Téléfilm HBO par le réalisateur de
Hitcher, tiré d’un livre sur cette figure phare du crime organisé. Le titre même du livre contient l’expression
rise & fall, ce qui permet d’emblée d’évacuer ce poncif : on y suit la progression de John Gotti du début des années 70, alors qu’il est déjà investi dans la vie criminelle locale, jusqu’à son incarcération définitive en 1992 en tant que
boss de la famille Gambino.
Qui dit téléfilm dit souvent oubli relatif et faible rayonnement au-delà des frontières. Qui dit HBO dit qui plus est que le rouleau compresseur
The Sopranos a suivi trois ans plus tard, et c’est dans cette perspective là que
Gotti mérite un semblant d’attention, par sa préfiguration des choix de David Chase et ses équipes pour se démarquer de leurs prédécesseurs dans leur étude du crime organisé italo-américain.
Coppola en a fait une tragédie familiale, avec tout ce que ça implique niveau poids du destin et des sacrifices, vanité des efforts face à l’effondrement inévitable. Scorsese en a tiré ses fresques virevoltantes, avec ses voix-off complices de co-narrateurs biaisés sur leur propre chronique, jouant sur une ambivalence constante où s’entrechoquent glamourisation, fascination et rouages de conte moral.
Gotti, forcément plus petit, forcément moins galvanisant dans la forme, opte pour le décorticage
in medias res : ouverture sur le personnage, déjà en prison, qui délivre un sermon sur les règles et paramètres de son milieu, la persécution fédérale et la certitude que l’Amérique, au vu de la mondialisation de la criminalité, va bientôt le regretter, lui et les siens. L’approche est pragmatique, on est dans le savoir-être et le savoir-faire du maffieux, dans la dissection d’un comportement et d’un discours.
Ca va donc parler boutique tout du long, dans des arrière-salles, restos, boîtes de nuit, appartements, décharges, au cours d’échanges toujours tendus à quelques rares exceptions près (un drame familial, le chevet d’un malade), avec d’excellents dialogues, d’un naturalisme rêche mais fascinant : une plongée sans fard dans le quotidien ordinaire de professionnels de la prédation qui doivent travailler dans le secret, mais où la confiance entre individus n’est possible — et encore — qu’au prix d’un sentiment de danger mortel permanent, et d’un détachement radical et profondément anormal permettant l’irruption violence.
Tout ça ne nourrit ni d’approche tragique, ni de rouages moraux :
Gotti ne déroule forcément pas ses prémices jusqu’au bout, faute de temps et d’acuité dans l’écriture (les scènes de procès auraient mérité des épisodes d'une mini-série), mais pose les bases de ce que fera Chase par la suite, à savoir exposer dans son intégralité la dimension pathologique de « l’esprit criminel », décrire le plus minutieusement possible le sociopathe en action dans le milieu où il peut laisser libre cours à ses tendances et en faire son gagne-pain, prisonnier non pas d’un destin tragique ou d’un hubris goguenard que la réalité forcément un peu juste va rattraper, mais d’un immense vide intérieur où l’Autre n’a que peu de place, seulement la rage et l’angoisse — milieu où la volonté irrépressible de nuire, à peine jugulée par des règles que Gotti lui-même et ceux qui l’entourent ne respectent pas quand elles ne les arrangent plus, malgré son monologue d’ouverture, ne permet finalement, en miroir des individus qui le composent, que le mensonge, le déni permanent, les complots.
Gotti était très médiatisé et en redemandait, c’est là aussi que le téléfilm se démarque. Aucun autre sujet de cinéma que le crime organisé n’aura alimenté les spéculations sur l’art qui imite la vie qui imite l’art, et ce depuis le début de la carrière de James Cagney. Ainsi, Gotti est accueilli par la foule en héros
anti-establishment à la sortie d’un de ses procès, accosté par un couple de jeunes mariés en boîte transits de rencontrer une célébrité… Et cette ivresse alimente son sentiment de toute puissance, les tensions internes à l’organisation et l’émergence d’un discours à la limite du Robin des Bois sur le gouvernement fédéral — passant soigneusement sous silence la manière dont la maffia, depuis toujours, n’est qu’une photocopie de l’état légitime, avec sa hiérarchie, ses lois, ses commissions, son commerce, ses impôts, ses forces de l’ordre, ses alliances et ses guerres etc. Encore une fois, tout est réuni, et même servi sur un plateau d’argent, pour que tout soit remis en question sauf les actes perpétrés, aussi bien contre des individus que contre la société dans son ensemble : on reçoit de plein fouet le sentiment de légitimité, de normalité de ces criminels.
Et il ne s’agit pas là d’une vue de l’esprit de la part d’un scénariste à la recherche d’un angle, mais un discours que les maffieux tiennent eux-mêmes : Sammy « The Bull » Gravanno, joué par l’inénarrable William Forsythe (dans mes veines), qui s’est retourné contre Gotti et permis son incarcération, qui est passé ensuite par
le witness protection program, qui a repris sans pression des activités criminelles (forcément) est aujourd’hui youtubeur, l’affirme dans ses
live auto-complaisants :
regardez-moi les cartels méxicains, leur sauvagerie, les quantités de drogue qu’ils déversent aux USA… moi je suis un enfant de choeur à côté. En collant à ce que ces gens disent, et en montrant ce qu’ils font,
Gotti met le doigt par moments sur ce qui se joue réellement, à la fois en deçà et au-delà de toute velléité dramaturgique. Il pave ainsi le chemin à l'oeuvre définitive en la matière, qui a totalisé cette approche particulière du sujet : non pas ce que ces criminels disent de nous (pas grand chose, en réalité), ni d'eux-mêmes quand on leur laisse la parole (pas beaucoup plus, ils en sont incapables), mais ce qu'il y a à voir, à comprendre d'eux. Comme des insectes, des lions, des hyènes tout d'abord, puis finalement comme une plante invasive qui bousille un écosystème.
Niveau casting, outre Forsythe qui casse comme toujours la baraque, Armand Assante fait des étincelles tout du long, Anthony Quinn alterne entre cabotinage gênant et moments de pure intimidation… et c’est le festival du
Chase shared universe : Vincent Pastore, qui préfigure son incarnation de Big Pussy, Tony Sirico étonnamment sobre, Dominic Chianese pareil, Frank Vincent en mec juste sympa… ce qui prouve, s’il y en avait encore besoin, leur immense talent, capables de paraître naturels en incarnant aussi bien la sobriété ici que plus tard le déchaînement radical chronique, avec ces accents, ce phrasé d’un naturel foudroyant, qui font oublier toute l’écriture qu’il y a derrière.
Peu probable que je revoie un jour
The Many Saints of Newark, en revanche
Gotti mérite sa place discrète mais assurée dans le canon du film de gangsters.