1944, un bateau s'enfonce dans l'Océan Atlantique, coulé par un sous-marin allemand. Une femme, très élégante, ayant pu sauver ses bagages et son manteau d'hermine, s'est réfugiée dans un petit canot. Impassible, elle filme la catastrophe avec une petite caméra. C'est visiblement une journaliste reconnue.
Elle est progressivement rejointe (à la nage) par d'autres passagers, tous très typés : Kovac un mécano, viril, tatoué, et qui ne cachera pas ses sympathies communistes. Charles Rittenhouse, un grand patron, issu du même univers que la journaliste et qui s'efforcera de maintenir les usages de son milieu et d'organiser la vie à bord. Sparks et Alice, un marin anglais et une infirmière américaine, tous les deux dévoués et plus effacés, mais déjà habitués à la guerre (c'est le troisième naufrage de Sparks). Gus Smith, un mécano, copain de Kovacs, bedonnant et jovial, mais blessé à la jambe. Joe, un mécano afro-américain, visiblement venu du Sud rural et raciste, qui sauve du naufrage une jeune anglaise, catatonique, et son bébé. On apprendra que la mère était déjà traumatisée par un bombardement, et venue aux USA pour accoucher et suivre un traitement psychiatrique . Et finalement, ultime survivant, un marin allemand, le sous-marin ayant lui-même été coulé par sa cible...
(le caméo, mais aussi l'article sur les comités de riverains des parcs ,ainsi que celui sur l'effondrement cosmique)
Lifeboat (laissé sans traduction en français, il est vrai que
Le Canot de sauvetage ou
La Barque sonnent mieux dans une nouvelle que dans un film ) est un film moins commenté et, semble-t-il, moins vu, que les autres Hitchcock de cette période. Il est basé sur une nouvelle de Steinbeck, qui s'est fâché avec Hitchcock pendant le film, s'estimant trahi, et fut remplacé par Ben Hecht.
Disons-le tout de suite, c'est un très bon film, formellement différent mais politiquement assez proche des Enchaînes par le point de vue porté sur le nazisme. Tout l'enjeu du film est de le définir moins comme une idéologie nationale que comme une radicalisation, à la fois irréfléchie et d'une complaisance calculée, des aspects les plus violents et irraisonnés de la psyché humaine. C'est à dire qu'il ne se pense comme problème morale et ne peut être jugé que là où il ne fait pas obstacle à l'identification. Hitchcock décale le film de propagande guerrier : le problème est déjà moins de combattre le nazisme que de le juger, d'autant plus que sa différence et singularité monstrueuse est en permanence justifiée et expliquée par les criminels eux-mêmes. Du point de vue de l'ennemi, la guerre et la mise à mort de l'autre sont paradoxalement un discours tenu vers ceux à qui ils s'opposent.
Le juger est un rapport à soi-même plutôt qu'à l'autre. L'erreur est de confondre le refoulé avec le caché.
Il y a dans le film quelque-chose d'à la fois archaïsant et statique, d'issus de plusieurs genres, à la fois dévalués et nobles (le théâtre, le cinéma muet, le jeu d'enfant mais aussi des réminiscences du
Radeau de la Méduse de Géricault et d'Homère) et étonnement moderne. Cette modernité concerne notamment la manière dont les personnages sont hyper-typés sociologiquement, tout en développant chacuns une histoire et un parcours de vie
crédibles. Paradoxalement la surécriture - car le film est tout en dialogue (et certaines parties relèvent presque du screwball du fait de l'humour cynique du personnage de Tallulah Blankheart) ) fait sortir les acteurs, excellents, du jeu naturaliste et psychologisant de l'époque. Pour autant, malgré ce statisme, lié au dispositif du film (un grand nombre de personnages en même temps dans le cadre), les effets de montages, cadres et inserts sont remarquables. Le tout début avec le naufrage et les plans sur les débris est aussi simple que génial. Le trucage pyrotechnique final a aussi extrêmement bien vieilli. Le noir et blanc renforce le réalisme du film, il réprésente plus la résolution d'une contrainte technique qu'une stylisation expressionniste. La barque n'est montrée qu'une seule fois de l'extérieur, ce qui renforce la sensation d'être réellement en présence de la mer.
Mais sortir donc de la psychologie : certains personnages cachent un trauma (que le film bien sûr mettra à jour) ; d'autres un désir (la fade, jolie et efficace infirmière qui dira tout à coup
Je suis bien contente que le bateau ai coulé, avant de broder sur une histoire d'amour avec un médécin marié digne des Inconnus pour se rattraper), mais l'apparence extérieur du refoulement et la fonction de l'aveu sont à chaque fois identiques. Le seul personnage au sujet dquel on ne peut distinguer ce qui relève du trauma ou du désir est le nazi (idée géniale :
).
Le film est aussi étonnament érotique. Le fil narratif central est la relation amour-haine entre Tallulah Blankhead et le mécano communiste joué par John Hodiak où, à la fascination pour les tatouages de l'une -
répond le fétichisme du pied de l'autre.
Peut-être cette réciprocité et équivalence indiquent aussi que la bourgeoise et la communiste partagent une même idée - isolée - du pouvoir
).
Plus le bateau s'enfonce dans la soif, le soleil et le désoeuvrement, plus les personnages ont envie de baiser - il n'y a plus rien entre le cul et la politique, et pour cela l'ordre social, même au sein de la catastrophe, est intégralement conservé. Cette conservation est l'autre nom de la honte, c'est aussi une censure du signe, mais pas de la réalité sous-jacente, qui reste dicible et échangeable avec autrui. Les personnages sont perpétuellement à la recherche d'un objet de transaction qu'ils ne trouvent, soit qu'il soit emporté npar les flots, soit qu'il corresponde à ce que autre a déjà.
Sur un autre plan, il y a aussi une représentation, intéressante car rare chez Hitchcock, d'un personnage afro-américain (joué par Canada Lee) . Cela a été une des causes du conflit avec Steinbeck, qui a reproché à Hitchcock le côté caricatral du personnage (à la fois effacé et héroïque, c'est lui qui sauve l'anglaise, ce que les autres personnage oublient
.
C'est vrai, mais le film est aussi très franc dans la dénonciation du racisme des autres personnages (la gêne de Rittenhouse, qui dirige le bateau comme une entreprise, quand il doit proposer à Joe de voter sur le sort du bateau, en dernier, et l'abstention de ce dernier qui a la connotation d'un signe de résistance. J'ai personnellement trouvé ce personnage fullerien. Cela rappelle, mine de rien, le héros de
L'Homme qui Meurt de Baidwin qui explique pourquoi il n'en a rien à foutre de la Deuxième Guerre Mondiale.
Le film a aussi des moments d'une puissance shakespearienne (
)
Comme d'habitude, je surcommente, mais le film est,profond et extrêmement drôle, un des grands Hitchcock. Peut-être un peu plus "mineur" que
Notorious ou ses classiques des années 50, mais finalement (à cause de cela) ayant plus fortement influencé le cinéma contemporain (sans ce film pas de
Gravity ou d'
Interstellar, qui compensent la perte de vérité psychologique par un esprit de sérieux parfois difficile à avaler).
Très bonne prestation de Tallulah Bankhead, actrice que je n'avais jamais vu avant ce film, marquante, sorte de mixte entre Katherine Hepburn pour la distinction à la fois excentrique aristocratique et Marlene Dietrich pour quelque chose de plus à fleur de peau et cynique. Hitchcock a, pour une fois, visiblement beaucoup de sympathie pour son premier rôle féminin; il est vrai plus âgée (le film est un
come back ) que les autres blondes de ses films. Film aussi pratiquement sans musique, hormis le générique, très novateur pour l'époque, qui nous implique
in media res dans la naufrage.