L'Alcazar est un cinéma. S'y affrontent deux cinéphiles rivaux, peut-être amoureux (avec les cinéphiles, on ne sait jamais). Jeanne (Elizabeth Morau) est à Positif, Guy (Olivier Maltini) est aux Cahiers. Ça se passe en 1955, mais, par commodité, Moullet filme ça (c'est le présent du tournage) en 1989. A force d'ellipse, le film fait 52 minutes. Ils s'engueulent sur Cottaffavi. Qui s'engueule encore sur Cottaffavi ? Qui connaît Cottaffavi ? Moullet vient de finir un long métrage. Il y parle de la mort de Godard. Celui qui ne rit pas est mort. Toi, au fond de la classe, tu ne ris pas ? Pan. Tu es mort(Skorecki)
L’Alcazar, c’est donc un cinéma, et les sièges sont évidemment ceux des premiers rangs : les sièges pas chers des enfants et des cinéphiles, les sièges qui grincent et qui finissent par s’effondrer ; c’est aussi le siège des programmes pour voir enfin ce film de Cottafavi, et le siège des jeunes filles qui ont pourtant si mauvais goût ; c’est plein d’autres choses encore : c’est un film de Luc Moullet, c’est la bouée et la balise de tout cinéphile malheureux.
Ce qui me plaît chez lui, et de plus en plus à chaque film que je découvre, c’est surtout un rythme, une façon unique d’empiler consciencieusement, en plans souvent très longs, des moments flottants de grand n’importe quoi. C’est difficile à décrire, mais j’ai parfois eu l’impression de passer sans transition des Straub aux burlesques, entre rigueur (voire rugosité) (parce que c’est parfois chiant, hein) géométrique des plans et comique patapouf, cynique et distancié mais jamais humiliant, et plus amusé que vraiment nostalgique. Un cinéma de la juste distance, celle de l’observation scientifique, de l’entomologie, voire de la géographie : Moullet dit quelque part qu’il serait bien devenu prof de géo.
Le principe du film, c’est un peu le péché mignon du cinéphile : la liste, le catalogue, qui est peut-être un catalogue de clichés, mais alors de clichés travaillés, prolongés jusqu’à en faire éclater le bonheur, jusqu’au gag pince-sans-rire et euphorisant. Du coup, on peut sans craindre le hors sujet replier le film sur lui-même, jusqu’au portrait robot qui lui sert de colonne vertébrale. Sachant que fétichisme cinéphilique régressif vaut ici mieux que grosses pattes théoriques abrasives. Or, donc, le cinéphile, tel qu’en lui-même enfin :
- Il se place systématiquement dans les deux premiers rangs, où il a ses fauteuils favoris
- Il enfonce ses deux genoux dans le fauteuil qui suit
- Il note sur son petit carnet tous les noms du générique
- Il se jette sur l’Officiel des spectacles
- Il exige fanatiquement le respect des formats de projection
- Il est ultra snob, tient Antonioni pour un suiveur scolaire de Cottafavi, s’étonne qu’on passe des films à la télévision, vénère de tous petits maîtres
- Pendant le court-métrage, il se cache les yeux
- Il promène amoureusement ses Cahiers du cinéma et se torche avec Positif. Ou l’inverse, cf. Un steak trop cuit.
- Dans la lutte entre le cinéma et le monde, il a choisi le cinéma
- « Dans la vie d’un cinéphile, il y a la naissance, puis le premier article, et la carte verte »