1978, élections législatives françaises qui voient le PS (avec le PCF qu'il phagocyte) rivaliser pour la première fois avec la majorité RPR-UDF, quasiment à 45% tous les deux. Les verts font 1%. Le FN est très présent sur les murs mais pas dans les sondages. Raoul Ruiz a carte blanche de l'INA pour filmer le "Zeitgeist" de l'époque dans un documentaire d'une heure. Il commence par réaliser un documentaire à la Depardon sur le quartier où il s'est installé, vers le 11ème, alors en transition sociologique. Son histoire au Chili l'amène d'abord à rechercher les traces d'une polarisation politique divisant visiblement les habitants du quartier, mais cet angle n'aboutit pas, il est en fait en train de filmer autre chose, de tout aussi politique. Le film va alors bifurquer sur un essai (faisant finalement penser à Godard et encore plus au Chris Marker du Joli Mai) sur les forces et limites du cinéma du réel, et la manière dont les images peuvent organiser ensemble la mémoire, l'espace et le rapport à l'histoire .
Autre époque : 35 ans avant de sombrer en propulsant Ruquier, Zemmour et Naulleau, la deuxième chaîne donnait carte blanche à Raoul Ruiz pour réaliser puis diffuser plusieurs documentaires, thématiquement centrés sur son point de vue à la France, fascinants, à la fois en prise avec le réel et d'une grande originalité formelle. A la même époque il a par exemple réalisé un court d'une demi-heure sur Chambord, dont le texte repose sur des pastiches de Fichte et Suarez, avec Henri Alekan à l'image, et l'interview d'un gardien, en principal témoin subversivement royal, parfaitement intégré à l'ensemble .
Les deux films sont extrêmement riche (et formellement très beau)
J'avoue que je ne connaissais pas la veine documentaire de Raoul Ruiz, et elle éclaire est films de fiction ultérieurs, permettant de comprendre, car Ruiz y parle de politique à la première personne, le pourquoi de l'hermétisme apparent de la fiction, qui est une réponse à ce qui est recherché dans le documentaire, et se trouve éludé non par la mise en scène mais la réalité elle-même.
Le film commence par la recherche d'un témoin (habitant du quartier, maire de quartier RPR, amis exilé et intellectuels, et même une table ronde avec les cahiers où l'on reconnaît Bonitzer) à même d'exposer, comme un aveu, la polarisation politique de l'époque. Les interviews les plus explicitement politique sont bien-sûr les plus décevantes, et Ruiz introduit progressivement comme une forme de compensation de la fiction, en composant les plans, en jouant sur le contrechamp, en distribuant la parole de plusieurs témoins dans un même panoramique. La caméra crée indirectement une attente, non seulement du metteur en scène vis-à-vis du témoin, mais aussi dans l'autre sens, du réel envers l'image. Les intellectuels français que Ruiz interroge introduisent ainsi, dans leur commentaire politique de l'époque, le thème de la gouvernementalité (déjà opposée à la souveraineté politique) directement relié avec celui de la trilatérale, sans doute à cause de l'origine chilienne de Ruiz. Mais plutôt que d'ouvrir le film, ils le verrouillent. Ce que Ruiz recherche n'est pas l'explication politique du monde par les témoins, mais leur identité politique, ce qui n'est pas la même chose. Celle-ci est à la fois surinvestie, dissimulée et flottante, tout en formant l'enjeu réel de la tension politique.
Deux interview font nettement basculer le film, le divisant entre la partie "cinéma du réel" et l'essai. La première est celle d'un cinéaste canadien, faisant un documentaire sur la même campagne électorale, que l'on devine plus traditionnel, et destiné au public d'une télé anglophone. Il fait remarquer, au départ assez cyniquement, qu'il est plus facile de faire un documentaire politique dans un pays du tiers monde que dans un pays riche, le décalage de richesse donnant plus de puissance au réalisateur. En France, le rapport de force entre le filmé et son sujet est nivelé, plus égalitaire, mais la parole spontanée recoupe de façon plus forte une forme de parole officielle (mais plus profondément, peut-être que l'égalité n'est pas figurable, est ontologiquement opposée à l'image, dès lors que le regard est corporellement réciproque, quand la stylisation est asymétrique). Le cynisme est atténué par la manière étrange dont Ruiz cadre son collègue (de haut, le suivant dans la rue vers un avion, alors qu'il hurle son propos, mais il s'agît d'une mise en scène, plus il énonce un paradoxe moral plus il devient un personnage ) et la remarque finale de celui-ci
c'est une bonne leçon pour nous.
Similairement, lorsqu'il filme près du bureau de vote, Ruiz interview les passant leur demandant rituellement, "s'ils sont intéressés par la politique". La plupart esquivent et on sent qu'ils sont de sensibilité plutôt conservatrice. Une femme dit fièrement, "oui, et je suis même membre d'un parti". lls sont obligés de demander lequel et elle répond "communiste", sortant ensuite un discours sincère et légitime, mais convenu et prévisible compte tenu ee l'identité qu'elle avoue et ce que l'on voit d'elle (ses vêtement, sa posture et sa voix assurée qui donnent l'impression qu'elle pourrait être enseignante etc...). Le but n'est pas de juger le témoin, mais de montrer que l'ouverture (de la question, du dispositif) n'atténue pas l'officialité que le film veut surmonter. Il peut y avoir à la fois de l'horizontalité et du pouvoir.
La film bascule alors plus nettement dans le registre de' essai, et forme une boucle où il se compresse et répète, s'élargit aussi à d'autres images de répression (plutôt que montrer la répression au Chili, Ruiz montre d'ailleurs des images de la Convention de Chicago, objet du dernier film de Sorkin, montrer la ressemblance et la cohérence de l'oppression extérieur et à l'intérieur) ou de situations coloniales (le réalisateur n'est pas l'exilé ou le colonisé, mais il peut s'identifier à une personne au sein de la situation coloniale : "le caméraman noir", on échappe à l'assignation identitaire par le fait de film, de regarder, d'organiser et enregistrer, l'image est la part fuyante de l'identité, rivale à l'autorité, aussi extérieure au réel et efficace qu'elle, mais qui ne la rencontre pas ). La conclusion est troublante, et répond à l'ambivalence du réal canadien
Là il y a de la pauvreté, je suis riche. Là où il y a du malheur, je suis la joie. Là où il y a des prisons je suis libre, prendre la mesure de ce qui résiste dans le réel et le social est déjà proche du scandale de l'indifférence et de l'individualisme. Ruiz établit un lien troublant entre impuissance politique et revendication hédoniste, d'abord avec des arguments sociologiques, subis, puis de plus en plus ontologiques et "assumés": il ne s'agit plus que de dire à qui on s'identifie dans un autre rapport d'aliénation que le sien, ce qui est déjà une fiction (le fait que les situations se convertissent plus vites que les valeurs). Mais les mêmes mots et les mêmes images peuvent être à l'inverse aussi compris comme un tentative risquée de mobiliser l'imaginaire pour dépouiller la liberté et la lutte politique de leur part messianique.
6/6