Depuis la rupture du jeûne dans le désert jusqu'au lavement des pieds, Judas accompagne le Christ, presque jusqu'au bout, le renforce et l'affaiblit en même temps. Parmi les prophètes, il est celui qui entreprend de faire le lien entre le versant spirituel et mystique du message chrétien et un aspect plus politique lié à la lutte du peuple juif contre l'occupation romaine (c'est d'ailleurs la même interprétation de Judas que Scorcese). On sait qu'il n'arrivera pas à faire la jonction entre ces deux points de vue.Voici un film dont il est difficile de parler, autant bouleversant que crispant. Les images de straubien et les modèles de Bresson. Ce qui frappe c'est la langue, un entre-deux à la fois juste et irréaliste, aprêté et modeste, exact et maladroit, entre le français actuel et la langue des évangiles, parfois trop déclamatoire et artificiel, mais qui arrive par moment à donner l'impression de retomber par un hasard incertain mais légitime sur les paroles du Christ vivant, de les faire surgir d'un évènement et d'une hésitation d'une conscience qui doit décider, qui pourrait basculer dans la violence et le talion mais parvient à instaurer le pardon in-extremis. Le Christ hésite à dire "que celui qui a pêché lui jette la première pierre". Nabil Djedjouani qui joue le Christ est très bon, il parvient à rendre vraisemblable un Christ qui doute plus de du poids de la raison et de la paix dans une situation minoritaire que de l'abandon lors de la passion, mais tient malgré tout bon. L'expulsion des marchands du Temple est aussi une très belle scène (et très dure, les marchands sont des pauvres commerçant, les offrandes une sorte de marché dominical dans une région dure et sèche) .Aucune raison de croire que le Christ fût un beau parleur autoritaire. Aucure raison de croire non plus qu'il servait l'intérêt économique de ceux qui y croyaient (au contraire, la situation coloniale imposait vraisemblablement de chosir entre la liberté et ce type d'intérêt). Les scènes avec les Romains fonctionnent moins bien (il y a un côté kitsch à la Astérix un peu agaçant, avec des armures qui cliquettent et des légionnaires en sueur), mais le dialogue entre Ponce Pilate et le Christ est très beau et rachète cette partie du film. Ils se comprennent en prenant la parole de l'autre comme une idéologie, une opposition où la notion de sacrifice a un sens identique pour chacun, cette identité est plus forte que l'absurdité de la mise à mort, et désigne en creux une compassion à la fois manifeste et refusée. Belle idée d'avoir fait de Ponce Pilate un philosophe stoïcien à la manière de Marc Aurèle, un homme qui met son salut dans ses raisons, contre le Christ qui au contraire doit encore prononcer et incarner ce salut (et qui, en détachant la raison du salut, en fait un enjeu historique collectif et non plus individuel et axiologique - le film fait penser à la lecture de l'anthropolgie chrétienne par Groethuysen). J'ai trouvé que le film parvenait mieux à défendre Ponce-Pilate que Judas. Ponce-Pilate est ému par le Christ vivant, le film donne une défintion paradoxalement positive de son sens de l'état (la faiblesse constituée dans une altérité radicale et reconnue comme telle), par contre Judas est accablé par le Christ mort et non-encore résuscité (il meurt avant la résurrection du Chrst), se sent coupable d'une sorte de quiproquo dont il est la principale victime, est est consolé par Carabas, l'usurpateur (le faux devient une consolation, il est en deça de l'injustice), comme s'il ne pouvait lui-être pardonné de douter de son salut de la même façon que le Christ, que son chagrin et sa faiblesse était déjà le mensonge et le trahison. Judas est une sorte de Michel Koolhaas débordé sur sa gauche par le Christ, qui ne se sacrifie non pas pas pour confirmer des principes, mais créer des valeurs encore imprononçables. Je vais m'arrêter là. C'est un bon film, pertinent et riche, mais paradoxal et fermé : le pardon y est vu comme une rupture et un défi, ne pouvant être prononcé que par la communauté et devant de façon impossible achever la politique, il est finalement déjoué par le désespoir de Judas, dont la seule faute est d'être en retard sur le Christ, d'espérer en vain la répétition d'un miracle comme la résurrection de Lazare, de souhaiter que la loi manifeste le message chrétien dans sa forme la plus évidente, ce désespoir et cette attente impatiente se retournent alors en faute transmise de génération en génération. Il n'a même pas accès aux preuves de la passions du Christ (c'est l'usurpateur qui la lui raconte, de façon objective). Si le but du film est de montrer l'absurdité de l'antisémitisme chrétien en montrant que Ponce-Pilate a endossé seul à la fois la décision de mettre à mort Jésus et le trouble de la mauvaise concience y a quelque chose qui se mord la queue: l'argument ne porte que si l'on est déjà prêt à faire de cette mauvaise conscience une faute biblique et collective. La valeur négative assoociée à cette décision est supposée vraie par celui qui la rejette, alors que le Christ en articule lui-même douloureusement (et hors-champ) l'insignifiance.