Tetsuo a écrit:
Oui mais ce n'est que la bonne vieille méthode hollywoodienne. Là-bas ils n'ont qu'un seul moyen d'aborder le thème des camps, c'est de raconter une histoire individuelle et de l'inscrire dans un contexte historico-politique.
lol on en était déjà arrivé à ce mini-débat, tu te souviens ? Section
Munich.
http://forum.plan-sequence.com/viewtopic.php?t=1616&start=180Citation:
Les camps de concentration (de même que l'esclavage dans Amistad ou le débarquement dans Ryan) deviennent alors automatiquement une toile de fond (ce qui évite de traiter le sujet de front). Et Spielberg n'a pas choisi cette "toile" par hasard, il a manifestement voulu faire de son film un témoignage sur la question.
Ben écoute je ne sais pas... je ne vois pas ça comme un renoncement, un acte de lâcheté ou quoi... je comprends ce que tu reproches, mais je ne sais pas si quelqu'un a déjà tenté ce genre d'entreprise, ou même si c'est possible. Même Kubrick avait du mal à écrire et adaptait - ou faisait adapter des bouquins... Je ne trouve pas ça réducteur. Faire un film sur la Shoah ce serait quoi ? T'as quelques idées ? Faut aussi un peu se lancer à avoir des idées... Un plan très large sur une place pendant la sélection ? Un plan avec 2000 figurants à l'allure squelettique ? Ne serait-ce pas indécent d'user d'effets spéciaux pour les représenter, car s'en approcher avec des figurants est rigoureusement impossible ? Ou alors suggérer au lieu de montrer, en privilégiant le son le plus souvent... les vociférations des kapos, les cris des prisonniers qu'on achève à coups de crosse, les rires déments de ceux qui perdent la raison. La musique de l'orchestre, à l'aube, qui accompagne avec Beethoven le départ des bagnards pour le travail... les sièrnes d'alerte après une évasion annonçant la traque qui va suivre... Prévoir également de filmer la plupart du temps en plans rapprochés ou gros plans : traquer la mort au travail sur les visages, dans les regards hantés par la peur, la haine de l'autre, le renoncement ou le désir de survivre ; le liquide boueux qui tient lieu de repas - de l'eau tiède avec, dans le meilleur des cas, deux ou trois patates - qu'on savoure pourtant à chaque cuillerée, instants tellement espérés, suppliés dans la famine sciemment entretenue. Des mains charriant des blocs de pierre monstrueux, des centaines de paires de sabots martelant le sol en cadence. La cravache qui lacère un visage de femme. Le sang. Filmer la fraternité de deux regards étrangers. Refuser la narration, préférer les moments éclatés. Donner la priorité aux besoins devenus vitaux, car toujours insatisfaits : dormir une minute, debout, empêcher par tous les moyens la faim de tyranniser l'esprit, boire, se réchauffer, économiser ses forces une seconde... Il faudrait repenser complètement les séquences de l'appel du matin et du soir. Non seulement on aurait pas le nombre de figurants nécessaires (combien d'ailleurs ? 3000 ? 5000 ? plus ?), mais il est de toute façon impensable de filmer par centaines des êtres pesant réellement 35 kilos... Seul un plan général ne montrant que des silhouettes filmées de loin serait envisageable : mais c'est précisément la solution à exclure, car elle renvoit au problème d'une figuration trop nombreuse. A chaque scène il faut s'interroger : comment, sans jamais perdre de vue les contraintes financières ni se laisser dévorer par elles, reconstituer avec authenticité et vraisemblance ce qui reste pour la plupart des gens, aujourd'hui encore, inimaginable ? Comment, par exemple, rendre concrète la sensation intolérable du froid sur un être étique, privé de sommeil et affamé, alors qu'il faut économiser le moindre mouvement parce qu'il est à la limite de sa résistance physique, et que les kapos veillent, épiant l'instant de faiblesse qui mène à l'exécution sommaire ou la chambre à gaz ? Comment filmer la faim quand elle devient une obsession qui pousse à voler un quignon de pain, synonyme pourtant de survie pour son compagnon de misère ? Comment regarder l'étreinte de deux amants, le plaisir volé de deux "sous-hommes" qui ne savent pas encore qu'ils seront gazés ensemble ? Comment filmer l'agonie des mourrants, si faibles qu'ils ne peuvent même plus soulever leurs paupières ? Il faut du talent pour tout cela. Du courage. De la rage aussi sûrement. Il y a de tout cela dans
Schindler. C'est déjà formidable. Alors certes, cela s'accompagne de quelques concessions, comme une narration plus ouverte, directive, quelques identifications permises au spectateur aux lueurs d'espoir. Je trouve que c'est une concession nécessaire, et inévitable, et absolument pas condamnable. Tu me parles d'un truc irréel. Aborder de front un sujet aussi massif que fantômatique, aussi porté sur le nombre gargantuesque et la notion d'être vivant unique, en laissant couler une mise en scène dictée par la morale, où aucune interprétation péjorative ne serait permise, où chaque mouvement et où chaque composition répondrait à la définition même de la pudeur, de la justice, de la mémoire... Je veux bien théoriser, mais on atteint là les limites du procédé d'intellectualisation. A un moment il faut faire, montrer, créer, choisir, trancher. Je préfère 100 fois un Spielberg qui ose le témoignage maladroit ave un geste virtuose, plutôt qu'un autre qui préfère la retenue bienséante et la critique bien pensante.