Christiane Succab-Goldman, veuve de Pierre Goldman, rompt quarante-quatre ans de silence : « Mon mari a été un objet de fantasmes forcenés »
L’épouse du militant n’avait pas pris la parole depuis son assassinat, en 1979. Dans un entretien au « Monde », elle réagit au film de Cédric Kahn « Le Procès Goldman » dont elle dénonce les erreurs et affabulations.
Propos recueillis par Jacques Mandelbaum
Publié aujourd’hui à 05h29
Née en Guadeloupe le 3 septembre 1948, élève du cinéaste Chris Marker, devenue documentariste et journaliste, Christiane Succab-Goldman, veuve de Pierre Goldman, s’exprime ici pour la première fois, après plus de quarante ans d’un silence et d’un mystère infrangibles, sur leur histoire commune, brève, passionnée, tragique.
Leur mariage a lieu à Fresnes le 17 août 1976, peu avant que Pierre Goldman, qui vient d’être acquitté d’une inculpation de meurtre, ne soit libéré. Christiane est au terme de sa grossesse lorsque son mari est assassiné par un commando, à Paris, le 20 septembre 1979. Six jours plus tard naîtra leur fils, Manuel Goldman. Le film de Cédric Kahn, Le Procès Goldman, sorti le 27 septembre, aura sans doute servi d’étincelle à cette confession explosive, mêlant l’intime et le collectif.
Pierre Goldman, qui vous y nommait K., a raconté avec beaucoup de pudeur votre rencontre dans son livre « Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France » (Seuil, 1975). Comment s’est-elle déroulée de votre point de vue ?
Mes parents, instituteurs en Guadeloupe, sont à Paris pour une année scolaire. On est en 1965, j’ai 17 ans. Ma sœur aînée est à la Sorbonne, elle est amie avec Roland Girard, lui-même le meilleur ami de Pierre Goldman. J’en entends donc énormément parler et je suis curieuse. Je le rencontre finalement au café Le Champo, où ils se réunissent entre étudiants pour se battre contre les fachos à Assas. Je l’imaginais rieur, or il ne l’était pas. Il ne me plaît pas. Puis je rentre en Guadeloupe. Je reviens à Paris en octobre 1969, où je m’inscris en licence d’espagnol à Censier.
Je le recroise lors d’une soirée chez un ami de métropole de mes amis guadeloupéens. J’ai 21 ans, il en a 25. Nous avons une passion commune pour Cuba que j’ai découvert dans le livre d’Ania Francos La Fête cubaine [Julliard 1962]. Il en revient. Je voulais alphabétiser à Cuba, être reporter comme Ania, faire la révolution. Il se passe quelque chose entre nous de très profond. Je suis son interlocutrice, non une fille qu’on fait danser. Il me raccompagne au premier métro, je rentre à la cité universitaire à Fontenay-aux-Roses [Hauts-de-Seine], je sais qu’il va m’appeler.
C’est en même temps le moment où Pierre Goldman s’engage sur la voie du banditisme…
Je n’en sais strictement rien ! Ce que je sais, c’est que notre histoire d’amour, qui ne va pas durer plus d’un mois, est fulgurante, secrète aussi en cette période de Black Panther, c’est la rencontre d’une négresse et d’un Blanc, et c’est tout sauf l’évidence à l’époque.
Pierre et moi, nous nous sommes créé un monde à nous, dans une langue faite de français, de créole, qu’il parlait à la perfection, et d’espagnol. En même temps, je sentais bien que c’était quelqu’un qui n’allait pas bien, qui était douloureux. Un jour, soudainement, il m’apporte un sac qu’il me demande de garder, il est distant, il paraît aller mal. Je regarde évidemment dans le sac qui ne contient que du linge sale, lui toujours si propre. Et puis il disparaît, sans donner de raison.
J’apprends un peu plus tard, en avril 1970, qu’il a été arrêté et inculpé du meurtre de deux femmes. Je suis incrédule, choquée. Pour moi, c’est la fin du monde. En même temps, je suis très en colère contre lui. Et voilà que la police me convoque quai des Orfèvres. On me présente la culpabilité de Pierre comme établie, on m’interroge pendant une journée entière. J’étais terrifiée. Ils menacent de dire à mes parents que je fréquente la pègre. Ils me font dire des choses dont je ne mesure pas à quel point elles peuvent se retourner contre Pierre. Ils me demandent d’authentifier le sac qui était chez moi, ce que je fais, sauf que s’y trouve, comme par hasard, un imperméable qui n’a jamais été dedans, ce que je signale à ceux-là mêmes qui l’y ont mis, sans savoir encore qu’il ressemble à celui que décrivent des témoins…
Vous le perdez alors de vue ; comment le retrouvez-vous ?
Je vais rester avec cette histoire dans ma tête pendant quatre ans. Je retourne à la fac. Il faut que j’oublie. Je vis avec un étudiant paisible, on se marie. Et puis le premier procès arrive, en décembre 1974, j’écoute les chroniques de Frédéric Pottecher à la radio, et je commence à comprendre que cette histoire n’est pas aussi simple qu’on voulait le faire croire et que Pierre ne ment pas. Mais il est condamné à perpétuité. Mon mari m’encourage alors à aller au meeting de soutien à Pierre à la Sorbonne, ce qui est d’un certain point de vue terrible pour notre couple. J’y apprends qu’on peut lui écrire en prison, ce que je fais.
Et là, très vite, tout se remet en place. Il me dit qu’il veut enfin vivre, qu’il va se défendre et qu’il va le faire pour moi, que je devrais divorcer puisque je n’ai pas d’enfant et l’épouser. On s’écrit tous les jours, j’obtiens un droit de visite. Je plaque tout pour le défendre, être à ses côtés. Nous nous marions à Fresnes trois mois après son acquittement, en présence de Georges Kiejman, de Régis Debray et de sa femme, Elizabeth Burgos, qui se sont eux-mêmes mariés dans une prison bolivienne, et de l’actrice Annabella Power, l’épouse du magnifique Tyrone Power, devenue visiteuse de prison, la grande amie de Pierre. Ils jouent au Scrabble depuis des années.
Pourquoi rompre aujourd’hui un silence de plus de quarante ans ?
Si je parle aujourd’hui c’est qu’il y a eu des choses accumulées avec le temps néfastes pour moi et ma famille. Des rumeurs, des livres, des légendes sur Pierre, des propos rapportés qui n’ont jamais existé, des phrases de lui mal interprétées, des choses inventées, consciemment ou inconsciemment malveillantes, insupportables… Vivant ou mort, Pierre a été un objet de fantasmes forcenés. Le film de Cédric Kahn a sans doute été l’étincelle qui m’a incitée à sortir de ma réserve. J’y deviens une vraie fausse moi-même.
Vous avez d’ailleurs assigné le producteur et le réalisateur du film en référé, demande qui a été rejetée le 22 septembre. Que demandiez-vous ?
Qu’un carton signale le caractère fictif de ma présence au tribunal ainsi que des propos qu’on fait tenir à mon personnage. La vérité, c’est que je n’y étais pas présente, pas davantage qu’au premier procès, ni dans la salle, ni à la barre.
J’ai, de fait, voulu témoigner pour Pierre, mais il s’y est opposé. Il voulait absolument me préserver de tout ça. C’est déjà une chose qu’on aurait pu respecter. Ensuite, on dit que Joël Lautric nous a présentés, ce qui n’est pas exact. Puis on utilise ma déposition à la police alors qu’elle n’a jamais été rendue publique. Mais je suis une personne vivante enfin, pourquoi ne m’a-t-on jamais consultée ? Et je ne parle ici que du film. Parce qu’il vous faut savoir qu’il est arrivé à Cédric Kahn, lors d’une avant-première à Paris, de faire voter à main levée le public pour déterminer qui le pensait coupable et qui innocent. Concernant une affaire qui a la force de la chose jugée, c’est obscène.
La scène est affabulée par le réalisateur, mais il faut préciser qu’elle rend hommage à votre amour et à votre dignité. Elle est à ce titre l’une des plus émouvantes du film. Ce n’est pas rien du point de vue du spectateur…
Non. Je n’étais pas là, point à la ligne. Le film restera et tout le monde croira que j’y étais. Ce n’est pas la vérité parce que Pierre ne le voulait pas. Je ne suis pas un personnage public, j’ai droit à ce qu’on ne romance pas ma vie.
En dehors de ce point sensible, le film trouve-t-il grâce à vos yeux ?
Non, et je vais vous expliquer pourquoi. La première chose, c’est qu’on ne comprend rien à cette histoire si l’on se met à fusionner, comme le fait Cédric Kahn, les éléments du premier et du second procès. Pierre, pour des raisons qui lui appartenaient, ne voulait pas se défendre lors du premier procès. La prison lui convenait. Au second procès, c’est tout l’inverse.
Il y a ensuite l’opposition structurelle qu’organise le film autour de Kiejman et de Goldman. Elle fait peu de cas de la fraternité qui existait entre les deux hommes. Il y avait bien sûr des antagonismes, mais pas parce que Pierre était l’homme incontrôlable que montre le film, et Georges le sage qui le jugulait. Tous les comptes rendus de l’époque attestent que Pierre est resté durant le procès très factuel, mesuré et concentré.
En réalité, Pierre en a voulu à Georges d’avoir omis de déposer à temps un recours au civil de la même façon qu’au pénal, si bien que sa condamnation définitive au civil l’a contraint à devoir payer de lourds dommages et intérêts aux victimes, et donc à passer symboliquement pour coupable dans une affaire dont il était réputé au pénal innocent. Jamais cette absurdité juridique n’a été levée. Le film s’ouvre sur cette scène, où Georges apprend qu’il est démis par Pierre dans une lettre au ton véhément et péremptoire, sans donner la vraie raison de son emportement. C’est malhonnête.
Par ailleurs, cette scène est un copier-coller d’un chapitre de la biographie, très contestable, de Michaël Prazan, publiée en 2005 sous le titre Pierre Goldman. Le frère de l’ombre [Seuil]. Trente ans après le procès, cet auteur tente de prouver la culpabilité de Pierre et fournit à cet effet le témoignage de Joël Lautric, qui y dément l’alibi qu’il avait donné au second procès. Présenté par Prazan comme un témoin capital, le problème est que Lautric, qui a publiquement changé quatre fois d’avis sur la question avec le temps, est tout le contraire : un témoin fragile et déconsidéré qui n’a pas pesé dans l’acquittement de Pierre.
Il y a eu, de fait, un mouvement de bascule, avec le temps, dans la conviction de l’innocence de Pierre Goldman…
Oui, c’est vrai. Beaucoup de gens, avec le temps, se sont mis à douter. C’est très difficile à expliquer. Il y a eu deux choses, je crois. D’abord, une série de brouilles stupides avec des célébrités qui l’avaient soutenu. A sa sortie de prison, on l’attendait dans les dîners, on voulait se montrer avec lui, on exigeait qu’il honore sa dette. Pierre estimait ne rien devoir, pas comme ça. Il haïssait la mondanité, ne répondait aux sollicitations que si ça lui convenait. On l’a rapidement jugé ingrat, insupportable.
Ensuite, un certain nombre d’ouvrages, à l’instar de celui de Michaël Prazan, se sont ingéniés à ternir sa réputation ou à jouer, sans l’ombre d’une preuve, avec l’idée de sa culpabilité. Les Masques, de Régis Debray [Gallimard, 1987], L’Insoumis, de Jean-Paul Dollé [Grasset, 1997], Vie et mort de Samuel Rozowski, de Myriam Anissimov [Denoël, 2007], en font hélas partie.
Ne pensez-vous pas, toutefois, que les deux livres qu’il a écrits, chacun à sa manière, revendiquent un goût de la violence, une obsession de la mort, un désir d’expérimenter les gouffres, qui ont pu convaincre de la possibilité de sa culpabilité ?
Il y avait, incontestablement, cette idée de la mort qui était intimement liée à son histoire personnelle et qui court dans ses livres. Mais il ne faut pas confondre Les Souvenirs obscurs… avec L’Ordinaire Mésaventure d’Archibald Rapoport [Julliard 1977]. Le premier est un essai intime, écrit avec sa chair. Le second un roman autofictionnel qui répond à son éditeur qui dit qu’il est l’homme d’un seul livre. Il met alors en scène, avec un humour plus que noir qui va se retourner contre lui, un type qui flingue des juges et des policiers. Un ovni littéraire qui leur tombera des mains à tous, pour qu’on lui fiche la paix.
Beaucoup de gens l’ont mal pris, y ont vu comme un aveu de culpabilité alors que c’était une sorte d’exutoire, de catharsis, par lequel Pierre réglait ses comptes avec le mythe qu’il était devenu. Pierre, vous savez, est sorti de prison heureux mais brisé. Il dormait mal, comme tout détenu. Nous recevions des menaces de mort. Et en même temps, il y avait une énorme pression sociale. Du côté de la pègre, qu’il avait côtoyée en prison, comme du côté mondain. Tout le monde le sollicitait sans arrêt, nuit et jour.
Est-il exact qu’il se soit rapproché du judaïsme en prison ?
Oui. Le rabbin Fima était important dans sa vie carcérale. Mais il n’est jamais entré en religion. Il allait au culte pour sortir de sa cellule, certes, mais aussi pour les retrouvailles et le partage avec d’autres juifs. Quand il était à bout, par exemple, il se couvrait la tête du châle de prière que le rabbin Fima lui avait offert, s’apaisant ainsi de la pression du dehors.
Quand il écrivait Archibald…, il allait parfois assister à la célébration du shabbat chez les frères Zemour [figures marquantes du grand banditisme à l’époque], qui l’avaient réconforté durant sa captivité. Il me racontait ces scènes surréalistes qui ont nourri Archibald, comme la grand-mère pieuse à côté des flingues sur la table pendant la prière.
Que pensez-vous des diverses pistes qui ont été évoquées pour son assassinat ?
Je ne veux même pas en parler. Je ne peux pas penser à ça et vivre en même temps. C’est fini. C’est trop tard. On ne saura jamais. Ce que je peux vous dire, c’est que Pierre m’avait fait promettre, en cas de malheur, de le faire incinérer, comme ses ancêtres l’ont été durant la Shoah. C’est Georges Kiejman qui m’en a dissuadée : « Tu as le droit de briser une promesse, Christiane. N’oblige pas ton fils à rechercher comme moi le tombeau de son père toute sa vie. Fais-le enterrer. »
Voir mourir son mari après trois ans de mariage, quelques jours avant la naissance de votre enfant, comment se remet-on d’une telle épreuve ?
On ne s’en remet jamais. J’étais à la clinique durant l’enterrement avec le nouveau-né qu’il avait tant désiré mais qui ne connaîtrait jamais son père. Quand j’en suis sortie, l’appartement était sous scellés.
Depuis quarante-quatre ans, je fais d’un anniversaire une fête sans penser à la mort. Et c’est cette date-là, précisément, qu’ils choisissent pour sortir ce film.
Voici les mots par lesquels Pierre Goldman achève en prison la rédaction de « Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France » : « Au terme de ce récit, je devrais me tuer, expier cette révélation où j’ai dû m’écrire afin de sauver ma vie d’une accusation fausse et infamante. Je ne le fais pas : mon désir de liberté est principalement inspiré par l’amour d’une femme. Elle m’a ramené dans la vie. Je veux l’y rejoindre. Sinon le calvaire de l’innocence perpétuelle et recluse m’eût parfaitement convenu. » Peut-on rêver plus belle déclaration d’amour ?
Pierre avait en fait écrit six pages, aussi intenses. Je n’ose pas vous l’avouer, mais, lorsqu’il m’a donné le manuscrit de ses dernières pages pour que je les relise et les apporte aux éditions du Seuil, je l’ai obligé à les enlever. Il m’a dit : « Mais Christiane, c’est de la littérature, ça nous dépasse. » J’ai répondu : « Tu descends les originaux au parloir, tu les déchires devant moi. Ça nous regarde. » Il l’a fait. Il a réduit à quelques lignes. C’est stupide, mais c’est toujours ce qu’on ne nous aura pas pris.