Jason Holliday, de son vrai nom Aaron Payne comme il l'explique dès le début (En restant Aaron Payne j'étais encore plus mal barré dans la vie
) , est un prostitué noir et gay. Son visage rappelle celui de James Baldwin et il a un peu le même background et la même sensibilité. Issu d'une famille de la bourgeoisie antillaise, installée en Alabama, il a pas mal bourlingué entre San Francisco, Los Angeles et New York. Il aspire à devenir acteur, sans bien savoir s'il vise par là le cinéma d'auteur (comme son ami Carl Lee qui l'interpelle hors champ) ou des revues drag miteuses, soit s'il veut par là acquérir une légitimité pour rompre avec son milieu, ou au contraire le faire durer pouvoir y rester, en transformant chaques portes de sortie en autant de filandreuses lubies.
Shirley Clarke l'invite dans son appartement du fameux Chelsea Hotel, en lui fournissant whiskey mais aussi visiblement joints voire excitants, pour qu'ils se raconte. Les changements de pellicules sont systématiquement encadrés par des fondus au blanc (ou plutôt des flous) sur son visage. Périodiquement, l'équipe du film interagit avec lui, pour orienter la discussion sur des anecdotes précises (dont ils connaissent d'avance le ridicule) , voire le provoquer sur le mode de la dénonciation sauvage de la mauvaise foi de l'autre Film ambigu et double, et qui semble reprocher à son personnage de l'être moins que lui. Film sartrien, existentialiste chic, où la névrose est une intention, individuelle et postérieure au milieu - aliénante mais aussi contingente et donc susceptible d'être supprimée - le personnage refoulerait sa liberté plutôt que ses blessures.
Jason est à la fois un
showman caustique, intègre et sardonique, mais non reconnu, rappellant l'ambiance des chansons de Lou Reed, et un homme visiblement malade ou psychologiquement souffrant, dont la pensée et le discours s'effilochent, se répètent en s'amoindrissant. La caméra de Clarke prétend objectiver cette contradiction, mais me parait également l'entrenir en l'agressant : elle permet le dispositif. Clarke pâtit d'un préjugé warholien, faisant de l'obscurité voire de l'anonymat des échecs - le spectacle serait la vérité de la culture, le succès et la reconnaissance restant des transactions. Mais Jason est à la fois trop abîmé et déçu pour espérer en la réciprocité des hommes, et pas assez que pour fermer sa gueule.
Les aperçus que Jason nous donne sur son talent d'acteur sont plutôt pathétiques, ses imitations complètement ratées (à part celle, spontanée, de Miles Davis, visiblement un pote, où là il est drôle car il ne cherche pas à forcer le trait), d'autant plus que l'on sent son souhait de valoriser la mythologie gay, qui échoue faute de talent.
Par contre ce qu'il nous dit sur l'histoire de sa famille, ou l'analyse rapide et percutante de son expérience du racisme sont forts, on est dans un domaine plus classiquement psychanalytique et politique, mais qui devient rival au film : son discours cesse paradoxalement d'être autocentré, le monde existe. C'est la limite du film qui ne distingue pas la critique d'une chance d'incarnation du social, lui-même neuf et massivement physique dans la mesure où son injustice est énoncée avec une précision inédite. Et la dureté des relances de Clarke et Carl Lee voit juste malgré tout : cet homme a la parole finalement difficile non parce qu'il refoule, mais parce qu'il n'arrive pas à oublier.
En fait Jason est à cheval entre deux époques culturelles de l'identité gay : l'univers sacrificiel à la Jean Genet qui l'use car il l'incarne réellement ; et la reconnaissance et réintégration partielle dans l'
entertainement et une forme de raffinement plus consensuels, dont le public n'existe pas encore, n'est pas prêt. C'est un homme sans lieu, sans écoute : il a le droit à la solitude ou alors à la reconnaissannce, les deux ne peuvent pas lui être donnés ensemble.
L'esthétisme du film n'offre par un contre-lieu, c'est un rapport figuratif à un jugement - l'ironie est une forme, l'affect une ébauche d'abstraction . La méchanceté des relances de Carl Lee et Shirley Clarke essayent tout à la fois de faire parler un sur-moi freudien que Jason Holliday serait supposé ne pas percevoir (alors qu'il est au contraire au fait de la psychanlyse et de la psychiatrie, qu'il décrit bien et dont il comprend les termes) et de créer ex nihilo un environnement quasi spatial autour de leur sujet, transformer le cas en expérience .
Le personnage est gênant pour les cinéastes eux-mêmes car il n'est pas à la hauteur de ses ambitions, voire de son mythe, comme si cet écart était une paresse de sa part, alors qu'il sait, mais pour le coup tout seul (ou à partir de la fiction de sa solitude, créé pour les besoins du film), que c'est précisément là où se glisse le savoir, la nécessité d'un propos sociologique. De l'impuissance comme
effet, dans tous les sens du mot.