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Entre janvier et mars, le coronavirus devient progressivement une crise mondiale. Retour sur la communication floue du gouvernement, entre méthode Coué et injonctions contradictoires.
La France avait-elle assez de temps pour prendre les mesures adéquates face à la pandémie ? Pour l'exécutif, absolument pas. Sous la double menace de procès en série et de l'ouverture d'une commission d'enquête parlementaire à l'automne, d'ores et déjà prévue par le groupe LR, l'exécutif riposte face à ceux qui l'accusent d' "impréparation". Le 20 mars, face aux caméras, Emmanuel Macron se fendait d'une phrase cinglante : "Je félicite ceux qui avaient prévu tous les éléments de la crise une fois qu’elle a eu lieu(...) La France s’est mobilisée et a activé ses dispositifs d’alerte avant même que l’OMS (Organisation mondiale de la Santé) ne sonne le tocsin". La cible : Agnès Buzyn et son interview surréaliste du 17 mars au Monde, dans laquelle l'ex-ministre de la Santé expliquait avoir prévenu Matignon dès janvier de la pandémie à venir. Le 28 mars, alors que la cote de confiance du gouvernement s'effiloche, c'est sur Twitter qu'Edouard Philippe défendait (sèchement) l'action de son gouvernement face à la crise : "Je ne suis pas de ceux qui se défaussent face à leurs responsabilités. Certains pensent savoir parfaitement ce qu’il faudrait faire et n’hésitent pas à formuler des critiques a posteriori. Je leur laisse ce luxe." Plus catégorique encore : "Je ne laisserai personne dire qu'il y a eu du retard sur la prise de décision".
Et pourtant, on se laisserait tenter. S'il est encore trop tôt pour évaluer l'efficacité des politiques de santé publique déployées par le gouvernement, il est néanmoins possible d'en évaluer (à chaud) la réactivité. Le 25 mars, Pascal Marichalar, chercheur au CNRS, publiait sur La Vie des idées un texte intitulé "Savoir et prévoir" à la méthodologie limpide. Son objectif : dresser une chronologie des connaissances scientifiques sur l'épidémie à partir des publications du magazine Science, référence mondiale de la publication évaluée par les pairs. En tout, une soixantaine d'articles, du 3 janvier au 2 mars. "Je ne crois pas trop m'avancer en suggérant qu’au ministère de la Santé, on lit Science", se justifie Marichalar. C'est également notre postulat de départ. ASI a voulu juxtaposer la chronologie établie par le chercheur et les différentes annonces, mesures, et prises de parole du gouvernement sur le sujet du coronavirus, pour tenter d'évaluer la distance entre l'état de la connaissance à un instant t et sa traduction en décisions par les autorités. Voici ce que ça donne.
JANVIER : ÉMERGENCE DE LA MALADIE
Durant les premières semaines de l'épidémie, trois articles sont publiés dans Science. Ils relatent la découverte d'une pneumonie nouvelle dans la ville de Wuhan (3 janvier), l'isolation du virus, le séquençage de son génome et la mise au point d'un test de dépistage par les autorités chinoises (9 janvier), ainsi que le partage de la séquence génétique du virus avec le reste de la communauté scientifique mondiale (11 janvier).
21 janvier : Premier point presse de la ministre de la Santé Agnès Buzyn sur la question, qui explique que "le risque d'introduction en France de ce virus est faible mais ne peut pas être exclu."
24 janvier : Au sortir du conseil des ministres, Buzyn fait le point : "Le risque d'importation de cas depuis Wuhan est modéré, il est maintenant pratiquement nul". Quelques heures plus tard, son ministère annonce les trois premiers cas sur le territoire français, les premiers sur le sol européen. Le même jour, la ministre annonce que la France a déjà créé un test de dépistage qui permet "de rendre un diagnostic en l'espace de quelques heures", et que ce test sera "diffusé dans les hôpitaux publics dans le courant de la semaine prochaine".
26 janvier: La ministre, invitée du Grand Jury RTL, minimise la portée de l'épidémie. "La mortalité est beaucoup moins importante que ce que l'on imaginait, mais la contagiosité semble plus importante (…). On se rapproche vers un modèle contagieux mais moins grave. Le virus n'a pas muté", clame-t-elle. Interrogée sur le choix de placarder des affichettes de prévention à Roissy plutôt que de prendre la température des voyageurs de retour de Chine, elle assure que "tous les experts s’accordent à dire que c’est une fausse sécurité. C’est un symbole qui ne sert à rien, à part faire plaisir à la population. (...) Il suffit d’avoir pris un peu d’aspirine dans l’avion pour ne pas être détecté."
En cas d'épidémie, rien à craindre : "On est capables de mettre des gens à l'isolement dans beaucoup d'hôpitaux. Tous ces scénarios sont parfaitement préparés, c'est-à-dire qu'au ministère de la Santé, nous avons des scénarios en cas d'épidémies de différents types, pour savoir combien nous mobilisons de lits". Pire, elle assure que "nous avons des dizaines de millions de masques en stock, en cas d'urgence de santé publique pour l'émergence d'un virus ou d'une bactérie. Donc tout cela est parfaitement géré par les autorités, et si un jour il fallait porter un masque, nous distribuerions le masque." On commence déjà à parler de pénurie dans les pharmacies d'Ile-de-France. Pourtant, selon Buzyn, "on ne se protège pas soi-même en portant ce masque bleu (...) ce n'est pas un masque qui sert à se protéger d'un virus.(...) Il n'y a aujourd'hui aucune indication à porter un masque en France."
30 janvier : Pour l'OMS, le nouveau coronavirus est désormais une "urgence mondiale". Près de 8000 cas sont avérés dans 18 pays, et 170 personnes sont décédées en Chine. Pour autant, l'organisation se prononce contre la fermeture de frontières. En France, les voyageurs de retour de Chine sont invités à appeler le 15. Le surlendemain, Agnès Buzyn lance un numéro vert, dédié aux "questions non-médicales". Une hotline de l'approximatif qui fournit des réponses "irresponsables" comme... "appelez le Samu pour avoir des informations", révèlera Numerama le 28 février. Le ministère parle de "dysfonctionnements".
FÉVRIER : LA PANDÉMIE DEVIENT POSSIBLE
5 février : Science s'inquiète tout haut de la vitesse de la propagation du virus dans un article titré "Cette bête se déplace très rapidement. Le nouveau coronavirus sera-t-il contenu - ou deviendra-t-il pandémique ?" Les premiers patients asymptomatiques émergent, et les chercheurs découvrent qu'ils peuvent être contagieux. Enfin, l'article évoque pour la première fois les cas graves, qui commencent à saturer les hôpitaux de Wuhan. Epidémiologiste à l’école de santé publique de l’université Harvard, Marc Lipsitch déclare: " Je serais vraiment stupéfait si, dans deux ou trois semaines, il n’y avait pas une transmission en cours avec des centaines de cas dans plusieurs pays sur plusieurs continents".
11 février : Des journalistes de Science rapportent les premières pénuries de tests de dépistage "pour le nombre exponentiel de cas", alors que les laboratoires chinois tournent en surrégime.
16 février : La veille, la France a enregistré son premier décès des suite du virus,un touriste chinois de 80 ans arrivé le 16 janvier à Paris. Agnès Buzyn déclare qu'"il nous faut préparer notre système de santé à faire face à une éventuelle diffusion pandémique du virus". C'est la première fois que le mot de pandémie est prononcé... et c'est aussi l'une des dernières prises de parole publique de la ministre, parachutée au front des municipales dès le lendemain pour remplacer Benjamin Griveaux. Deux jours plus tôt, elle jurait pourtant sur France Inter avoir"un agenda trop chargé" pour démissionner de son ministère, notamment à cause de "la crise du coronavirus".
23 février: Le nouveau ministre de la Santé, Olivier Véran, déclare qu' "il n'y a pas d'épidémie en France", tout en annonçant la commande de masques "en grande quantité". Interrogé lors d'une conférence de presse sur la possibilité de fermer la frontière franco-italienne, il rétorque que la mesure "n'aurait pas de sens", d'une part "parce qu'un virus ne s'arrête pas aux frontières", d'autre part parce qu'il "n'y a pas à proprement parler d'épidémie en Italie"... puisque les autorités ont décrété le confinement "pour éviter qu'il y ait une épidémie". Tautologique.
24 février : Lors de son point presse quotidien, Véran évoque la situation des réserves de masques, alors que le spectre d'une pénurie agite le secteur médical : "Nous disposons de stocks stratégiques dans les hôpitaux, dans un très grand nombre de cabinets libéraux, et dans un grand nombre de services de l’Etat, qui nous permettent de faire face à la demande. […] Il n’y a donc aucun problème d’accès à ces masques pour toutes celles et ceux qui en ont besoin". Problème : selon CheckNews (Libération), le ministre aurait dit l'inverse, le jour même, au président du syndicat des médecins généraux (MG France), Jacques Battistoni.
25 février : Pour Science, le couperet tombe : nous sommes face à une pandémie impossible à arrêter. L'OMS, de son côté, n'utilise pas encore le terme. Le virus fait alors 80 000 malades et 2700 morts, dont 97% en Chine. L'article fait apparaître pour la première fois la célèbre formule "flatten the curve" (aplatir la courbe), que l'on retrouvera le 11 mars sous le stylo d'Olivier Véran à la télévision. La stratégie d'endiguement chinoise tire ses premières conclusions : oui, la fermeture des lieux de loisirs et l'interdiction des rassemblements semblent efficaces. "Il me semble que le virus s’est vraiment échappé de la Chine et est en train d’être transmis largement. (...) Je suis maintenant bien plus pessimiste quant aux chances de réussir à le contrôler" explique Christopher Dye, épidémiologiste à l’université d’Oxford, interviewé par Science.
Symbole de l'aveuglement gouvernemental : interrogé par RTL le matin même, Olivier Véran affirme qu'"il n'y a plus, aujourd'hui, de malade en circulation en France. Il n'y a plus de malade hospitalisé. Le dernier patient est sorti guéri hier de l'hôpital de Lyon."
26 février : Le match de la Ligue des Champions entre l'Olympique Lyonnais et la Juventus Turin, à Lyon, est maintenu. Malgré la polémique, 3000 supporters italiens sont autorisés à faire le déplacement. Interrogé la veille sur RTL, Olivier Véran estimait que "aucun argument scientifique et médical aujourd’hui ne nous conduit à arrêter des événements collectifs parce que le virus n’est pas circulant en France et parce que les cas sont circonscrits en Italie ".
Pendant ce temps-là, en audition commune organisée par la commission des Affaires sociales au Sénat, le directeur général de la Santé Jérôme Salomon continue d'affirmer que des réserves de masques existent : "Il y a des stocks stratégiques importants détenus par Santé Publique France sur les masques chirurgicaux. On n’a pas d’inquiétude. La seule chose, c’est qu’on attend. On ne distribue les masques que quand c’est nécessaire : aux malades, aux personnes-contacts dans la zone où circule le virus. Si demain on nous dit qu’il y a une zone où le virus circule, évidemment qu’on privilégiera cette zone (…) Il n’y a pas de sujet de pénurie."
27 février : Sur Europe 1, Sibeth NDiaye justifie l'absence de principe de précaution en s'arc-boutant sur les données médicales françaises : "On doit garder ses nerfs, garder son calme (...) on ne peut pas prendre de décision uniquement sur la foi de la peur (...) en France, on a moins d'une vingtaine de cas. Je vous rappelle qu'une épidémie de grippe en France, c'est en moyenne 2,5 à 3 millions de personnes infectées chaque année." Et d'ajouter dans la phrase suivante : "Je ne fais pas la comparaison entre la grippe et le coronavirus". Conclusion de la journaliste Sonia Mabrouk : "Vous avez la responsabilité de cette décision [de fermer la frontière avec l'Italie]. On a l'impression que vous vous cachez derrière l'avis des médecins."
L'après-midi, à l’issue d’une réunion à Matignon avec les chefs de partis, Edouard Philippe prend la parole. La ligne n'a pas bougé : hors de question de paniquer. "Je veux rassurer les Français(...)il n’y a lieu ni d’avoir peur, ni d’être négligent", tempère-t-il. Le même jour, il annonce la commande de 200 millions de masques de protection, pour pallier la pénurie qu'Olivier Véran s'entête à nier. En visite à la Pitié-Salpêtrière, Emmanuel Macron prophétise quant à lui " une épidémie qui arrive..." Les voix de l'exécutif n'arrivent plus à chanter à l'unisson.
28 février : Jean-Michel Blanquer rentre d'Italie. Interrogé par Sonia Mabrouk (Europe 1) sur son absence de masque, il rétorque que si "le masque est utile dans certaines circonstances (...) ça ne sert à rien de le voir comme un outil absolu." Quant à la pertinence d'un déplacement du président et de plusieurs ministres à Naples (l'Italie compte 888 cas et 21 décès au 28 février), là encore, Blanquer hausse les épaules : "Il n'y avait pas plus de risques à être à Naples hier que dans n'importe quelle autre ville d'Europe (...) On a simplement des réactions rationnelles de sang-froid, et proportionnées". Comme NDiaye la veille, Blanquer traduit en discours la stratégie française de la "réponse graduée" : plutôt que d'implémenter des mesures agressives de confinement dès le début, les pouvoirs publics préfèrent jouer la confiance et y aller petit à petit.
29 février : La barre des 100 cas est franchie en France. Edouard Philippe convoque un conseil des ministres extraordinaire pour évoquer la situation sanitaire... et surtout décider le recours à l'article 49.3 pour faire passer la réforme des retraites. Le soir même, le Premier ministre est sur TF1. Avec les mêmes éléments de langage que deux jours plus tôt, copiés-collés. Minimiser, toujours, mais avec gravité. "Nous avons toutes les armes pour faire face. Je ne veux ni faire peur, ni faire comme si tout cela n'est pas grave (...) Je dis aux Françaises et aux Français que nous avons un plan." Ce plan, c'est le passage au stade 2 de l'épidémie. Les rassemblements de plus de 5 000 personnes sont désormais interdits. Le Salon de l'Agriculture ferme ses portes en avance. Le semi-marathon de Paris est annulé. La Ligue 1, elle, continue.
MARS: PRÉLUDE AU CONFINEMENT
2 mars : Science relaie les conclusions d'un rapport de l'OMS sur la stratégie d'endiguement chinoise. Au regard des chiffres, Pékin a réussi à contenir le virus. "La question", écrit le journal, "est désormais de savoir si le monde peut retenir les leçons du succès chinois - et si les confinements massifs et les mesures de surveillance électroniques imposées par un régime autoritaire fonctionneraient dans d'autres pays."
En France, la communication gouvernementale s'opacifie. Le matin du 2 mars sur Franceinfo, Sibeth NDiaye déclare qu'il n'y a pas "à ce stade d'épidémie au sens médical du terme" , tout en reconnaissant "une petite anticipation de l’organisation générale du système de soins au moment d’un passage en phase 3" de la part des hôpitaux. Dans les "clusters" de l’Oise, de Haute-Savoie et du Morbihan, les écoles restent fermées, mais pas ailleurs. Stupeur : dans l'Oise, les marchés sont fermés, mais pas les supermarchés. L'Obs décrit déjà les nouvelles recommandations comme un "casse-tête".
L'après-midi, en visite dans un hôpital bordelais, Edouard Philippe demande que "chaque Française, que chaque Français devienne un acteur de ce combat, de cette lutte, et cela veut dire avoir en tête des choses très simples à faire, mais qui sont essentielles" - se laver les mains, éternuer dans son coude et s'auto-confiner lorsque l'on présente des symptômes. Le 3 mars, Olivier Véran aura cette phrase, qui résume à elle seule toute la philosophie de l'exécutif jusqu'au confinement : "Nous ne sommes pas en épidémie, nous faisons face à une menace épidémique qui se rapproche." Quinze jours plus tard, elle sera encore suffisamment lointaine pour envoyer 21 millions de Français à l'isoloir.