On pourrait d'abord arguer qu’elle n’est pas si progressive. Qu’après tout, tout se joue dans ce plan très notable, qui fait exception, sur la nuque de Bouajila à la station service. Et qu'il s'agirait donc plutôt d'une rupture. Et c’est vrai que la mise en scène dit alors clairement qu’il faut prêter attention, mais c’est aussi que le personnage principal prête tout autant attention que nous à cet instant. Et qu’il nous faut avec lui prêter attention et notamment prêter l’oreille. Ce grondement de moteur très spécifique, si on ne le reconnaît pas avec Bouajila, on ne peut pas continuer.
Donc, oui, le plan sur la nuque fait exception. Je ne crois pas qu’on ait déjà vu la nuque de Bouajila avant ça. La lumière fait exception, le mouvement de caméra fait exception, et le son passe au premier plan : c’est bien sûr un événement. Mais je ne crois pas qu’il s’agisse pour autant d’une telle rupture et moins encore d'une bascule. Je crois que tout ceci se fait naturellement, par un glissement qui semble une évidence, un glissement progressif accompli avec une étonnante aisance, sans forcer, sans signifier. Comme si l’enchaînement des plans, sans rupture pourtant, nous avait sans doute aucun amenés à celui-ci. Si le plan marque ici, c'est qu'il veut s'assurer qu'on le rate pas.
Il faut remonter, alors, et se demander pourquoi on se souvient si bien du moteur. On l’a entendu tout aussi bien la première fois, puisqu’il s’est imprimé dans notre mémoire : il a déjà fait événement. C’était déjà un appel net de la mise en scène, mais tout à fait intégré au récit, donc sans écart marqué : il s’agissait d’un enregistrement, dont on n’avait pas l’image, et qui nous avait glacés d’effroi, comme si l’on avait assisté, sans pour autant la voir, à l’une des scènes les plus irreprésentables possibles — cette jeune fille défigurée à l’acide, lançant son ultime appel de détresse…
On ne l’a pas vue pourtant, on était comme Herzog dans Grizzly Man : on a entendu le pire sans le voir. Il n’y aura pas de complaisance graphique dans la violence, c’est la promesse que fait cette séquence et que le film tient par la suite.*
La scène, en tout cas, nous est restée et le moteur du pick-up ne nous a pas échappé. Son retour nous la ramène avec force, sans davantage d’image pourtant, mais la rend plus vive encore. Où l’on découvre que la contamination du naturalisme de polar franchouillard a tôt commencé son œuvre, peut-être même d’emblée. Si le plan de la nuque de Bouajila m’a impressionné, alors même qu’encore une fois ce qu’il y avait à voir était en réalité hors-champ, me sont revenues immédiatement quelques anomalies déjà traversées. Cette étrange queue de plan, par exemple, lors d’un aller-retour entre Daroussin explorant une cuisine à la lampe-torche et son correspondant au téléphone : un curieux jeu de faisceau fait précéder Daroussin, l’espace d’un instant, de sa propre ombre dans l’encadrement d’une porte, laissant suggérer une irruption — qui n’a pourtant pas lieu. Le montage se contente de couper à son apparition, n’en fait pas événement ni jump-scare, ne surligne pas davantage, mais nous donne de l’avance sur les moments de tension et de suspense à venir. Ce sont des détails microscopiques dont on se charge, qu’on les identifie ou non — celui-ci, je l’ai vu, d'autres, je les ai sûrement ressentis.
Il n’y a donc pas deux temps, comme la (très mauvaise) bande-annonce ment éhontément : celui du cahier des charges du polar à la française, droitier et esthétiquement invivable, et celui de la série B, qui en accomplirait l’infect désir inavouable. Il y a tout l’inverse : un film qui ne s’accorde jamais à son argument de droite (un journaliste de Détective mène l’enquête un peu trop loin), mais immédiatement s’en défait, s’en détache avant même de l’avoir embrassé, et accoutume le spectateur à la série B de gauche qu’il est d’emblée — pour d’ailleurs, en vérité, l’entraîner carrément dans l’antifascisme, ce que personne n’aurait vu venir.
La surprise, notamment, c’est qu’en dépit du contexte, en dépit de tout le mépris qui nous habite d’emblée pour les charognards de Détective, les personnages ne sont absolument jamais confondus avec leur fonction. Leur intelligence nous frappe, leur finesse, leur esprit, leur humour nous touchent. Ce sont bel et bien des crapules sans vergogne ni déontologie : le film ne prétend jamais le contraire. Mais ils le sont pour bonne part grâce à leur finesse et leur rapidité d’esprit. Et, tous personnages de série B qu’ils sont, leur fonction narrative ne les résume pas pour autant non plus. Ce qu’ils ont à se dire m’intéresse, leur humour m’emporte, leurs vies m’importent.
Si bien que, lorsque la mâchoire de la série B se referme inexorablement sur eux, essentiellement par la grâce d’abord discrète et patiente, puis tout à fait agissante jusqu’à l’effet parfaitement assumé, de la mise en scène, je me trouve capturé à leurs côtés, sans subir leur compagnie ni maudire leur passivité ou leur bêtise — qui m’épuise si souvent dans les films de genre.
Le film comprend alors que, puisque je suis à bord, je n’ai besoin de rien d’autre. Comme Carpenter n’a pas besoin de justification complexe pour accepter que des assaillants cernent et envahissent le Precint 13, Peter n’a pas besoin de m’en dire beaucoup sur les fafs qui piègent Bouajila et Wanecque dans un restauroute : ce sont des fafs, ce sont des menaces, de quoi ai-je besoin d’autre ? Tout comme Spielberg n’a pas besoin de m’en dire beaucoup sur le camion-requin de son Duel pour qu’il m’effraie, à partir du moment où Peter est parvenu à me rendre terrifiant le bruit du moteur de son pick-up, c’est gagné et je m’accroche avec effroi aux bras du fauteuil sans avoir besoin d’en savoir davantage.
J’ai l’impression qu’on oublie facilement que VAURIEN était en sélection officielle Cannoise. Il faut dire que c’était en 2020 et que tout le monde s’en est foutu, que tout le monde a oublié cette sélection-là. Mais c’est tout de même un peu étrange de voir RAPACES débarquer comme ça, sec me semble-t-il de tout festival, financé par France TV et par Netflix, passant néanmoins (heureusement) par la case cinéma.
Mais pas la case attendue du cinéma d’auteur : label Pathé, potentiel commercial réel. Qu’un véritable auteur accède au cinéma populaire, sans se renier pour autant, ça arrive encore souvent ?
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* Tout comme il n'y aura pas cette complaisance tout à fait française dans le dévoilement gratuit des corps féminins : un dos nu, une fois de plus, comme dans VAURIEN, devra suffire. Pas un film de mormon pour autant : il ne fait aucun doute par exemple que le personnage joué par Mallory Wanecque a bel et bien une sexualité. Et sa sensualité est tout à fait exprimée à l'écran. Mais le full frontal n'aurait servi à rien, bien au contraire : le gilet suggestif suffit amplement à tout ce dont le récit a besoin.