Adaptation (avis repêché en section Broken Flowers - transgression naturelle du forum - qui ne devrait au final n'intéresser que moi, d'autant que j'y croise le travail de Kaufman avec mon humble expérience de scénariste débutant)
Une oeuvre majeure pour moi. Le Jonze est ce que j'ai vu de plus explosif ces dernières années, et de plus jouissif aussi. C'est bluffant, ça m'enthousiasme autant que ça me décourage, car à quoi sert de se mettre à gratouiller quand existe en ce bas monde un Charlie Kaufman... Et je ne suis pas un vendu à son oeuvre : si j'aime beaucoup le premier Jonze, je n'ai pas accroché à Human Nature, je dois revoir Eternal Sunshine car je suis passé à côté, et je n'ai pas vu le Clooney. Mais celui-ci est une pure merveille, tellement énorme à digérer que ça en est douloureux. Voilà un film qui mérite une avalanche de superlatifs...
Kaufman y ouvre des brèches qui libèrent l'imaginaire, du coup si tu pratiques toi-même cette gymnatisque, tu risques d'être déçu par le non-avènement de tes idées 'fantasmées', car lui va suivre d'autres pistes. Mais il a beaucoup de mérite pour décapsuler son cinéma de cette manière (d'une, parce qu'il expose son schéma narratif à tout le monde au risque de ne pas retomber sur ses pieds, et de deux, parce que beaucoup de spectateurs paresseux vont abandonner).
Jusqu'à présent, je l'ai dit, je le trouvais original sans accrocher plus que ça, c'est Adaptation qui m'a réellement bluffé, avec cette impression d'avoir intelligemment fait le tour du sujet, pour une fois (ça ne m'arrive jamais de me dire ça pour un film, encore moins pour un scénario). Je m'imaginais être à l'écriture du scénario avec lui, et être aussi perdu et dépassé que Salieri sous la dictée de Mozart dans Amadeus... Le mec a un talent fou. Je veux dire... c'est le métier que j'ai envie de faire et que je pratique à mon niveau, et là, tout seul, lui se lance dans le truc le plus casse-gueule du monde, la mise en âbime de l'écrivain, et en sort indemne et pertinent... On verra la suite maintenant, mais je suis content qu'il existe et puisse travailler comme il le souhaite.
D'une façon générale, j'accroche très difficilement aux univers déjantés à la Gilliam ou Dupontel, ou merveilleux à la Burton, quelque chose ne m'emporte pas complètement, je reste sur la touche, mais à froid dans une discussion je suis très admiratif de leur travail. De leur ambition aussi bien que du résultat. Pour Kaufman c'est pareil, y compris sur Human Nature que je n'ai pas aimé. Je m'empêche de critiquer parce que je sais au fond de moi que c'est très bon, ou en tous cas original, assez vertueux. Je suis même capable d'acheter le DVD pour plus tard, quand je serai prêt... Et parfois comme avec Adaptation, je suis plus touché que quiconque et c'est fabuleux.
La mise en abîme sur la difficulté de création est un sujet impossible. Pour moi en tous cas, et jamais je ne me risquerais sur ce terrain (non pas que je veuille non plus). Au final la difficulté de ce thème c'est - je pense - non pas de décrire le procédé créatif de façon universelle, mais de parvenir à décortiquer son propre mode de fonctionnement à soi, ce que Kaufman parvient superbement à faire ici. C'est très monocentré tout le long du film sur son "moi scénariste", et tu sens aussi qu'il en chie le Kaufman, et que rien ne lui est facile. C'est aussi pour ça que le film n'est jamais prétentieux (malgré le cynisme profond et les certitudes de l'auteur, il reste curieux à tout et laisse toutes les portes ouvertes).
De mon côté, je ne cherche pas à écrire le scénario ultime (Le Parrain, condensation parfaite d'un bouquin, microcosme complet d'un univers et d'une époque), à épuiser une thématique (Délivrance, la nature plus puissante que l'homme sous différents aspects) ou à construire une horlogerie précise (Memento).
Donc déjà je néglige le scénario pour ce qui lui arrive de devenir parfois, à savoir une oeuvre cohérente en soit, et ultra réfléchie. J'ai essentiellement un problème structurel d'ailleurs, ce n'est pas mon point fort, et en cela je rejoins les doutes d'un Cage dans le film pour les différentes écoles ou méthodes existantes pouvant te faciliter la vie (McKee par exemple).
Je fais beaucoup de recherches, j'ai souvent un matériau plus dense que nécessaire, plus de scènes que de raison, et je passe mon temps à retrancher, mettre de côté, éliminer, plutôt que d'étirer ou de remplir les blancs. Là-dessus j'ai de la chance.
Mais je n'ai pas de 'conscience globale', juste une idée de base et une ligne directrice. Je pense que Taxi Driver est l'exemple type de scénario auquel je pourrais accéder si je fais du sans faute dans mes choix (même si l'exemple est à mes yeux bien trop prestigieux pour la comparaison). Tu ne peux pas vraiment te tromper, que ton perso se masturbe chez lui, aille dans un cinéma porno ou se loue une K7 d'un film X, tu exprimeras toujours tes idées maîtresses, à savoir la solitude et la misère sexuelle. Après il y a de meilleurs choix que d'autres, d'où l'importance de retrancher. J'aime le cinéma du réel, pour moi il serait vain de tenter l'adaptation de LOTR par exemple.
Kaufman réussit avec Adaptation un mélange des deux, c'est à la fois destructuré, et sur l'ensemble de pure conception hyper structurelle. C'est réaliste mais ça baigne - surtout dans sa dernière partie - vers le délire romanesque. Cette maturité et cette vision d'ensemble me trouent le cul. Mais en un sens le film me rassure car son personnage de scénariste n'avance pas qu'en trouvant les bons choix, il avance surtout en se disant "ça il ne faut pas le faire" ce qui est ma propre méthode. Là où le film m'anéantit (et m'enthousiasme au plus haut point), c'est qu'il se contredit par la suite, revient sur des éléments pourtant écartés en premier lieu etc. C'est déconcertant et parfaitement épuisant. Je pense par exemple que Nolan en a moins chié que quiconque pour écrire son Memento. Ca n'a pas du être simple à finaliser, mais je ne pense pas que ce soit si difficile à pondre quand c'est le genre de scénario que l'on a envie d'écrire. Mais je peux me tromper.
6/6
---------------------------------------
et donc : Synecdoche, New York
D'autres que moi en ont déjà très bien parlé ici (DPSR, Twilight, Le Pingouin). Je me situe donc plutôt parmi les fans de cet OVNI déprimant. Le film pousse encore plus loin la dépression née avec Adaptation, et fouille dans les recoins les plus sombres de l'âme créatrice de Kaufman. C'est désespéré, et même lorsque c'est drôle, on n'ose à peine en rire. Il y a ici et là des idées somptueuses qui suffiraient à lancer plusieurs films à concept, mais Kaufman ne se regarde pas écrire, il continue de déployer ses névroses en espérant toucher quelque chose d'essentiel et de vrai. L'utopie de l'artiste à son état brut et révélé : fendre le coeur du fruit et en saisir un goût pur et incomparable. Saisir en une phrase, en un mot peut-être, en un film, en une scène peut-être, le pourquoi de notre existence, à force d'en avoir affronté le comment, jour après jour, souffrance après souffrance.
Si Gondry est l'auguste du cinéma indépendant et novateur, Kaufman en est assurément le clown blanc. Oeuvre kafkaienne revendiquée, aux oripeaux étranges et singuliers de testament, Synecdoche est pourtant la psychanalise à coeur ouvert d'un jeune artiste à qui tout sourit (52 ans, première réalisation ici, 6 scenarii de grande qualité dont 2 grands succès, un Oscar pour Eternal Sunshine, la liberté créatrice totale). Ce constraste est saisissant, comme si le monde réel n'avait aucune prise sur la dérive de l'univers du film et de la psyché sombre de Kaufman... comme s'il ne trouvait aucun apaisement possible à ses craintes primaires... le mec est en roue libre dans son jusqu'au boutisme névrotique et hypocondriaque, faisant passer Woody Allen pour un présentateur météo. C'est plus que déprimant, c'est dépressif et suicidaire, comme si Kaufman avait besoin de pousser à l'extrême pour enfin goûter au bonheur simple du quotidien, des plaisirs qui valent le coup de respirer et d'avancer. Un film pour dissiper l'angoisse de la décrépitude et de la mort, puis un autre, puis encore un, comme autant de pas nécessaires à cette marche funèbre si tôt entamée... Je crois qu'on ne mesure pas l'intensité et le souffle créateur de son travail... en tous cas moi, il continue de m'épater et de me saisir à vif.
Techniquement, le film est une première oeuvre, mais Kaufman y fait bonne figure. Sans génie, il réalise avec beaucoup d'élégance et de sensibilité, et maîtrise ses ellipses et sa bizarrerie aussi bien qu'à l'écrit. Déconcertant cette façon qu'il a de dépouissiérer les codes et d'en imposer d'autres, de poser sa logique étrange sur notre conception réaliste de la vie, sans nous faire sourciller. Si la greffe ne prend pas sur tout le monde, je dois admettre avec une certaine excitation être un privilégié. Son travail compte beaucoup pour moi, dans un cinéma qui parait d'années en années de plus en plus insipide et stéréotypé, ses films certes déprimants me redonnent le goût du récit et de l'introspection, comme s'il s'agissait des plus belles aventures jamais contées. Kaufman parle si bien de lui qu'il arrive à en dégager quelque chose d'universel. Dans cet amas vertigineux de déchets, il y a ici et là des moments de grâce salutaires. Et qui portent, et donnent du courage. Et de l'envie.
J'espère néanmoins qu'après avoir touché le fond de sa thématique, il retrouvera le goût et le chemin de la fantaisie, où il est très attendu.
4,5/6
_________________ I think we're gonna need a helmet.
|