Synopsis : de 1979 au début des années 2000, le destin d'Antonia, photographe pour la presse locale en Corse qui s'essaie au métier de reporter de guerre en plein début des guerres de Yougoslavie, avant de revenir au pays.
Du précédent de De Peretti, j'avais apprécié la forme sans vraiment accrocher à l'errance et au spleen progressifs de ses protagonistes bringuebalés dans une
Enquête sur un scandale d'état qui leur échappait. Mais dans
À son image, la force et la présence du personnage principal, moteur du film, autant que le talent de son interprète (qui parvient à faire ressentir le passage du temps) m'ont captivé tout du long et je comprends mieux la marotte récente de "l'incarnation". Car Antonia incarne bel et bien les contradictions de sa terre de naissance et de la lutte armée qu'elle suit, d'abord comme compagne d'un des indépendantistes, puis en tant que journaliste et enfin, comme simple témoin, blessée autant par ce conflit larvé que par son propre vécu. Et le scénario, tiré d'un roman que je n'ai pas lu, ne lésine pas sur le chemin de croix. D'ailleurs, le double-sens du titre avec l'évocation autant du religieux que du corps de métier/de l'art qu'elle exerce, est constamment mis en avant dans le décorum ou les situations.
Des maisons où la photo du pape Jean-Paul II côtoie les crucifix à l'église où exerce le parrain d'Antonia (interprété par de Peretti lui-même), le poids de la religion pèse dans la balance de la morale même de notre héroïne qui voit sa croyance en la lutte indépendantiste de plus en plus teintée de doute pour finir en rejet. Et ce, malgré son mec "avec sa gueule de Jésus", pour paraphraser Barbara. Cet acharnement à garder intacte une certaine éthique personnelle ressurgit autant dans ses débats avec ses collègues que dans l'exercice de son métier. Par exemple, lors de sa parenthèse yougoslave, Antonia visitera et prendra également un office orthodoxe.
Mais elle déteint également sur la manière dont elle appréhende la question de l'image en soi : les questions du cadre, du hors-champ, de la propagande sont présentes en sourdine dès le générique
magnifique où l'on voit Antonia organiser un photo-shoot de mariage avec le décor idyllique.
Et la mise en scène de de Peretti est tout entière dévolue à la question de la possibilité de faire rejaillir du Vrai en créant du Faux. Les discussions s'étirent et sont jouées sur un ton naturel dans des cadres très précis et organisés pour saisir d'un bloc à la fois les interlocuteurs et l'environnement social ou professionnel dans lequel ils échangent. Voir les engueulades d'Antonia avec ses parents et son père qui fait les cent pas, tandis qu'Antonia fait face à sa mère en tirant nerveusement sur sa clope, ou bien l'échange dans le bureau du rédacteur en chef de
Corse-Matin qui tourne au débat sur la production même de l'information selon les lois de l'offre et de la demande. Voir aussi les règlements de compte filmés comme si on en était témoins à l'improviste ou bien les confidences au café comme si on était assis une table plus loin.
Les scènes de foule sont aussi significatives et l'on aperçoit Pascal, le compagnon d'Antonia la masquait de son bras au début, quand ce dernier a l'ascendant dans le couple. Mais plus tard, lors d'un long plan-séquence rythmée par Bérurier Noir, c'est elle qui, prenant les photos de son jules, maîtrise ses positions dans le cadre. Une séquence qui signe le début de son indépendance à elle.
Une obsession tiraille Antonia ; "ce
qu'ils nous montrent, ce n'est pas ce qu'on doit voir". Une idée fixe qui va la faire se confronter à sa direction mais aussi aux mises en scène successives et de plus en plus codifiées et maîtrisées du FLNC. Or, comment agir pour la vérité et rester honnête quand on truque la réalité ? Le film brasse ainsi plusieurs types d'images : reportages tv, images du précédent film du réalisateur, photographies qui sont censées être celles d'Antonia et dont certaines sont d'une photographe et d'autres de l'actrice elle-même. La frontière devient poreuse entre la réalité et la fiction, comme l'intégration du copain d'Antonia au milieu d'images d'archives.
Mais surtout, ce paradoxe à vouloir contrôler l'image tout en étant à la recherche de la vérité, conduit Antonia directement dans une impasse. Et lors du périple en Yougoslavie, la fin de cette croyance obstinée à vouloir changer le monde par ses photographies part en flammes en même temps que ses dernières illusions sur la validité d'une lutte armée pour remédier aux injustices.
La mise en abyme est d'autant plus forte que la vocation d'Antonia est initiée par son prêtre de parrain, donc du réalisateur, et que cette vie faite d'images et de lutte est contée par un ancien amant, qui devient par le fait un pendant du romancier à l'origine de l'histoire.
Au récit universel de la perte d'innocence d'un monde où l'idéalisme d'hier est gangréné par la violence et la corruption du réel (dès qu'Antonia revient de Yougoslavie la Corse devient grise et pluvieuse, et aux ruelles anciennes chaleureuses à la végétation verdoyante, se substituent des bâtiments ternes et rouillés
) s'ajoute une sorte d'enquête sur l'énigme même au cœur du film dès ses premières minutes* :
*le procédé est d'ailleurs récurrent dans le film, la nature des personnages ou de leurs relations sont révélés parfois tardivement (la découverte progressive que le personnage qu'interprète De Peretti est un prêtre, qu'il est le parrain d'Antonia etc...)
Le double-regard masculin porté sur Antonia est donc tout à la fois amoureux et paternaliste, sacré et profane, et au final renoue avec une tradition cinématographique. Sans aller jusqu'à convier
La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz, on peut noter que le grand cinéma, plus que du
male gaze, est en réalité un mâle souvenir : qu'il s'agisse d'un amour déçu, d'une amie perdue ou bien d'idéaux abandonnés
.
Désormais, malgré toutes les précautions prises dans les scènes de dialogues sur les relations d'Antonia aux hommes, l'image de l'excellente Clara-Maria Laredo est, elle, saisie à jamais comme une icône de cette jeunesse sacrifiée au nom d'une cause en pleine déréliction
Et cette image, elle, ne ment pas.