L’idée qu’un film puisse donner un instantané d’une époque peut entraîner également l’idée qu’un film d’une époque puisse également montrer ce qu’on en pensait d’une autre : il en va ainsi de
Dangereuse sous tous rapports (
Something Wild) réalisé par Jonathan Demme sur un scénario de E. Max Frye. Le film raconte comment Lulu (Melanie Griffith), sosie excentrique de Louise Brooks, se trouve un plan cul en la personne de Charlie (Jeff Daniels), jeune cadre dynamique nouvellement promu vice-président de sa boîte de trader, qu'elle a repéré alors qu'il tentait de se faire un resto-basket dans le
diner de Soho qu'elle fréquente. Après une partie de jambes en l'air dans un motel au cours de laquelle le brave Charlie menotté annonce à son boss qu'il ne viendra pas taffer ce vendredi, et un autre déjeuner impayé, le couple prend la poudre d'escampette pour le weekend et se met en route vers la Pennsylvanie natale de Lulu qui s'avère s'appeler Audrey, chose que Charlie apprend quand elle le fait passer pour son tout nouveau tout beau mari auprès de sa gentille maman. Charlie et Lulu/Audrey continuent la mascarade jusqu'au bal des anciens élèves d'Audrey où celle-ci croise son ex-mari, le dangereux Ray (Ray Liotta).
Pendant romantique d'
After Hours de Martin Scorsese sorti une année auparavant,
Dangereuse sous tous rapports ausculte également les tourments des yuppies à l'affut d'un peu de piment dans leur vie réglée, mais d'une manière nettement moins paranoïaque et plus sympathique envers ses protagonistes. Le scénario multiplie les faux-semblants : outre la double-identité Audrey/Lulu (qui passe de brune à blonde lors de son aveu), Charlie prétend être marié et heureux en couple alors que sa femme est partie avec les gosses six mois auparavant avec le dentiste. Lulu, elle, affirme qu'elle a récupéré une importante somme d'argent après un divorce mais en réalité elle se trouve toujours marié à Ray. La délurée et libérée Audrey se trouve en fait une âme sœur en le très coincé Charlie, "closeted rebel" qu'elle trouve être un "très bon menteur". Ce sont en fait deux paumés qui affichent une apparence au début ultra-caricaturale pour adopter différentes tenues et attitudes au fur et à mesure se retrouver eux-mêmes.
L'importance des vêtements dans le film est telle qu'on a même droit à une séance d'essayage en direct par Charlie alors qu'il se trouve en pleine filature d'Audrey, barrée avec Ray. Chaque élément vestimentaire, chaque objet a son sens dans l'éveil des personnages à leur être véritable. En vrac ; les lunettes cosmonautes d'Audrey quand elle observe Charlie, la cravate jaune hawaïenne de Charlie en goguette, le couteau caché dans la botte de cowboy de Ray... Et si Audrey porte dans le climax du film une chemise de Charlie, boutonnée jusqu'au col, est-ce parce qu'elle a été domestiquée ? Pas sûr parce que Demme nous la montre dans l'épilogue en capeline et robe à pois noires et blanches, couleurs que porte également Charlie avec sa chemise à carreaux et ses lunettes de soleil masquant un nez cassé.
C'est qu'entre-temps, le film aura évolué de la comédie au thriller avec l'irruption de Ray : ancien repris de justice et braqueur de banque à l'ancienne, c'est lui qui va se retrouver le catalyseur de la prise de conscience de Charlie et Audrey qu'ils sont faits l'un pour l'autre, non sans avoir fait tomber les murs de l'apparence entre les deux, puisque pris en otages dans le motel où réside Ray, ils devront s'avouer l'un l'autre leurs mensonges. Le combat final, dans la maison cossue du yuppie, se terminera dans des décors nus d'un blanc virginal où le sang et la violence vont dérégler une fois pour toute la vie rangée et apathique de Charlie. Demme utilisant même un échange de gros plans sur les visages de Charlie et Ray pour symboliser le passage de témoin dans la violence, via un coup de couteau rappelant le
West Side Story de Robert Wise, entre les adversaires. D'ailleurs le générique singe l'arrivée à Manhattan de ce dernier, mais à ras de terre et non en survol et en pleine plongée : ce qui permet de voir non seulement le soleil se lever mais également les déchets charriés par les bateaux dans le fleuve. Profession de foi qui va activer le mouvement du film.
Car Jonathan Demme emballe le tout avec un
road trip où les voitures font office de machines à remonter dans le temps* : s'éloignant de la ville où les panneaux d'interdiction ou de signalisation pullulent, le couple prend la poudre d'escampette sur les routes champêtres des U.S.A de Reagan, où on peut encore prendre en stop les marginaux du projet néo-libéral qui a pris le contrôle de la nation. Ainsi, pendant un weekend enchanté, Lulu redevient Audrey et amène son chevalier servant dans ce qui est
la scène pivot du film. Revenu dans une Amérique où le melting pot semble possible, où le rock fait vibrer les cœurs et où le drapeau américain ne sert pas qu'à emballer Rocky, le couple partage un temps le rêve fondateur ("Spirit of '76") avant que les lumières ne deviennent bleues et froides et que le danger refasse son apparition. Car, on peut échapper aux 80s et se réfugier dans la nostalgie (
Retour vers le futur et
Peggy Sue s'est mariée sont également passés par là) mais les 80s finiront toujours par vous rattraper et la psychose de l'effraction au domicile reprend le dessus dans la dernière partie.
*N'y connaissant rien en voitures, je ne saurai dire si les modèles qu'empruntent Charlie et Lulu sont de plus en plus vieux mais c'est une possibilité.Mais alors, film réac ? Que nenni, puisque Demme oppose le côté aseptisé et clinique de la maison de Charlie avec la vie bouillonnante de routard qu'il a connue le temps d'un weekend. Partout où Lulu et lui sont allés, l'humanité vivait, papillonnait, voire s'entraider : c'est la petite église à côté du motel quand Charlie dort dans sa voiture et d'où une paroissienne viendra s’enquérir de son état, c'est le tenancier de la station-service qui l'aide à choisir ses fringues comme les deux petite mamies dans leur boutique plus en avant dans le film, c'est le plan sur les bandages de la jambe de la mère d'Audrey alors qu'elle joue du clavecin (preuve en un plan que sa vie est aussi active que solitaire). Ce sont également les
guest de copains de Demme, scénariste pour Corman, qui font coucou comme John Sayles en flic, John Waters en vendeur de bagnoles d'occasion ou Charles Napier en cuistot. Demme et son scénariste (qui a également écrit des épisodes de
Band of Brothers et
Foxcatcher, autre film bien noir sur l'addiction au succès des 80s) cherchent, au fond, les dernières traces de contre-culture dans une société qui s'en écarte, mais sans charger la mule. Chez n'importe qui d'autre, le collègue comptable de Charlie qu'il croise au bal des anciens élèves serait une caricature, un personnage "jetez-moi des tomates" mais ici, il montre également petit à petit à la fois son admiration et son incompréhension pour l'autre, l'étrange, sans pour autant y ajouter de l'agressivité.
Enfin, c'est une comédie où les rôles sont gentiment inversés : Lulu se bourre la gueule et menotte Charlie au pieu, tandis que ce dernier endosse un joli tablier pour faire la vaisselle avec la mère d'Audrey, et le combat entre Ray et lui joue avec une imagerie homoérotique et SM.
Dans le final, Audrey débarque dans une automobile du début du siècle, preuve que ce n'est pas le regret de la jeunesse qui motive Demme mais plutôt celui de l'avènement du conformisme. Et là, où le titre français se plante complètement (mais pas autant que le titre canadien :
Dangereuse et Sauvage) en faisant peser le poids de l'intrigue sur le personnage féminin, il fallait bien entendu retenir le titre V.O. pour comprendre ce que cherche à réanimer les auteurs : un
soupçon de folie dans une société tristouille.