Impression différente en revoyant le film.
Jéronimo a écrit:
j'ai l'impression que le mec ne ressent plus rien et du coup j'en ai plus rien à foutre de sa gueule
On ne peut pas dire qu’il ne ressent rien ou qu’il est d’un "égoïsme assassin" comme je l’ai dit trop vite. C’est seulement que la douleur, la mélancolie, ce n’est pas son fort – ni le parti pris du film. Il n’est pas doué pour être malheureux, c’est comme ça, c’est son tempérament; sa chance aussi, son "bon heur" si on en croit l’étymologie, et c’est vrai qu’avant le drame final, il ne fait que d’heureuses rencontres, il n’a que des coups de chance, de l’amour qui lui arrive facilement et qui lui rend le bonheur facile, là où il est.
A la fin, à deux reprises, on le voit quand même s’éloigner un peu d’Emilie et des enfants pour faire quelques pas tout seul, dans les bois. C’est bien les deux seules fois (dans tout le film) où on le voit un peu pensif, un peu ailleurs. Est-ce qu’il songe à Emilie? à son père? Sans doute, mais à sa manière: un peu, pas longtemps : "
Mon père, quand il est mort, je l'aimais. Puis je l'ai oublié un peu, je ne pense pas tellement à lui. Mais je l'aime, il est là, ça continue.". Ce sentiment que les morts sont là, que l’amour continue derrière une forme d’oubli, ça passe dans le film par le montage plutôt que par les images.
Ce qu’il faut interroger, ce n’est pas l’égoïsme ou l’insensibilité du personnage mais plutôt nos habitudes de spectateur, qui sont heurtées par l’ellipse finale, parce qu’elle casse les effets d’identification habituels, comme tu le dis justement. Un film plus ordinaire aurait joué, à la fin, de la gamme habituelle de gros plans à laquelle les drames nous ont habitués: les visages douloureux, les cris, les larmes, toute la panoplie censée représenter adéquatement le long travail du deuil ou l’amour inconsolable. Rien de tout ça ici. On passe presque directement de la douleur à l’acceptation. Mais ce n’est pas un signe de l’indifférence de François, c’est un effet de montage, un saut dans le temps, de fin juillet (date de la noyade) à septembre (reprise du travail). Ce qui sert de transition, c’est un unique cliché, une photo de vacances:
Toute la famille s'est réunie en août, au bord de la Loire, après la mort de Thérèse. Tout le monde a l'air heureux – mais ce qu’on voit aussi, c’est l’absence, le fait que la femme n’y est pas.
La construction du film, c’est celle d’un album de famille (Varda en parle dans un entretien): les vacances au bord de la Loire, le déjeuner sur l’herbe pour la fête des pères, le barbecue de la Saint-Jean, le repas de famille sous les cerisiers pour la naissance de la petite... Un album, c’est-à-dire une juxtaposition de moments heureux ou quelconques, de clichés discontinus – où s’imprime la disparition de celle qui, d’un coup, n’y figure plus.
L’autre truc qui déroute, c’est justement le fait que, dans l’album du film, la disparue est presque immédiatement remplacée. Thérèse a pas eu le temps de mourir que déjà Emilie a pris sa place, comme si les deux étaient interchangeables. C’est vrai qu’elles se ressemblent physiquement et que la vie à la fin semble reprendre à l’identique – le film accentue cette identité en plaçant le même montage-séquence qu’au début, avec Emilie au lieu de Thérèse, toutes deux prises dans le même affairement quotidien, les mille contraintes toujours recommencées de la vie familiale: préparer le repas, faire le repassage, lever et coucher les petits... Mais ce serait faux de penser que l’une est remplacée par l’autre, sans perte, sans reste. D’abord, parce que durant tout le film, François ne cesse de dire ce qui différencie les deux femmes (tu en citais justement un passage: l’une est une plante vivace, l’autre un animal sauvage; l’une fait mieux l’amour, l’autre est plus tendre, etc; aucune raison de penser qu'il les confond, que pour lui ce sont les mêmes). Ce qui est répété entre le début et la fin, c’est seulement ce qui est répétable et que tout le monde répète chaque jour pour "bien faire la journée" comme dit François à son fils: le travail, les activités, tous les gestes que la vie, par ses nécessités impérieuses, impose en un cycle sans fin – mais ce que cette répétition fait apparaître (non dans les images mais entre elles), c’est le temps qui les sépare, l’écart incomblable entre un avant et un après, où la mort de Thérèse prend justement la valeur d’une perte sans remède.
(EDIT: faut garder en tête ici que Varda, à cette époque, se rattache au groupe Rive Gauche, au cinéma de ses amis Resnais et Marker, à qui ça dit aussi quelque chose, les amours frappées d'amnésie qui se répètent, les boucles temporelles, la mort et les désastres dont a tout vu et rien vu, comme on dit dans "Hiroshima mon amour")
Ca paraît simple comme procédé: montrer deux fois les mêmes scènes, des images délibérément identiques, pour faire apparaître une différence maximale (mais invisible) qui est seulement que du temps a passé, que la mort est passée par là. Mais à en juger par l’impression violente qu’on ressent à la fin, il faut croire que Varda est parvenu ici à créer quelque chose de rare. Selon moi, c’est toute la force du film, de parvenir à ce bonheur final qui n’est plus seulement une chance, un "bon heur" comme au début, mais une "reprise", aux différents sens du mot: les dernières images se situent en septembre, c’est la reprise, le retour au travail, aux faits ordinaires de l’existence; mais la reprise est aussi une manière de se ressaisir, de se reprendre après la perte; une répétition et un recommencement, la même vie et un jour nouveau.
On loupe vraiment quelque chose si on identifie l’ellipse temporelle à un oubli indifférent de la part de François. Ce qu’on voit dans les images finales, c’est la nature et le travail incessant qu'il faut faire chaque jour pour y continuer sa vie: ce sont des vivants qui mangent, qui dorment, qui travaillent et qui aiment, pour se fabriquer un monde où habiter, au milieu d’une nature qui ne meurt jamais, qui se répète sans se lasser, dans l’ignorance de ce qui s’use, de ce qui se dégrade, de ce qui meurt. Comme cette vie de la nature ne meurt jamais, il faut incessamment répéter les mêmes gestes et le même travail qui permettent d’y vivre – et c’est cette "reprise" que le film appelle le bonheur.
Mais ce qu’on voit aussi, c’est ce qui passe entre les images, dans la collure: la différence, que rien ne pourra répéter, entre un avant et un après; la différence, par exemple, entre ce repas préparé par Thérèse, et ce même repas préparé par Emilie: la même assiette, le même repas, le même geste de la vie continuée, mais, entre les deux, le temps, l’amour et sa perte, qui rendent ces deux images profondément différentes.