotion(s) pure(s), un film qui parle aux sens et au sens, un mélo romantique, lyrique, bouleversant, d’une tristesse désespérée car la beauté la plus absolue y dessine une virtualité désirée mais hors d’atteinte et y naît d’une indicible blessure à l’âme dont la complainte de Rebekah Del Rio pourrait être la déchirante incarnation. Si Lynch saisit comme personne l’essence mythologique d’Hollywood, avec son cortège de mirages, de rêves et d’espoirs insensés, de déceptions et de frustrations infinies, c’est pour mieux parler, en poète, de thèmes universels, et de l’humain au sens le plus intime qui soit, en témoignant d’une tendre et profonde compassion pour son héroïne fragile au destin brisé. Non content d’offrir l’une des plus belles histoires d’amour jamais vues à l’écran, de résumer des décennies de septième art en une polyphonie harmonieuse des tons et des genres, de proposer certaines des séquences les plus troublantes et intenses de ces dernières années (l’audition, le Silencio...), de susciter un éventail infini d’interprétations et de niveaux de lecture (de la charade ludique et surréaliste à l’hommage post-moderne aux puissances du cinéma, de l’allégorie gigogne sur les vertiges du faux-semblant à la psychanalyse, on n’en finit pas d’en explorer les richesses),
Mulholland Dr. émerveille, intrigue, inquiète, amuse, excite, se place au confluent de tout ce que l’on peut attendre du cinéma : le plaisir immense du divertissement, la stimulation cérébrale exaltante, le mariage ultime du classicisme et de l’expérimentation... Il faudrait parler de la sensualité de la caméra, de l’extraordinaire magie des images, de la musique ensorcelante de Badalamenti, du talent et de la beauté de Naomi Watts et Laura Elena Harring, actrices en état de grâce dont je suis tombé amoureux pour la vie (ainsi que de leurs personnages), d’une foule d’autres choses encore... Conte de fées sublime, vénéneux, envoûtant, requiem poignant à l’innocence et aux illusions perdues, concrétisation inespérée du rapport idéal entre un cinéaste et son public, basé sur la confiance, le respect et la générosité,
Mulholland Dr. demeure l’Everest du cinéma contemporain.
3. APOCALYPSE NOW de Francis Ford Coppola (1979)
Aucun film n’atteint pour moi la démesure de cette évocation hallucinée du cauchemar vietnamien, fruit de la folie d’un artiste mégalomane à la rencontre de ses propres abymes. L’entreprise de Coppola, équivalent cinématographique de l’Enfer de Dante, est une œuvre avant-gardiste, visionnaire, déguisée en la plus coûteuse des superproductions. De la somptueuse photographie de Vittorio Storaro au souffle lyrique de la mise en scène, de la présence de Marlon Brando, personnification de toutes les contradictions américaines, à celle de Robert Duvall, en officier brûlé par la démence qu’implique l’absence de toute barrière morale, tout y est sans égal. Marqué des sceaux de la barbarie et de la métaphysique,
Apocalypse now donne à ressentir le vertige né de la perte des gardes-fous de la civilisation et de l’exploration des zones reculées de la psyché, en un opéra de la mort et de la destruction qui orchestre une saisissante régression (de la technologie vers le corps-à-corps primitif, de la hiérarchie militaire vers le sacrifice païen). Avec cette succession de séquence inoubliables (à elle seule, la scène du pont de Do-Lung a englouti le budget d’un film normal), Coppola, qui voulait à l’origine réaliser un film de guerre traditionnel, a signé une odyssée spirituelle et métaphysique au cœur des ténèbres, la plus sidérante dissection des pulsions et des angoisses humaines, nous emmenant au bord du gouffre et nous obligeant à contempler en face le visage de l'horreur.
4. RAIDERS OF THE LOST ARK de Steven Spielberg (1981)
Le modèle ultime du Divertissement, sans alibi d’aucune sorte, sans autre motivation que le goût assumé et ô combien communicatif du plaisir créé pour lui-même. Spielberg et Lucas ont grandi avec les serials des années 40, ils ont des moyens énormes, un talent à leur mesure, et ils vont expliquer à des millions de spectateurs, avec une intelligence ludique de tous les instants, pourquoi ils aiment le cinéma. A la vision de ce film, je comprends à mon tour. C’est une sarabande euphorisante, un film qui me fait pleurer de bonheur tant chaque élément coule de source, tant il transporte, tant sa légèreté, son brio, son rythme étourdissant peuvent me faire oublier qui je suis. Harrison Ford est, dans la dérision, le charme et l’humour, le plus formidable héros de cinéma que l’on ait vu, Karen Allen est d’un piquant irrésistible. Chaque séquence est un trésor d’inventivité, et se nourrit de la passion d’un réalisateur qui a décidé de compiler amoureusement toutes les composantes du ciné d’aventures. Il y a aura des serpents, des squelettes, des nazis, des temples maudits, des indigènes... La musique de John Williams fait naître à elle seule la plus intense des jubilations. Depuis l’époustouflante séquence d’ouverture (apnée pendant dix minutes) jusqu’au merveilleux cauchemardesque de la fin, je suis comblé, et la seule chose que j’ai envie de faire quand j’ai terminé, c’est de recommencer. J’ai vu ce film des dizaines de fois, et il a généré deux suites formidables.
5. GOODFELLAS et CASINO de Martin Scorsese (1990, 1995)
Impossible pour moi de choisir entre ces deux films : je les adule autant l’un que l’autre. Avec son diptyque mafieux, Scorsese donne un peu l’impression de synthétiser cinquante ans de langage cinématographique. Sa caméra est d’une virtuosité que je crois n’avoir vu dans aucun autre film, ses procédés de narration d’une maestria prodigieuse, sa liberté formelle époustouflante, ses choix musicaux, en contrepoint narratif, absolument hors pair, le rythme de son récit (éminemment complexe) tellement éruptif qu’il nous donnerait l’impression, s’il ne nous procurait pas un immense plaisir de cinéma, d’être constamment largué. Porté par des acteurs de génie, vecteurs idéals de la fièvre et de l’incandescence scorsesiennes, ces deux flamboyants monuments de cinéma dessinent, à travers la description sulfureuse d’une société démontée avec une lucidité implacable, dans ses rites, son fonctionnement interne, son quotidien, le portrait d’une humanité pervertie par l’absence de morale, le goût du pouvoir et de l’argent et les transgressions dont elle est capable lorsqu’elle s’affranchit de tout sauf de sa vanité. A l’opposé du romantisme inhérent aux "films de gangsters" habituels, ce sont des fresques convulsives sur l’ascension, l’extase et le déclin de personnages et de microcosmes, se gravant au cœur des préoccupations viscérales d’un artiste qui sait ce que le mot "péché" signifie.
6. BLADE RUNNER de Ridley Scott (1982)
Donc, Los Angeles, 2019. Dans les rues embrumées d’une cité tentaculaire, les gens s’entassent en un melting pot de communautés, d’influences et de sabirs hybrides. En haut, là où le ciel est encore visible par endroits, un docteur Frankenstein siégeant au coeur d’un haut palais à l’architecture aztèque couche dans un lit papal. Dans le foisonnement de cet hallucinant univers urbain, inventé avec une inspiration visionnaire par Ridley Scott, un privé mélancolique tout droit sorti de chez Chandler et un ange de la mort blond au regard azur traînent leurs états d’âme, jusqu’à un affrontement infernal zébré par le vol des colombes. Fascinante immersion futuriste, sublimée par la musique de Vangelis,
Blade Runner, en plus d’être l’anticipation la plus belle et la plus désespérée du monde de demain (vingt-cinq après, il règne toujours sur la SF), est une œuvre aux implications métaphysiques et théologiques inépuisables : il s’agit d’une fable renouvelant le mythe de Prométhée, et d’une douloureuse méditation sur la nature humaine. Là encore, les séquences d’anthologie se succèdent, depuis le parricide de Tyrell par Batty, éclairé à la lueur des bougies, jusqu’aux ultimes paroles du "fils prodigue", répliquant plus humain que l’humain qu’il épargne. Une œuvre d’une richesse visuelle, émotionnelle et thématique hors du commun.
7. 2001 : A SPACE ODYSSEY de Stanley Kubrick (1968)
Film mythique bien sûr, création aussi calculée qu'inspirée, dont il est un peu vain de parler tant tout a déjà été dit sur lui. Pour moi comptent surtout l’émerveillement et la fascination que me vaut ce trip visuel et musical qui passe au-delà de la compréhension rationnelle. Les images, les scènes, les purs instants de poésie de
2001, leur puissance d’évocation, resteront sans doute parmi les intenses de ma vie de spectateur, qu’il s’agisse du meurtre paradoxal et bouleversant de l’ordinateur Hal 9000, dont la voix s’éteint au fur et à mesure que l’astronaute annihile ses facultés intellectuelles, de la plongée subjective à travers la porte stellaire, au croisement du psychédélisme hippie et des recherches expérimentales du cinéma plasticien, ou du grandiose mouvement final, avec l’apparition du fœtus astral sur fond de Strauss. Une fois l'émotion passée, vient le temps de la réflexion, de la découverte des enjeux philosophiques de
2001, de sa rigueur architecturale, de la pléthore d'interprétations et d'enseignements que l'on peut en tirer, du mariage miraculeux qu’il orchestre entre l’intellectuel et le sensoriel... On se dit alors que sa réputation de "plus grand film de tous les temps" n’est peut-être pas usurpée.
8. THE NIGHT OF THE HUNTER de Charles Laughton (1955)
Charles Laughton avait, sous son imposante corpulence, un coeur de petit poucet : son unique réalisation, pépite intemporelle à l’écart des modes et des influences, le prouve. Film d’une simplicité biblique, qui retrouve l’essence des grands contes éternels et fait palpiter toutes les émotions et toutes les peurs de l’enfance, cet enchantement de lumière et de ténèbres offre à Robert Mitchum, en prédicateur halluciné tour à tour terrifiant et ridicule, son plus grand rôle. Peu de films possèdent une telle force expressionniste, convoquent à ce point, et avec une telle évidence, tous les mythes universels : inventant un temps paradoxal, distillant une atmosphère surréelle d’un romantisme noir, plongeant au plus profond du fantastique quotidien, l’envoûtant
Night of the hunter me vaut un ensorcellement renouvelé à chaque vision. Là encore, le film est constellé d’images inoubliables, comme cette barque coulant au clair de lune sur une rivière argentée, ou comme les cheveux dans l’eau de Shelley Winters, flottant tels des algues. L’esthétique ciselée dans les ombres est sublime, l’apparition de Lillian Gish (icône du cinéma muet auquel le film rend un hommage direct) magnifique dans sa pureté... Bref, ce doux cauchemar n’a pas pris une ride et reste l’un des plus beaux films de l’histoire.
9. BATMAN RETURNS de Tim Burton (1992)
Un des grands films-culte de mon adolescence, et mon favori de l’un des cinéastes que j’estime le plus aujourd’hui. Le premier
Batman mériterait aussi de figurer dans ce top, mais je laisse la place aux autres. Le millésime Burton 1992, quant à lui, est une splendeur gothique et tourmentée qui réunit toutes les obsessions du réalisateur et porte à sa quintessence son génie visuel. Baroque, ludique, mélancolique, peuplé de figures inoubliables (Michelle Pfeiffer en skaï verni noir restera pour toujours l’un de mes grands fantasmes de spectateur), ce film m’est extrêmement cher pour sa poésie singulière, sa folie fellinienne et exubérante pleinement assumée et l’extrême acuité avec laquelle il dépeint les affects et les contradictions de personnages dont l’ambiguïté fait toute la richesse. La partition de Danny Elfman est une authentique merveille, et le film réunit de multiples influences (de Dickens à
Metropolis) sans jamais rien abdiquer de la personnalité unique de son auteur. Tim Burton n’est peut-être jamais allé aussi loin dans la démesure, été aussi cinglant d’ironie dans sa peinture de la décadence américaine, aussi inspiré dans la cr?éation d’un univers fantasmagorique et de personnages à la fois tragiques, grotesques, pathétiques. Un pur chef-d’œuvre à mes yeux.
10. THE ABYSS de James Cameron (1989)
Grand cinéaste dont la sensibilité n’a d’égale que l’ambition, James Cameron signe là son plus beau film, le plus délicat, émouvant et fragile. Homme de défis insensés, le futur réalisateur de
Titanic embauche une équipe énorme pour un tournage sous-marin épique, et dépense des millions de dollars pour raconter la plus belle des histoires : la réconciliation amoureuse d’un homme et d’une femme au fond des mers. Transcendé par le couple Ed Harris-Mary Elizabeth Mastrantonio (tous les deux magiques), cet extraordinaire film d’aventures humaines conjugue l’efficacité à toute épreuve d’un suspense magistralement orchestré (Cameron est, avec McTiernan, le plus grand nom du film d’action pure aux États-Unis) et la force d’une magnifique intrigue sentimentale. Une nouvelle fois, le cinéaste filme l’élément aquatique comme personne : ses images et ses effets spéciaux sont d’une beauté incroyable, et nous transportent dans un ailleurs merveilleux, presque aux origines de la vie. Les séquences superbes se succèdent, de l’apparition de l’alien à tête polymorphe jusqu’à cette instant inouï où Bud ramène Lindsay à la vie (une des scènes les plus fortes de ma vie de spectateur, au bas mot). Bref, un film absolument sublime.
11. THE THIN RED LINE de Terrence Malick (1998)
Ce film-là, avec
Badlands,
Days of heaven et le tout aussi céleste
New world, me suffit pour considérer Malick comme l’un des plus grands réalisateurs de notre époque.
The thin red line n’est pas un film de guerre : c’est une méditation contemplative qui confine à la mélopée envoûtante, un immense poème élégiaque et panthéiste peuplé par la faune et la flore d’un éden mélanésien aux grâces de paradis perdu. D’un lyrisme torrentiel, d’une maîtrise et d’une inspiration qui sembleraient presque écrasantes si elles étaient dénuées d’une si totale plénitude, l’œuvre, à la fois prosaïque (dans sa description du comportement des hommes en guerre et sa reconstitution terrible des combats) et éthérée (dans son ampleur cosmique et la splendeur de ses images), fait partie de ces créations rarissimes qui semblent charrier un univers entier, et dont chaque plan pourrait valoir un film par ailleurs. Comme écho aux interrogations de personnages dont les voix off se joignent pour former un long chant mélancolique, les visions fulgurantes se succèdent : le visage d’un cadavre enseveli sous l’humus et retournant à la poussière originelle, un oisillon mort-né au milieu des explosions, un palétuvier naissant, racines apparentes, entre le ciel et la terre... Ce film me laisse sans voix.
12. CITIZEN KANE d’Orson Welles (1941)
Je l’ai découvert au cinéma, et j’en suis sorti sidéré, parce que je n’imaginais pas qu’un film de soixante ans pouvait conserver aujourd'hui une telle audace et une telle force. Le génie d’Orson Welles, réalisateur-acteur qui signe son premier film (à 25 ans !) reste stupéfiant : jamais plus il ne retrouvera liberté artistique si absolue.
Citizen Kane est fidèle à sa légende : c’est une œuvre époustouflante d’inventivité, de brio et d’énergie, carburant à l’enthousiasme et à la passion d’un artiste qui découvre, en même temps que nous, les pouvoirs du langage cinématographique. Utilisation de tous les procédés techniques comme illustration d’un discours passionnant, montage éclaté, rythme haletant des séquences, perspectives baroques : en une débauche paroxystique de virtuosité, Welles ouvre des pistes sur le secret, la mémoire, le pouvoir, la politique, les rapports entre sphère privée et sphère publique, l’enfance, la psychanalyse... Loin du monument poussiéreux que l’on peut redouter, ce film d'une éternelle jeunesse se redécouvre comme un musée vivant du septième art, invitant à participer activement à la recherche d’une vérité enfouie, symbolisée par un mot-énigme devenu pour beaucoup de cinéphiles le symbole de tout mystère à explorer : "Rosebud".
13. ONCE UPON A TIME IN AMERICA de Sergio Leone (1983)
Noodles a dormi pendant trop longtemps. Noodles a trahi ses amis. Dans les volutes de l'opium, Noodles se souvient. Sergio Leone, lui, a mûri son film pendant quinze ans, l'a nourri de tout son génie de la dramaturgie, de tout son goût pour les mythes fondateurs de l’Amérique, la reconstitution grandiose, l’outrance des événements et des personnages (s’épanchant ici dans un classicisme somptueux). Le parcours de son héros, à travers cinquante ans de gangsterisme, sera l'écrin d'un méditation proustienne sur la mémoire, le passé, la nostalgie d'un homme hanté par ses démons. Film-fleuve, film de légende, film d'une vie qui, dans un élan invraisemblable d'ambition, prétend ressusciter l'essence d'une société, d'une époque, d'un monde,
Once upon a time in America est comme la rêverie mélancolique d’un artiste fantasmant sur un cinéma perdu. D'une ampleur romanesque à peu près sans équivalent dans l'histoire du septième art, suivant les méandres d'une construction impériale, cette fresque opératique et crépusculaire, dont les enjeux narratifs et psychologiques retrouvent la puissance des plus grandes tragédies, est peut-être, à bien y réfléchir, le dernier vrai classique du cinéma américain. Quelque part, c'est une incarnation du Cinéma tout court.
14. THELMA AND LOUISE de Ridley Scott (1991)
Thelma et Louise sont en fuite. L’une a tué un type qui s’apprêtait à violer sa copine. Commencée en promenade de vacances à travers paysages, night-clubs et motels du Nouveau-Mexique, leur aventure se transforme en équipée sauvage, mue par l’urgence des dernières fois (elles savent au fond d’elles-même qu’elles ne s’en sortiront pas) et par la force d’une amitié indéfectible. L’histoire est plus que sombre : elle est presque tragique. Le film de Ridley Scott, lui, suscite paradoxalement un sentiment d’euphorie, parce que le réalisateur, collé aux basques de son duo d’héroïnes (fantastiques Susan Sarandon et Geena Davis), choisit de traiter la cavale comme la plus exaltante des odes à la liberté et comme un hymne splendide aux beautés de l’Amérique profonde (il n’y a que lui pour filmer ainsi les paysages traversés). Baignée dans une bande originale belle à pleurer (qu’il s’agisse des tubes musicaux ou de la partition d’Hans Zimmer), ce magnifique road-movie anti-machiste (mais à des kilomètres de la caricature réductrice, comme en témoignent les deux superbes rôles masculins tenus par Harvey Keitel et Michael Madsen) suscite une émotion croissante jusqu’à un final des plus poignants. C’est sans conteste l’un de mes films les plus chers.
15. J.F.K. PROJECT d'Oliver Stone (1991)
Maelström prodigieux d’images et de son, qui recoupe archives, reconstitutions et extrapolations en une forme incandescente, brute de décoffrage,
J.F.K. project porte l’art d’Oliver Stone à son apogée. Il y a là une maîtrise, une virtuosité, un savoir-faire à la limite de la roublardise, qui confinent à la démonstration de force. On adore ou on déteste. Quoi qu’il en soit, le style percutant du cinéaste doit être mesuré dans toute son importance : un type comme Michael Moore doit bien savoir, aujourd’hui, ce qu’il doit à celui qui, dans un élan enragé de provocation et d’indignation, a osé, stars en guirlande à l’appui, illustrer la thèse-scandale du juge Jim Garrison concernant l'assassinat de Kennedy. Plein comme un œuf, sans cesse au bord de l’implosion, aussi haletant et excitant que le plus intense des thrillers, le film avance comme un bolide enflammé, bombarde les informations, réveille les consciences, suscite la réflexion – une réflexion orientée, marque d’un cinéaste engagé qui ne brandit jamais la bannière de l'objectivité. Si je voue un culte à
J.F.K. project, c’est aussi parce qu’il est un formidable plaidoyer pour le droit à la vérité, et parce que sa force de frappe "civique" appuie là où ça fait mal.
16. PULP FICTION de Quentin Tarantino (1994)
Il y a Vincent Vega, cheveux gras et regard bovin, qui, entre deux meurtres rigoureusement exécutés, doit sortir avec la femme de son patron - il va prendre du bon temps, puis passer un sale quart d’heure. Il y a Butch, qui a tué un type sur le ring alors qu’il était censé se coucher - lui, la seule chose qui l’intéresse en dehors de sa petite Française, c’est sa montre. Il y a Jules, le tueur philosophe qui, à force de réciter un psaume d’Ezéchiel, finit par en comprendre le sens. Il y a surtout Quentin Tarantino, peut-être le plus grand raconteur d’histoires de la planète cinéma aujourd’hui. La jubilation brute offerte par ce film ne tient pas à une recette miracle, mais au talent bluffant d’un réalisateur ultra-doué qui, à tous les étages, fait des étincelles : le casting (stars aux petits oignons, aussi ravis d’être là que nous de les voir), la bande originale (passée à la postérité), la mise en scène (éblouissante d’aisance souple, de brio tranquille), les dialogues (devenus marque de fabrique), le traitement du récit (dont l’influence se fait encore sentir). Aujourd’hui,
Pulp fiction est un plus qu’un film-culte, un classique. Certains, qu’une telle avalanche de qualités irrite peut-être, crient à la vacuité et à l’esbroufe. Laissons-les râler : un film qui réinvente à ce point la notion de plaisir pur pris au cinéma mérite de figurer sur un piédestal.
17. PHANTOM OF THE PARADISE de Brian DePalma (1974)
Orgie visuelle et musicale qui fouette l’adrénaline et dérègle les sens, le deuxième long-métrage de Brian DePalma est de ceux qui balisent une vie de spectateur. Plus de trente ans après sa sortie, on se rend compte à quel point le réalisateur était en avance, non seulement sur son époque, mais aussi sur son propre cinéma. Parce que ce foisonnement esthétique et sonore où l’on ne sait plus où donner le tête, ce grand bazar jouissif qui mitraille quatre idées à la seconde et affole l’aiguille du plaisiromètre, n’est rien moins qu’un terrain d'expérimentation où le laboratoire formel DePalma fonctionne à plein. Le prodige, c’est que l’on ne s’en rend pas compte sur le coup, emporté que l’on est par la folie contagieuse des images et de la musique, et par le caractère éminemment ludique d’une intrigue délirante qui dépoussière les mythes de Faust et du Fantôme de l’Opéra en mariant le mélodrame, l’outrance, la satire (le show-business y appartient à un Lucifer mélomane), l’horreur, la fantasmagorie... Tonitruant, paroxystique, provocateur, déconcertant, le
Phantom est le genre d’oasis dont dix minutes suffisent à combler les besoins d’un "ciné-addict" pendant un mois. Il n’a pas pris une ride. Cultissime.
18. FARGO de Joel & Ethan Coen (1996)
Portraitistes décapants, peintres désabusés mais compatissants de la nature humaine, observateurs iconoclastes d’une Amérique profonde engluée dans la médiocrité, les frères Coen signent ici leur meilleur film. Mis en scène au cordeau, savoureusement interprété (Frances McDormand en fliquette débonnaire à l’esprit acéré, William H. Macy en victime résignée de la scoumoune, Steve Buscemi et Peter Stormare en truands minables…), cette pure merveille, aussi cinglante dans ce qu’elle suggère que jouissive dans son atmosphère décalée, oscille en permanence entre horreur tranquille et dérision, et témoigne d’un art magistral du contrepoint, de la rupture de ton, du mélange des effets. Glaçant (meurtres éclatant avec une violence sèche) et hilarant (de Showalter aux prises avec un employé de parking zélé aux retrouvailles de Marge avec un ami d’enfance amoureux, les scènes d’anthologie pleuvent),
Fargo s’impose en creux comme la plus pénétrante illustration de la bêtise humaine, de cet engrenage terrible qu’elle peut entraîner, et qui nous renvoie au fond à un insondable mystère. Insondable comme la neige de la télévision dans laquelle se perd le regard vide de Grimsrud, comme la neige de ce Minnesota hivernal recouvrant le sang d’une tragédie banale dont on ne sait s’il faut rire ou s’effrayer... Génial.
19. THE GODFATHER TRILOGY de Francis Ford Coppola (1972, 1974, 1990)
Neuf heures de grand spectacle intimiste alternant règlements de compte sanglants et secrets d’alcôve murmurés dans la pénombre du clan Corleone, juxtaposant saga familiale et réflexion sur l’identité de l’Amérique, mariant fresque shakespearienne et chronique romanesque des traditions d’une communauté italo-américaine dépeinte jusque dans ses ramifications politiques et économiques. De ce monument du septième art, on ne sait pas ce qu’il faut retenir en premier. Peut-être la mise en scène somptueuse de Coppola, tour à tour classique et baroque, sculptée dans la lumière de Gordon Willis. Ou la musique de Nino Rota, illustrant aujourd’hui les publicités. Peut-être le génie de l’interprétation, alignant en rafale Marlon Brando, Al Pacino, Robert DeNiro, James Caan, Robert Duvall, Diane Keaton… - qui dit mieux ? Ou le dédale d’une construction dramatique qui joue avec les ressorts de la tragédie jusqu’à un final himalayen (la conclusion du
Parrain 3, grandiose, résume toute la douloureuse beauté de la trilogie). On reste bouche bée devant l’ampleur, la force, la majesté de cette oeuvre immense sur le pouvoir, la vengeance, la trahison, la rédemption, considérée à juste titre comme l’un des créations les plus importantes du cinéma.
20. E.T. THE EXTRA-TERRESTRIAL de Steven Spielberg (1982)
E.T. possède le regard d’un bébé et la voix d’une grand-mère. Il vient du ciel, et se retrouve dans la chambre d’un enfant qui souffre de ne plus avoir de père. Il est le visage éternel de l’ami, le réceptacle comme la source de notre besoin vital d’affection. Tout ça peut sembler d’une mièvrerie absolue (désolé), mais le film, lui, accomplit le miracle de ne jamais verser dans la niaiserie. Parce que le type qui est derrière la caméra, sans cesse sur le fil du rasoir, ne cède jamais à son péché mignon de la sensiblerie et fait palpiter les fibres qui, on n’aura de cesse de s’en apercevoir tout au long de sa filmographie, le constituent en tant qu’homme, et donc en tant qu’artiste : celles de l’enfance, de la famille, et du merveilleux qui transfigure le réel.
E.T. demeure peut-être, aujourd’hui encore, sa plus belle réussite, parce qu’il tire de l’histoire la plus simple qui soit des résonances universelles, et parce que la force tranquille avec laquelle il réussit à faire rire, à faire peur, à faire pleurer, ne trouve pratiquement aucun équivalent dans le cinéma populaire. On peut toujours s’amuser à analyser les ressorts religieux, psychanalytiques ou mythologiques de ce conte fabuleux ; l’essentiel, un spectateur de dix ans le ressentira au plus profond de lui-même.
21. BARRY LYNDON de Stanley Kubrick (1975)
Passablement mégalo, Stanley Kubrick, créateur tout puissant de la planète ciné, décide un jour de construire un monde. Echaudé par le capotage de son
Napoléon, le démiurge persiste dans la veine historique et verse dans la reconstitution du Siècle des Lumières. Du coup, tout ce qui a été fait avant lui est enterré (depuis, tout le monde a compris que ce n’était même pas la peine de rivaliser). Kubrick tient à condenser dans sa fresque monumentale l’essentiel de sa vision misanthrope d’une humanité régie par les ambitions et les vanités : en une somptueuse démolition des valeurs du XVIIIè siècle,
Barry Lyndon sera la plus cinglante peinture de la décrépitude de classes supérieures en voie d’écroulement, épinglées dans leur morgue figée avec une acuité distanciée et implacable. Profonde réflexion sur l’Histoire, dont la splendeur altière, la noblesse et la richesse picturale dominent, au bas mot, à peu près toute la seconde moitié du siècle cinématographique, le film de Kubrick reste, trente ans après sa sortie, un monument qui subjugue par son ambition, sa richesse et son perfectionnisme, par son mariage saisissant de pessimisme et de sérénité contemplative, et par la compassion profonde qui sourd constamment de la cruauté des guerres en dentelles.
22. TOUCH OF EVIL d'Orson Welles (1958)
Paria à Hollywood exilé en Europe, Orson Welles est appelé par Charlton Heston pour adapter un polar médiocre de Whit Masterson. Le génie accepte : il transforme le roman de gare en réflexion sulfureuse sur l’ambiguïté de la justice, la réversibilité du bien et du mal, l’ambivalence des êtres. D’une virtuosité stylistique hallucinante, le film enchaîne les morceaux de bravoure à un rythme haletant, depuis le plan séquence d’ouverture, légendaire, jusqu’à un final shakespearien au cœur d’un no man’s land jonché de mares et de poutrelles. L’affrontement prodigieux entre Vargas, le vertueux inspecteur mexicain qui sera obligé de transgresser les lois pour vaincre son ennemi, et Quinlan, le flic américain pourri auquel Welles confère une dimension mythique, est filmé dans une atmosphère poisseuse au possible, sous des angles décadrés et une lumière ténébreuse qui transforment le monde en cauchemar baroque. De cet univers infernal, illuminé seulement par la beauté de Janet Leigh, innocence exposée au mal, Marlene Dietrich est le témoin désabusé : elle semble être la seule à comprendre que le secret des êtres est une notion qui échappe à tout jugement humain. "He was a man", dit-elle en parlant du monstre déchu tué par son ami, nouveau Iago. Conclusion extraordinaire d’un film noir qui l’est tout autant.
23. UNFORGIVEN de Clint Eastwood (1992)
Le visage émacié, le dos courbé par la vieillesse, Clint chevauche sa monture tel le dernier des géants. Image iconique de tout un pan du cinéma américain, que le réalisateur, au sommet de son art, va s’appliquer à démythifier tout au long d’une traque flamboyante, crépusculaire, sonnant le glas du western en même temps qu'elle en est sa plus belle incarnation. Si Eastwood plonge dans les racines d’une nation dont il n’a jamais cessé de révéler les démons, c’est pour disséquer les blessures et la violence originelle de cette Amérique si souvent glorifiée ; à part Michael Cimino, quasiment aucun réalisateur n'a porté un regard si amer, si dénué d’aménité, sur l’histoire de son pays. Depuis le personnage de Little Bill, stigmatisant toute l’ambiguïté d’un pouvoir amené à se placer lui-même au-dessus des lois, jusqu’à ce biographe alimentant une mythologie mensongère,
Unforgiven s’impose comme le tableau le plus lucidement pessimiste d’un Ouest renvoyé à sa perversion : même les femmes y défendent la justice individuelle. Mais, avant d’être un grand film politique, le chef-d’œuvre d’Eastwood est, en termes purement cinématographiques, une réussite exceptionnelle, et surtout un drame intimiste qui submerge par sa douleur contenue.
24. GHOSTBUSTERS d’Ivan Reitman (1984)
Déjà, il y a Bill Murray, attraction vivante, qui condense à lui seul le délire explosant à tous les étages du film. Ensuite, il y a Sigourney Weaver, dans un numéro de séduction assez affriolant (euphémisme) qui m’a un peu-beaucoup marqué (je n’ai pas choisi n’importe quelle photo, d’ailleurs). Après, il y a l’histoire, sortie des cerveaux pas encore adultes de Harold Ramis (futur réalisateur du merveilleux
Groundhog day) et de Dan Aykroyd, qui troque son costard de Blue brother pour une panoplie électronique de chasse aux fantômes. Parce que oui, les héros de ce film jouissif au possible cassent du revenant. Le plus fort, c’est qu’il parvient à jouer sur deux niveaux à la fois : celui du rire (et c’est rien de dire qu’on rit beaucoup) et celui du suspense fantastique mâtiné de film-catastrophe avec péril mondial à la clé. De fait,
Ghostbusters a beau faire jouer les zygomatiques la plus grande partie du temps, la dernière demi-heure assure un max dans le registre du grand spectacle qui tue. Au détour d’une scène (la chasse du glouton dans l’hôtel huppé de Manhattan, par exemple), il s’autorise même des saillies satiriques percutantes. Avec ses effluves lasers qui volent dans les airs et son pop rock électronique, le divertissement d’Ivan Reitman est très daté années 80 : c’est peut-être pour ça que je l’adore.
25. VERTIGO d’Alfred Hitchcock (1958)
Par où commencer ? Comment synthétiser en quelques lignes la profondeur abyssale, la richesse, la maîtrise de ce chef-d’œuvre légendaire du septième art, pilier fondateur de bon nombre de passions cinéphiles ? Dire pour la énième fois que l’enquête menée par Scottie (James Stewart, frémissant) n’est qu’un alibi : le film traite d’une obsession morbide et passionnelle aux accents de tragédie. Tenter de saisir l’architecture, les spirales et la virtuosité d’une mise en scène dont on n’en finit pas de découvrir la méticulosité chorégraphique, les échos picturaux, l’extrême complexité : mission impossible. Comprendre que
Vertigo, sous des airs de thriller, est une poignante histoire d’amour idéalisé (donc impossible à concrétiser), qu’il nous invite à une plongée introspective, suit le trajet mental d’un homme pris au piège du désir nécrophile et de la fatalité. S’apercevoir que l’atmosphère lyrique et fantasmagorique de l’œuvre, sa portée presque mythologique, les brèches béantes qu’elle ouvre sur le faux-semblant, la psychanalyse, le rêve, la mort, suscitent la plus profonde des fascinations tout en révélant le désespoir infini de l’intrigue. S’arrêter là et laisser chaque spectateur s’emparer du film le plus douloureux du maître, pour qu’il s’abandonne, à son tour, au vertige.
26. CHINATOWN de Roman Polanski (1974)
Voir Jack Nicholson, privé fouineur, se faire astiquer le nez par un nabot interprété par Polanski lui-même, c’est déjà énorme. Quand Faye Dunaway, fascinante, est de la partie en femme fatale cachant un terrible secret, ça devient splendide. Lorsque, enfin, John Huston se livre à un étourdissant numéro de pourriture corrompue jusqu’à la moelle, on tient un objet rare. Et tout cela n’est qu’une partie du joyau qu’est
Chinatown, plongée en eaux troubles dans les dessous nauséeux d’une société rongée par le vice, la duperie, les rapports de force souterrains, essence du film noir retrouvée par un cinéaste génial qui n’aime rien tant que reprendre les clichés du genre pour les réinterpréter à sa sauce. On se perd avec délice dans les ramifications d’une intrigue délicieusement retorse, on y goûte le mystère de la ville, magnifiquement filmée, qui donne son nom au film, on tombe sous le charme suranné d’une esthétique et d’une ambiance ressuscitant (en couleurs) tout un pan du cinéma que l’on croyait oublié, on y devine la perversion de rapports humains qui titillent nos plus troubles instincts (Polanski s’y connaît un peu dans ce rayon). Racé, vénéneux, désenchanté,
Chinatown est le plus extraordinaire film d’atmosphère qui soit.
27. LA DOLCE VITA de Frederico Fellini (1960)
Je n’ai malheureusement toujours pas vu
8 ½ (ainsi qu’un certain nombre d’autres titres), mais la vaste fresque romaine de Fellini, habitée par le désenchantement et l’ironie désespérée, reste pour moi le plus grand film de son auteur. Parce qu’en une suite de tableaux tour à tour féroces, grinçants ou insolites, le maestro dresse le portrait définitif d’une société déliquescente perdue dans ses turpitudes. Parce que les séquences splendides se succèdent, du strip-tease de Nadia Gray devant une jet-set décadente à la découverte du monstre marin échoué sur la plage d’une aurore désabusée. Parce que Marcella Mastroianni (projection évidente du cinéaste), impose, dans son détachement factice, un charisme soufflant. Parce que Fellini, en abandonnant les voies balisées du récit linéaire pour privilégier le flux poétique des émotions, des fantasmes, de l’onirisme, ouvre la voie de ses films suivants, marqués par la rencontre du réel et de l’imaginaire. Parce que cette parabole sur la vacuité de l’existence, la peur du temps qui passe, le cynisme et l’indifférence d’un microcosme qui tente d’oublier son inanité dans une agitation incessante, est peut-être le film le plus lucide et pénétrant jamais réalisé sur l’angoisse existentielle – carburant vital pour nombre d’artistes.
28. AFTER HOURS de Martin Scorsese (1985)
A bout de nerfs, exténué, Paul Hackett, perdu dans les rues d’un New York transformé en labyrinthe kafkaïen, tente d’échapper à une bande de harpies furieuses qui semblent vouloir sa peau. Comment en est-il arrivé là ? Que se passe-t-il ? Est-ce qu’il est en train de rêver ? C’est tout le sel du film le plus déjanté de Scorsese, l’un de ses plus méconnus aussi. Haletante, virtuose, tour à tour hilarante et déroutante, cette folle virée dans la nuit de cette ville que Scorsese a si souvent filmée me vaut la plus intense des jubilations, parce qu’elle pousse ses situations tellement loin qu’elle débouche sur des passages de délire authentique.
After hours se vit comme une tornade démentielle : à l’image du héros, on ne peut que subir l’enchaînement drolatique des événements qui nous tombent dessus. C’est alors que le film dévoile sa nature allégorique : derrière sa folie burlesque, le parcours de Paul ne serait-il pas d’ordre initiatique ? et le film une métaphore de l'absurdité du monde ? ou de l’aliénation urbaine ? ou des fantasmes et peurs plus ou moins conscients de l’Américain moyen, embarqué malgré lui dans une aventure qui le dépasse ? Bien avant toutes ces lectures,
After hours est une comédie jouissive, endiablée, qu’il faut voir et revoir pour en appréhender toutes les richesses.
29. EYES WIDE SHUT de Stanley Kubrick (1999)
L’ultime film de Stanley Kubrick, énigmatique et paradoxal, s’ouvre sur le corps nu de Nicole Kidman, objet du désir dévoilé en un plan elliptique. Il s’achèvera sur le mot "Fuck", sésame provocant prononcé par un comédienne qui n’a peut-être jamais été aussi superbe. Entre ces deux passages clés, une errance nocturne d’ordre probablement mental, le parcours d’un homme dont les certitudes, à la suite de la confession impudique de son épouse, s’effondrent. Réalisé avec une rigueur souveraine dispensant la fascination jusqu’à l’hypnose,
Eyes wide shut est un film duquel on devine d’infinies richesses, mais qui reste insaisissable jusqu’au bout ; Kubrick bannit de son langage la moindre velléité explicative, petite mort de toute œuvre artistique, et le laisse ouvert à toutes les interprétations. A l’opposé du thriller sulfureux que la rumeur présageait (le film fut sanctifié avant même sa sortie), Kubrick invite à une réflexion presque opaque sur la peur du sexe, la fidélité et la confiance dans le couple, l’engagement, la fragilité des apparences, et suscite, dans le dédale d’un univers où tout se fait signe, fantasme, faux-semblant, un insidieux vertige : son testament cinématographique est un diamant noir qui couronne dignement une carrière sans égal.
30. RASHOMON d’Akira Kurosawa (1950)
Difficile de préférer un film parmi tant de chefs-d’œuvre dans la filmographie d’Akira Kurosawa. Je suis fou d’admiration devant ces monuments épiques que sont
Les sept samouraïs ou
Ran, fresques de bruit et de fureur sublimées par la splendeur des images et la force dramatique des intrigues. Mais, si je cite
Rashomon plutôt que les tous les autres, c’est peut-être parce que l’humanisme de l’artiste y trouve sa plus belle expression, parce que sa plastique, lustrée dans les ombres et les lumières d’une nature somptueusement photographiée, n’en finit pas de m’émerveiller, et parce que ses recherches inédites sur la construction dramatique, en plus d’avoir profondément renouvelé le traitement classique du récit, amènent à la plus profonde méditation sur la fragilité de la vérité humaine. Œuvre d’une plénitude absolue, dont la durée des plans, leur rapport harmonieux, la perfection de leur composition défient les lois de l’analyse cinématographique, œuvre éminemment panthéiste également, dans la façon dont il relie les êtres, les choses et la nature en une alchimie poétique,
Rashomon est une de ces expériences cinématographiques dont on émerge un peu ivre tant tout y témoigne de la plus haute exigence.
31. SHORT CUTS de Robert Altman (1993)
Robert Altman vient de signer l'éblouissant
The player, satire décapante du microcosme hollywoodien. Presque septuagénaire, le réalisateur de
M.A.S.H. déploie une verve juvénile, couplée à la férocité qui l'a toujours caractérisé. Portant à une échelle inédite le principe de la polyphonie rodée vingt ans plus tôt avec
Nashville, le réalisateur, au sommet de son art, signe alors la plus incisive chronique de moeurs en orchestrant une suite de saynètes drôles, tragiques, pathétiques, insolites, toutes reliées par la grâce d'un génie narratif qu'Altman est à peu près le seul à posséder. Après lui, Paul Thomas Anderson (
Magnolia) ou Paul Haggis (le récent
Crash), parmi tant d'autres, s'essaieront à la construction orchestrale des personnages et des intrigues, de façon plus ou moins brillante. Aucun n'arrivera à la cheville de cette terrible fresque sociale, parce que le grand Bob ne sombre jamais dans le procédé ou la démagogie moralisatrice. Si
Short cuts est une oeuvre si importante, c'est parce que le regard du cinéaste est implacable, dénué de toute complaisance, et parce que son portrait tri-dimensionnel de l'Amérique, relayé par une pléiade d'acteurs virtuoses, n'a jamais peur de montrer ce que le cinéma américain ne montre pas. Capital.
32. LOST HIGHWAY de David Lynch (1996)
Si
Mulholland Dr. est le premier chef-d’œuvre du 21è siècle, alors
Lost highway est le film qui a enterré définitivement le 20è : il s’agit de l’une de ces percées de cinéma qui ne surviennent que trois ou quatre fois par décennie, et qui donnent l’impression d’avoir dix ans d'avance sur le reste de la production. Lynch y poursuit les recherches formelles et narratives entamées avec
Twin Peaks, mais les porte à un niveau d’expérimentation jamais atteint. Film multiple, labyrinthe visuel et sonore qui plonge dans les méandres d’un cerveau malade et traduit la psychose de son protagoniste en une complète dislocation du temps et de l’espace, le film, démentiel, vertigineux, invite à une expérience sensorielle que l’on peut supposer similaire à celle que vit le(s) protagoniste(s) hébété(s). Le cinéaste, grand alchimiste de la matière cinématographique, sondeur fasciné des ténèbres de l’âme humaine, déploie toute sa palette de sortilèges plastiques et musicaux, orchestre une descente aux enfers hypnotique et effrayante, invente une logique combinatoire de l’instinct faisant permuter personnages, lieux et événements en une boucle sans fin : ce fameux ruban de Moebius qui exprime une désorientation, un effet de sampling paroxystiques. Neuf ans après, on se demande encore ce qui a bien pu se passer.
33. DEAD RINGERS de David Cronenberg (1988)
L’effroi et la fascination : c’est ce que l’on ressent avant tout lorsque l’on sort de ce huis-clos suprêmement dérangeant de Cronenberg, cinéaste habité par la transgression physique et morale mais qui troque ici l’horreur spectaculaire de ses films précédents pour un minimalisme glaçant. On ne perd pas au change. Le pire, c’est que l’on ne sait absolument pas quelle est au fond la raison du malaise qui nous prend aux tripes. Est-ce la panoplie chirurgicale des jumeaux Mantle ? Le double processus de dégradation mentale suivie par les protagonistes ? Ces images monstrueuses que l’on redoute de voir mais que le cinéaste, pervers au possible, nous fait seulement imaginer (c’est bien pire) ? La seule certitude, c’est d’avoir assisté à un film magistral, plongeant au plus profond de nos terreurs psychologiques et s’appliquant à nous déstabiliser pour mieux nous émouvoir. Car, toute cérébrale qu’elle soit, cette descente aux enfers, variation troublante sur la gémellité, la difformité, la folie, s’avère des plus poignantes, sans qu’on puisse en saisir, là encore, les raisons factuelles. Jeremy Irons, dans la peau de deux personnages opposés, liés par un lien vital et mortel à la fois, est absolument époustouflant.
34. PARIS, TEXAS de Wim Wenders (1984)
Perdu dans l’immensité désertique du Grand Canyon, un homme seul, casquette vissée sur le crâne, contemple un instant le faucon qui s’est posé non loin de lui, tandis que la guitare sèche de Ry Cooder laisse échapper ses notes. A elle seule, cette première scène met en transe. Plus de deux heures plus tard, lorsque le personnage, à la recherche de lui-même, retrouvera, dans un peep-show sordide, la femme qu’il a aimée autrefois, les larmes couleront à nouveau, comme elles auront coulé de façon récurrente tout au long d’un road-movie étourdissant de pudeur et de maîtrise, frémissant de sensibilité et de délicatesse. Avec cette errance existentielle gravée dans les décors d’une Amérique intemporelle, peuplée de personnages-fantômes, hantée par la quête de paternité, la peur de l’incommunicabilité, le besoin vital de rencontres, de rapprochements, d’échanges, Wim Wenders dresse le portrait bouleversant d’un homme qui revient douloureusement, mais sûrement, au monde et à la vie. Dans la peau de cet anti-héros magnifique, Harry Dean Stanton accomplit quelque chose de miraculeux, entouré par la fragilité d’une Nastassja Kinski lumineuse et du petit Hunter Carson. Une œuvre touchée par la grâce, d’une intensité tellurique.
35. PERSONA d’Ingmar Bergman (1966)
Attention, ovni. Film unique, condensé vital des obsessions d’un artiste qui a affirmé faire acte de survie en le réalisant, oeuvre qui suscite soit la plus intense des fascinations, soit le plus profond ennui. Si je le cite ici, c'est bien sûr que je me situe dans la première catégorie. Pourtant, c’est son hermétisme qui frappe en premier lieu, comme si le film refusait de s’offrir, comme s’il nous manquait une clé pour en comprendre la moindre signification. Mais très vite, la puissance opératoire des images et des sons se déploie, ainsi que l’impression d’assister comme à la mise en images d’un inconscient se gravant sur la pellicule, en une dichotomie saisissante figuré par l’affrontement des deux figures féminines opposées. On ne peut rien expliquer de manière rationnelle :
Persona pousse tellement loin l’introspection et les recherches expérimentales sur la narration, l’autopsie du psychisme de ses personnages, ouvre tant d’interrogations sur la relation du physique et du mental, du social et du refoulé, qu’on ne peut que se contenter d’en ressentir les effets. De ce bloc à la fois abstrait et viscéral, les séquences sidérantes surgissent, telle la confession d’Alma, qui, quarante ans après la sortie du film, reste stupéfiante de crudité et d’intensité érotiques.
36. THE DEAD de John Huston (1987)
Certains grands artistes atteignent sur la fin de leur vie une forme de grâce, une plénitude qui leur valent les œuvres les plus belles et les plus personnelles de leur carrière. John Huston, géant du cinéma américain dont nombre de films auraient droit de cité ici, en fait partie. A 87 ans, cloué sur un fauteuil et ne pouvant respirer qu'à travers un masque, il offre, à travers une adaptation de James Joyce, son magnifique testament spirituel : une variation poétique sur la fuite du temps et la mort, photographiée dans un clair-obscur semblant provenir d'un autre monde. Difficile de rendre grâce, par les mots, à la splendeur tranquille de cette veillée funèbre, douce litanie méditative qui fait fi de toute dramatisation pour privilégier les instants de vérité suspendus, capter les impressions et les émotions des membres d'une famille irlandaise filmée avec une extrême proximité humaine, et chez qui, dans un ultime accès de sérénité, Huston semble puiser, au soir de sa vie, les racines de son existence. Huis-clos feutré qui enveloppe par sa mélancolie discrète, sa chaleur humaine, son rythme musical, l'oeuvre s'achève sur un magnifique et interminable travelling caressant les tombes d'un cimetière. Quelques mois plus tard, le cinéaste s'éteindra.
37. MANHATTAN de Woody Allen (1979)
Ca commence par un feu d'artifices dans le ciel de New York, illuminé par Gordon Willis et baigné dans la musique de Gershwin (signatures prestigieuses qui accompagneront tout le film). Ca continue avec un défilé ininterrompu de femmes dont Woody se fait le portraitiste tendre, lucide et percutant : Diane Keaton en délicieuse intello snobinarde, Meryl Streep qui largue notre juif new-yorkais pour une nana, Mariel Hemingway en Lolita fragile... Puis il y aura des digressions poétiques inattendues, des réflexions touchantes, légères et mélancoliques égrenées sur Dieu, la vie, la mort, la déception amoureuse, l'angoisse artistique, des séquences hilarantes et d'autres poignantes, une pause sur un banc face au pont de Brooklyn (tout le monde connaît l'image)... Ca se terminera sur la liste des choses qui font que la vie vaut la peine d'être vécue - et rien que voir l'intello binoclard se livrer à cet exercice vaut bien deux ou trois films par ailleurs. Tout cela est nourri au ton doux-amer, à l'humour au vitriol, à la réplique étincelante, à l'intelligence spirituelle et malicieuse, à la douce nostalgie. Ca s'appelle
Manhattan, c'est un chant d'amour à la ville en même temps que le plus beau film de son auteur. On connaît la chanson, certes, sauf que ça continue de distiller une ineffable magie.
38. WILLOW de Ron Howard (1988)
Un autre de mes films d’enfance que je chéris tout particulièrement. Artisan parmi les plus doués du cinéma américain, Ron Howard (sous l’égide de George Lucas, qui remitonne dans l’heroic fantasy tous les ingrédients de
Star Wars) signe l’un de ces grands spectacles enchanteurs qui restent gravés pour toujours dans un coin de la mémoire. Avec ses Nelwyns sympathiques et sa reine démoniaque, sa magie noire et sa douce princesse à sauver, son héros intrépide et ses armées de répurgateurs qui font trembler le sol d’un univers foisonnant d’imagination (que les effets spéciaux ont permis de concrétiser),
Willow fait partie des films que je peux regarder encore et toujours, sans me lasser, parce qu’il vibre d’un tel plaisir de cinéma, d’un tel savoir-faire (dans l’efficacité technique comme dans la capacité à émerveiller) que le temps n’a pas prise sur lui. Quinze plus tard, Peter Jackson achèvera l’adaptation monumentale du
Seigneur des Anneaux : sa trilogie, grandiose, magnifique, puissante, inspirée (les mots me manquent) enterrera définitivement le genre et figurera sans doute très prochainement parmi les titres de mon top 50 ciné. En attendant, je place le conte fantastique d’Howard en position privilégiée dans mon coeur.
39. BLUE VELVET de David Lynch (1986)
Un parterre de roses d’un jaune éclatant dans une banlieue coquette. Le visage sardonique de Dennis Hopper, shooté à l’oxygène, persécutant Isabella Rossellini en un jeu sado-maso dont elle la victime à la fois terrifiée et consentante. Dean Stockwell, maquillé comme une Mustang volée, chantant Roy Orbison en play-back. La voix cristalline de Julee Cruise accompagnant le slow amoureux d’un couple de tourtereaux (faussement ?) innocents, précipité dans un univers de perversions. Autant d’images voluptueusement baroques de ce grand film de textures et de contrastes, avec lequel David Lynch impose son regard sur l’envers du décor et la pluralité des choses. Quelque part entre Lewis Carroll et Alfred Hitchcock,
Blue Velvet se vit comme un cauchemar langoureux, nous invite à suivre l’itinéraire initiatique d’un adolescent découvrant le mystère inquiétant du monde qui l’entoure, et témoigne du tempérament visionnaire de son auteur en subvertissant les clichés du film noir pour les placer sous le signe de l’inconscient, du voyeurisme, de l’attirance malsaine pour le mal ou la monstruosité. A la fois sommet et synthèse de l’œuvre lynchienne, ce film n’a rien perdu de son pouvoir de fascination.
40. RESERVOIR DOGS de Quentin Tarantino (1992)
Certains puristes (asiatophiles, souvent) affirment que Tarantino a tout pompé, qu’il n’est qu’un pilleur et le film qui l’a révélé une gigantesque imposture. Moi, je m’en fous, et (bien que je ne l’aie pas découvert au cinéma), je me range dans la catégorie des fans : ceux qui l’ont accueilli les larmes aux yeux, comme le film noir qu’ils attendaient depuis vingt ans. Parce que, quoi qu’on en dise, Quentin possède un style bien à lui, et que ce style explore les zones de l’exaltation jubilante avec, pour le dire crûment, une putain de créativité. On mesure encore aujourd’hui à quel point le démarrage de Tarantino a été fulgurant, à quel point son premier film sidère par son sens inné de la mise en scène tranchée, du découpage net, de la réplique cinglante, du casting qui tue. Cinéphage vorace dont l’enthousiasme éclabousse l’écran comme le sang éclabousse le sol de l’entrepôt, théâtre d’un affrontement bien plus grave qu’il n’y paraît, Tarantino joue avec le temps, égrène à plaisir les situations classiques du polar pour les assaisonner à sa sauce, se permet des plages de dialogues d’une verve insolente. Quand, en plus, le festival est mené par une telle troupe d’acteurs (tout le monde les connaît), il ne reste plus qu’à se taire et à savourer.
41. UNDERGROUND d’Emir Kusturica (1995)
A la fin, un morceau de terre transportant une bande de noceurs chantant et dansant avec l'énergie du désespoir se détache du continent et dérive sur la mer. Image puissamment symbolique qui résume toute la fresque baroque d'Kusturica, hymne triste et tonitruant à l'âme d'un pays ravagé. Si la Palme d'Or 1995 est le film d'Emir que je préfère, c'est peut-être parce que c'est celui qui jouxte le mieux l'imaginaire poétique du plus digne héritier de Fellini avec la force douloureuse d'un réquisitoire en faveur de l'humanité toute entière. En une débauche d'images délirantes, flamboyantes, oniriques, en une avalanche d'idées visuelles et sonores qui portent à ébullition toute la gamme des émotions, le réalisateur laisse éclater une truculence frénétique et un burlesque jubilatoire destinées à stigmatiser le chaos d'un pays démembré et à conjurer le désespoir né de l'absurdité d'un conflit transformé en carnaval surréaliste. Film-somme charriant tout le capharnaüm de son auteur, film du foisonnement cathartique,
Underground est la plus terrible des fables politiques, une oeuvre tentaculaire qui s'impose incontestablement parmi les oeuvres majeures des années 90.
42. THE NAME OF THE ROSE de Jean-Jacques Annaud (1986)
Ca date de l'époque où Annaud avait une ambition monstre et un talent à la hauteur. Fort du succès de
La guerre du feu, le cinéaste se lance dans une nouvelle gageure : s'emparer du roman labyrinthique d'Umberto Eco, réputé inadaptable. Il embauche un casting international : Sean Connery y est un souverain Sherlock Holmes en robe de bure, pourfendeur iconoclaste des aberrations de son rang. Il obtient un budget apte à satisfaire son perfectionnisme : du froid glacial régnant sur le plateau aux inimaginables trognes de moines embauchées, de l'ambiance gothique et mystérieuse aux décors de l'abbaye ensanglantée par un serial killer d'un autre âge, le film vaut son pesant de superlatifs. Il signe, dans l'intelligence et la virtuosité, le plus extraordinaire thriller en huis-clos qui soit : un polar entre les pages de la Bible, dopé au mysticisme inquiétant et à l'érudition ludique. Palpitant d'un bout à l'autre, mariant la philosophie, l'initiation, le suspense, l'humour,
The name of the rose s'impose comme un formidable réquisitoire contre l'obscurantisme et le fanatisme, et démonte, avec une ironie cinglante, les querelles théologiques d'un clergé rongé par l'hypocrisie et l'immobilisme. Une oeuvre magistrale, aussi riche que captivante.
[img]http://www.weeklyfilm.com/images/Moviepics/notrcssc2.jpg[/img:aeb59