La nuit est tombée depuis longtemps à Nanterre, ce vendredi soir de septembre. Il est plus de 21 h 30 quand onze hommes et femmes quittent d’un pas pressé le palais de justice et se séparent. Ils ne se connaissaient pas deux semaines plus tôt, ne se reverront probablement pas, mais n’oublieront sans doute jamais l’expérience extraordinaire de jurés d’assises qu’ils viennent de vivre ensemble.
Quelques minutes plus tôt, la présidente de la cour d’assises des Hauts-de-Seine, Jeanne Duyé, annonçait à l’accusé, debout dans le box, le résultat du délibéré auquel ces citoyens ordinaires ont donné leur voix. Douze ans de réclusion criminelle pour des viols, des violences habituelles pendant une quinzaine d’années et des menaces de mort sur sa femme. Il est en revanche acquitté des soupçons d’agressions sexuelles sur leurs deux filles de moins de 15 ans.
La lecture du verdict ne dure qu’une poignée de minutes, mais les jurés ont l’air absent. Celui-ci regarde ses pieds, celle-là se concentre sur le stylo qu’elle tripote, un autre réussit presque à disparaître à force de rentrer la tête dans les épaules. Une jeune femme, hagarde, blafarde, semble tétanisée. Elle ne souhaite pas parler de cette expérience de jurée, contrairement à quelques-uns d’entre eux, qui acceptent, sans trahir le secret du délibéré, de raconter cette rencontre exceptionnelle avec la justice pénale qu’un tirage au sort leur a imposée. Au-delà de l’annonce du verdict, que tous disent avoir vécu comme le moment le plus dur de leur mission, chacun livre un témoignage d’une grande lucidité sur la justice et l’acte de juger.
Tout avait commencé en décembre 2021 pour les uns, au printemps précédent pour les autres, par une lettre les informant qu’ils avaient été tirés au sort sur les listes électorales de leur commune pour participer à la constitution des jurys d’assises en 2022 dans leur département. « Cette possibilité m’était complètement sortie de la tête », reconnaît cette infirmière de 29 ans, avant de recevoir en juin une convocation pour cette session d’assises de deux semaines, avec trois affaires à juger. Le programme est joint : un viol en récidive, jugé sur quatre jours, un meurtre, jugé sur trois jours, et, pour finir, des violences intrafamiliales. Se défiler est passible de 3 750 euros d’amende, met en garde la missive.
« Je regarde “Faites entrer l’accusé” »
« J’ai eu tout l’été pour stresser », explique cette coiffeuse, qui n’espère qu’une seule chose en ce premier jour, « être récusée ». Son vœu sera, en pratique, exaucé. Elle ne sera tirée au sort sur aucune des trois affaires. Elle peut rentrer chez elle. Cet informaticien de 54 ans est, au contraire, curieux de voir ce que cela peut « montrer sur la nature humaine ». « Je suis un peu au courant, je regarde “Faites entrer l’accusé” », précise-t-il, le regard bleu sous un crâne bien dégarni. Deux semaines plus tard, heureux d’avoir enfin été appelé à siéger pour le troisième dossier, il se dit épuisé par la densité des journées et les courtes nuits à ressasser l’affaire.
Trente-cinq jurés ont été convoqués au premier jour de la session pour la constitution du jury populaire. Un rite emprunté par la Révolution française à la démocratie athénienne. Après une demi-journée d’information sur leur mission, voilà ces juges d’un jour confrontés à la réalité d’un procès criminel. La salle d’audience, pleine à craquer, semble saisie d’effroi quand l’accusé est introduit menotté par trois policiers en armes dans le box. Quelques regards furtifs sont jetés vers lui, mais beaucoup n’osent pas lever les yeux. « Il était assez massif, il m’a fait super peur, malgré les vitres blindées », reconnaît cette chargée de communication de 41 ans. Le silence redevient religieux quand résonne l’urne en bois d’où la présidente tire les noms de ces anonymes.
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« Récusée », lance l’avocat de la défense au premier nom tiré. Quatre femmes seront exclues d’emblée, sans explication, du jury composé de neuf citoyens – on est en appel – et deux jurés supplémentaires, des suppléants sans voix délibérative. Les autres retournent à leur travail ou leurs occupations jusqu’au procès suivant.
Les onze élus ont dû jurer, selon l’article 304 du code de procédure pénale, « de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse, ni ceux de la victime (…) ; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection (…) ; de décider suivant [sa] conscience et [son] intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre ».
Après une courte suspension d’audience, le temps pour chacun de prévenir son employeur et sa famille des quatre journées réquisitionnées par la justice, la plongée dans les sordides détails d’un viol se fait sans préavis. Se raccrocher aux dates, aux heures, aux lieux. Noter scrupuleusement les éléments du récit. Tenter de ne pas montrer ses émotions.
Le 3 mai 2019, une lycéenne de 18 ans suit un homme dont elle vient de faire la connaissance dans le RER. Ils bavardent. Elle monte chez lui. La conversation glisse, il lui montre des vidéos sexuelles, veut l’embrasser, elle le repousse. Il lui prend son téléphone. Elle se sent piégée et n’offrira pas de résistance. Suivent fellation, anulingus, pénétration vaginale… Il la raccompagne jusqu’à la station de RER, où les caméras de surveillance les montreront en train de s’embrasser langoureusement.
Six heures de tour de table
Lui, 28 ans au moment des faits, affirme qu’elle était consentante, même volontaire. Elle appelle, tétanisée, sa meilleure amie à peine après avoir quitté cet inconnu. La copine pose le mot « viol » sur le récit froid qu’elle recueille de son amie, étonnamment détachée des événements qu’elle vient de vivre. La police est alertée, la soirée se termine à l’unité médico-judiciaire pour les « constatations » par une gynécologue.
« On n’a pas tous les éléments, il manque des pièces au puzzle. C’est une responsabilité très lourde, avec une tension psychologique et une fatigue physique qui s’accumulent pendant les quatre jours d’audience », raconte ce juré, les cheveux gris soigneusement peignés, au lendemain du verdict. Directeur d’une société dans l’immobilier, il confesse derrière ses fines lunettes être rentré chez lui avec une interrogation obsédante : « A-t-on décidé la juste peine ? » Quinze ans de réclusion criminelle avec une période de sûreté des deux tiers et un suivi sociojudiciaire avec injonction de soins pendant cinq années après sa libération, qui pourra être sanctionné de sept ans de prison s’il ne le respecte pas. En première instance, en juin 2021, la cour d’assises de Pontoise l’avait condamné à vingt-cinq ans d’emprisonnement.
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Acmé du procès, le prononcé de la peine signe sa fin. Les débats pour la fixer occupent, dans le secret du délibéré, les moments les plus complexes des échanges. Derrière les portes verrouillées de la salle d’audience, gardées par la police, ce huis clos entre la présidente, ses deux assesseurs et le jury populaire a duré plus de six heures pour cette affaire de viol. Le tour de table est long, chacun doit motiver sa réponse aux questions. Les éléments à charge et à décharge sont débattus. Les magistrats se prononcent en dernier pour ne pas influencer les jurés. Certains ont repris leurs notes la veille du délibéré pour écrire chez eux un texte résumant leur analyse. D’autres ont dressé un tableau en deux colonnes pour peser le pour et le contre.
« Une année de prison, ce doit être long ! Qu’est-ce que dix ou quinze ans ? », s’interroge un développeur Web de 38 ans. Il regrette que la visite de la maison d’arrêt de Nanterre ne soit plus organisée pour les jurés en début de session depuis la crise liée au Covid-19. Après avoir voté sur la culpabilité, qui doit être prononcée à la majorité d’au moins huit voix sur douze (il faut sept voix sur neuf en première instance), viennent les questions sur la sanction.
« Le processus est assez bien fait »
L’explication par la présidente des textes encadrant la peine, les mécanismes de réduction de peine, les périodes de sûreté et les peines complémentaires est un préalable. Puis la discussion s’engage sur les bases de la sanction requise à l’audience par l’avocat général. « Je n’avais pas compris que le but de la peine de prison est de punir, mais aussi de sauver, de réinsérer. L’équilibre est compliqué à trouver », reconnaît cet ancien vendeur en librairie de 66 ans, retraité. Plusieurs jurés ont demandé à la présidente quel était « le tarif » pour ce type de faits. Il n’y en a pas. Aux assises, l’individualisation de la peine est une réalité… curieusement absente à l’audience. Les avocats de la défense et de la partie civile, arc-boutés sur leur mandat (obtenir l’acquittement ou la déclaration de culpabilité), n’ont à aucun moment évoqué la peine.
Chacun se retrouve face à ses peurs, ses préjugés, ses convictions. L’un s’inquiète d’une « prison qui avilit, dont tu sors plus dangereux qu’en entrant ». Un autre s’interroge sur la dangerosité d’un homme, déjà condamné à dix ans pour plusieurs viols, qui récidive quatre mois après sa libération. Enfin, un autre, un sous-titreur originaire du Jura, déplore son propre « manque d'empathie ». La fixation de la peine est un processus itératif. Chacun donne une fourchette en années de détention. Puis, autant de tours à bulletin secret sont organisés jusqu’à ce qu’une majorité de petits papiers se retrouvent sur le même nombre. « Le processus est assez bien fait, on finit par s’accorder, même si, sur un cas qui nous a plus affectés, on se disait au début qu’il méritait le maximum », relate une gestionnaire de 44 ans, bras droit du gérant d’une petite entreprise de bâtiment. Le hasard a fait d’elle l’une des jurés les plus capés de cette session. Seules trois personnes sur les trente-cinq convoquées le premier jour ont eu la chance et/ou la charge de participer au jury des trois affaires.
« C’est la démocratie la plus directe : on est tiré au sort et on décide pour de vrai, n’en revient toujours pas le développeur Web. Pourtant, on est à des années-lumière de ce qui se dit sur les réseaux sociaux sur ce type d’affaires. » La théâtralisation du procès d’assises et son formalisme, avec le défilé des experts, enquêteurs et témoins, semblent avoir déçu plusieurs de ces citoyens habitués aux rebondissements haletants des séries sur Netflix. C’est parfois long et répétitif, mais la justice, qui a laissé croupir le prévenu plus de trois ans en détention provisoire avant de le juger, veut ici donner sa chance à chaque argument. Objectif : se protéger d’une réaction à chaud.
« J’aimerais bien qu’on se décentre de la question de savoir pourquoi elle l’a suivi. Elle n’est pas en situation de menace à ce moment. Monsieur K. [l’accusé] est sympa », souligne la présidente, prenant les jurés à témoin pendant le compte rendu du psychiatre sur l’expertise de la jeune fille. « Elle n’arrête pas de dire “Je n’aurais pas dû” et se sent coupable de ne pas être plus traumatisée. C’est fou comme tout cela est normé par la société », s’agace-t-elle. Mais on va fouiller la vie de la partie civile, comme l’on qualifie la victime présumée tant que l’accusé n’est pas déclaré coupable. Tout savoir de sa vie sentimentale et sexuelle, de ce qu’elle accepte ou pas de faire avec son petit copain, le premier avec qui elle a eu une relation suivie, et d’autres avant. Au point qu’elle dit presque regretter d’avoir déposé plainte. « J’aurais préféré que mes parents ne soient pas au courant du viol et tourner la page vite. » L’événement a abîmé les relations entre l’aînée de la famille, d’un milieu modeste dans une banlieue francilienne défavorisée, et ses parents, catholiques pratiquants.
Un rôle pour chacun
« Les fellations ne font pas partie de l’acte sexuel pour ces jeunes. C’est curieux », s’étonne le retraité à la pause déjeuner. Il se retrouve à la boulangerie avec quelques jurés autour d’un sandwich ou d’une fougasse et d’un soda. D’autres ont préféré la supérette et son rayon snacking. Les audiences à rallonge, commencées à 9 h 30, terminées à 19 h 30 un soir, 21 h 15 le lendemain, rendent d’autant plus précieux ces rares moments de respiration. Le tutoiement s’est vite imposé au sein du groupe. Les conversations ne tournent pas que sur l’affaire. « C’est comme si on se connaissait depuis toujours, alors qu’on ne connaît pas grand-chose de chacun, mais quelque chose s’est passé », remarque cette journaliste de 33 ans, qui s’attendait à être récusée en raison de sa profession.
Comme en colo, chacun a un rôle. Il y a le boute-en-train volubile. Gestionnaire d’un hôtel deux étoiles sur le périphérique parisien, cet amateur de bons mots fait retomber la pression avec ses anecdotes. Le développeur Web, lui, s’est chargé dès le deuxième jour d’apporter des viennoiseries, partagées autour d’un café avec les magistrats. De la salle d’audience, on entend le brouhaha de leurs échanges et même quelques éclats de rire avant que la sonnerie puis l’huissier n’annoncent pompeusement : « La cour. » L’avocat de l’accusé et celle de la partie civile, interrompus dans leur badinage, rejoignent à pas de loup leurs bancs respectifs. Le cérémonial peut reprendre.
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La présidente de la cour d’assises avait prévenu, « sans la clim, c’est vite l’enfer. Avec également ». Ce sera donc l’enfer avec clim. Les jurés ont ressorti de leurs placards pulls, écharpes et blousons, alors que le mercure joue avec les 25 degrés dehors.
La température monte pourtant d’un coup dans la grande salle défraîchie du tribunal de Nanterre. L’avocat de la défense multiplie les incidents pour dénoncer une procédure biaisée. L’officière de police judiciaire chargée de l’enquête était une amie de la mère de la victime – « ce n’est pas bon », reconnaîtra l’avocat général dans son réquisitoire. Le téléphone portable contenant les vidéos prises par le mis en cause pendant la relation sexuelle n’a pas été exploité par les policiers pendant la garde à vue, contrairement à l’usage. Envoyé au labo, il est arrivé inexploitable. « C’est vrai que cette enquête n’est pas parfaite », admet le représentant du ministère public. Avant d’ajouter : « Je le vois malheureusement très souvent. » Parmi les jurés, appelés à se débrouiller avec ça pour trancher entre deux versions d’un événement sans témoin, c’est la consternation.
« La bonne question au bon moment »
Deux éléments auront emporté la conviction du jury. Le téléphone portable utilisé comme appât ou moyen de pression sur des très jeunes filles crédules, un mode opératoire retrouvé dans les antécédents judiciaires de l’accusé. Et la notion de « soumission stratégique », lorsqu’une victime, de peur de sévices plus sévères, bascule dans une acceptation résignée. L’avocat de la défense aura beau jeu de plaider que son client ait pu confondre cette soumission stratégique avec le consentement de la victime. En vain. Il a irrité tout le monde avec ses sorties aussi maladroites que véhémentes. Et conseiller à son client d’user de son droit au silence aura achevé d’affaiblir la défense. La présidente a bien tenté d’expliquer à l’accusé, aux capacités légèrement en dessous de la moyenne, selon les psychiatres, l’erreur qu’il faisait. « Vous en avez le droit, mais les jurés vont vous juger sans vous entendre, c’est dommage. »
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Les jurés mesurent l’inégale qualité des avocats. « C’est comme pour trouver un médecin : quand on n’y connaît rien, on peut faire un mauvais choix », reconnaît la gestionnaire d’une entreprise du bâtiment. Ce qui n’est pas sans conséquences, aux dires de ces juges novices. Peut-être pas sur la culpabilité, mais sur la peine
La deuxième affaire confirmera ce décalage entre l’égalité des droits et celle des armes. L’avocate de l’accusé, commise d’office trois semaines plus tôt, ne l’a rencontré qu’une seule fois au parloir de la prison d’Osny (Val-d’Oise) pour préparer son procès. Le contraste est cruel entre une défense en partie improvisée et un réquisitoire d’une clarté implacable, tout en sobriété dans le choix des mots. Pourtant, Elliot Maccarinelli est novice, lui aussi. Magistrat depuis un an, habitué à des sujets bien différents à la section économique et financière du parquet de Nanterre, il endosse pour la première fois le rôle d’avocat général aux assises.
Seule la présidente reste « à l’affiche » sur l’ensemble de la session. Elle a eu deux semaines en amont pour potasser les dossiers, qu’elle apprend manifestement par cœur, et préparer l’audience. Les assesseurs, des juges occupant d’autres fonctions (civil immobilier, instruction) ou magistrats honoraires, à la retraite, et l’avocat général changent à chaque affaire. « Je pensais que les juges faisaient la loi et un peu ce qu’ils voulaient. Je suis admiratif de leur impartialité, de leur neutralité, de leur capacité à rester dans l’empathie et à poser la bonne question au bon moment, même après huit heures d’audience », dit ce jeune ingénieur de 34 ans.
La quête des douze stylos bleus
Le regard sur la justice a changé chez ces jurés, souvent impressionnés par le rythme de travail des magistrats et des greffières qu’ils ont côtoyés. Mais aussi par leurs conditions matérielles. L’état des toilettes ou la difficile quête de douze stylos bleus pour ne pas différencier les bulletins de vote pendant le délibéré ont marqué les esprits.
Peu d’entre eux avaient déjà mis les pieds dans un tribunal. L’expérience a pu être malheureuse, comme pour cette jurée excédée par un « juge pourri », sourd à ses arguments lors de son divorce. Elle a fait appel. Ils constatent aujourd’hui combien la justice peut ne pas tout savoir de la réalité d’une situation avant de devoir passer. L’avocat général les a aidés à se faire à l’idée. « Tous les actes de la procédure sont axés sur la recherche de la vérité. Mais on ne connaîtra jamais cette vérité claire et absolue. Vous devrez construire une vérité partielle, c’est ce qu’on appelle la vérité judiciaire. La loi vous demande de faire émerger en votre intime conviction une vérité judiciaire. » Vertige.
Que décider pour ce meurtre, dont aucun indice ne permet d’en esquisser le mobile ? Un jeune homme de 23 ans est mort, le 1er décembre 2019, quelques heures après avoir été frappé de quatre coups de couteau, à 2 h 15 du matin, sous un porche d’immeuble non éclairé. Ses copains de la cité Pablo-Picasso de Nanterre et sa famille mènent leur enquête. Ils identifient, bien avant la police, l’auteur des coups. Marocain de 38 ans, sans-papiers, employé au noir dans l’épicerie du quartier, il se rendra lui-même au commissariat de police de Gennevilliers dès le lendemain, inquiet d’une rumeur évoquant des hommes en armes à sa recherche…
Selon les faits établis par l’enquête, la victime est un habitué de cette épicerie, lieu de rencontre des jeunes du quartier, où se vendent jusqu’à 2 heures du matin des quantités impressionnantes d’alcool, de cigarettes et de feuilles à rouler à l’unité. Le jeune compétiteur de boxe prévient son meilleur ami qu’il a ce soir « un différend à régler avec quelqu’un ». Il lui demande de masquer la plaque de son scooter pour l’emmener et se fait prêter un casque intégral et des gants « coqués ». Quelques minutes après avoir déposé son copain à l’angle d’une rue, le propriétaire du scooter le voit revenir en courant, disant avoir été « schlassé [poignardé] ». Il l’emmène à l’hôpital, où il mourra.
« Le bal des fantômes »
L’auteur reconnaît les coups de couteau. Sa version n’a jamais varié. Rentrant chez lui après avoir fermé l’épicerie, il est surpris par un homme casqué qui lui saute dessus. Dans le noir, imaginant qu’ils sont plusieurs, persuadé qu’on veut l’assassiner, il sort le couteau pour se défendre. Ce couteau de cuisine, sorti des scellés et lentement exhibé par l’huissier sous les yeux de chacun des six jurés (on est en première instance dans ce dossier), est impressionnant avec sa lame de 17,5 centimètres de long et 4 centimètres au plus large. L’accusé ne s’en séparait pas depuis une semaine qu’il se sentait menacé par un inconnu. Les enregistrements de vidéosurveillance montrent en effet un homme casqué faisant irruption dans la supérette, quelques jours plus tôt, pour l’asperger de gaz lacrymogène.
L’un des témoins-clés, le cogérant de l’épicerie, n’a pas répondu à sa convocation par la cour d’assises. La police envoyée chez lui le ramène menotté au tribunal. « Il refuse de monter dans la salle d’audience, dit que les policiers devront le porter et qu’il se battra avec l’escorte », fait savoir l’huissier. Sous ses longs cheveux châtains, cette jurée de 41 ans écarquille les yeux, sidérée. Un autre lève les yeux au ciel devant l’aveu d’impuissance de la justice. La présidente choisit d’éviter de provoquer un pugilat sous les yeux des jurés et de la famille, qui pleure son fils aîné. Le « témoin » repartira avec une amende de 3 750 euros, le maximum prévu.
« Ce procès, c’est le bal des fantômes et le bal des menteurs », lance l’avocat de la famille. Sur les cinq témoins que la présidente a fait citer pour tenter d’en savoir plus sur le contexte et la nature du différend qui aurait pu justifier ce rendez-vous mortel, quatre ont choisi de ne pas se présenter. Certains sont aussi des sans-papiers. Quant à l’homme au scooter, l’ami, il dit ne se souvenir de rien. « Tout le monde pense que vous savez quelque chose. Pour la famille de votre ami, faites un effort », le supplie, en vain, la présidente. Une véritable omerta entoure ce crime. Reste le geste. Planter un tel couteau à quatre reprises dans la poitrine d’un homme, c’est sciemment donner la mort. La légitime défense n’est pas reconnue. Il est condamné à dix ans de réclusion criminelle, assortis d’une interdiction définitive du territoire qui sera mise en œuvre à l’issue de sa peine.
La confrontation à cette justice ébranle bien des certitudes. « Finalement, on juge des gens qui ne sont pas foncièrement méchants, mais dont la vie a basculé à un moment », estime le libraire. « J’ai vu beaucoup de misère sociale et de misère humaine. J’ai de la tristesse aussi bien pour l’accusé que pour la famille de la victime », dit la chargée de communication. « Ce n’était pas des procès waouh. C’est hyper triste, ce sont des vies tristes qui finissent mal », conclut cette spécialiste en marketing numérique de 37 ans. Aucun des jurés ne regrette d’avoir eu à sacrifier sa vie familiale et sociale pour ces journées éprouvantes. Le sentiment d’avoir rempli un devoir citoyen le dispute à celui d’avoir réfléchi sur sa propre vie.