L'on redoutait de découvrir La Vie d'Adèle – Chapitre 1 et 2. Le Monde avançait il y a une semaine le chiffre inconcevable, inouï et inquiétant à la fois, de 750 heures de rushes. Comment Abdellatif Kechiche était-il parvenu à tirer un film, fût-il de trois heures, d'une matière aussi énorme, pharaonique ? Y était-il seulement parvenu ? Début mai encore, quatre à six équipes de monteurs étaient censées se relayer à Paris, en des endroits tenus secrets, préparant parfois plusieurs versions concurrentes d'une même scène, afin qu'Adèle soit prêt pour sa projection en “Compétition” du 66e Festival de Cannes, ce jeudi 23 mai. La surchauffe menaçait. Kechiche aurait perdu 15 kilos sur le tournage. La version cannoise ne serait peut-être pas définitive. Le cinéaste, fameux pour son tempérament atrabilaire, pour user un producteur par film et ne pas supporter la moindre critique négative, était décidément invivable.
À cela s'ajoutait le souvenir douloureux de son précédent long métrage, Vénus noire (2010) : près de trois heures, déjà, pour narrer le calvaire de la « Vénus Hottentote », offerte en spectacle sur les planches des bas-fonds londoniens puis sur les parquets des salons parisiens du début du XIXe siècle. On eût dit que Kechiche avait cette fois tenu à aller trop loin : dans la durée, dans l'exhibition, dans l'outrance. Vénus noire était un film réalisé pour malmener le spectateur ; pour le traiter de traître, de voyeur, de cochon ; un film faisant insulte à ceux ayant eu le cran d'entrer dans une salle pour assister à un spectacle aussi difficilement soutenable.
La Vie d'Adèle — Chapitre 1 et 2 est à cette aune une bonne surprise. On gardera toutefois la tête froide, ce dont la critique semble n'avoir jamais été capable avec Kechiche. Depuis L'Esquive (2004), un délire accueille en effet chacun de ses films, l'enflure du commentaire répondant coup pour coup à l'enflure des scènes, l'envolée à l'envolée, la complaisance à la complaisance. Dans le même temps que Kechiche est devenu un auteur central du cinéma français, son travail est donc devenu inaccessible, hélas, car verrouillé de toute part, identifié trop vite et avec trop de hâte, trop de volume.
Identifié comment ? Comme un découvreur de talents, un gourou d'actrices : Sara Forestier avec L'Esquive, Hafsia Herzi avec La Graine et le Mulet. Comme le fils de Jean Renoir, comme le fils de Maurice Pialat, celui qui a su à nouveau relever le défi du naturel, le défi de capter la vie ou mieux encore de saisir ce que Jean Douchet aime appeler « la vie de la vie ». Comme un improvisateur de génie, un portraitiste inégalé de la jeunesse.
Comme le tenant d'un réalisme appuyé sur une méthode : tournage à plusieurs caméras, jusqu'à soixante-dix prises pour une scène, sauce qu'on fait lentement monter jusqu'à atteindre une sorte de transe, le moment de vérité qui fut si long à provoquer et qui ne reviendra pas. Ainsi se sont alignés la méthode et le film, le film et son commentaire, tout cela faisant redondance jusqu'à nous priver tout à fait d'air. Des articles exaltés vantant des films qui le sont déjà et de manière si flagrante : y a-t-il le moindre profit à tirer d'un tel mimétisme ?
La scène et l'obscène
La Vie d'Adèle rouvre heureusement le jeu. La bande dessinée de Julie Maroh, Le bleu est une couleur chaude, était une bluette bon teint, une romance humaniste surtout destinée au lectorat jeune, qui l'a d'ailleurs récompensée à plusieurs reprises dans des festivals. Le film qui l'adapte et la développe a gardé un peu de cette candeur. L'hystérie baisse d'un cran, l'emphase aussi, en dépit de quelques impardonnables faux pas comme la scène, ivre d'esbroufe et de bonne conscience, où les copines d'Adèle se jettent sur elle comme des furies pour l'avoir aperçue en compagnie d'Emma, lesbienne déclarée ayant les cheveux bleus et un look de garçon manqué.
Telle est en effet l'histoire : Emma est étudiante en quatrième année aux Beaux-Arts de Lille et ambitionne de vivre de sa peinture ; Adèle – qui s'appelait Clémentine dans la BD – est lycéenne en classe de première littéraire et aimerait devenir institutrice. Elles vont vivre une passion amoureuse, charnelle, sexuelle d'une grande force. Mais cette passion n'existe pas que sur le plan des affects et des corps.
Elle prend aussi la forme d'une éducation ou d'une contre-éducation, d'une discussion sur la fonction de l'art, notamment sur son rapport au commentaire, à l'interprétation. Il y a donc pour une fois non pas un mais deux portraits féminins. Et plus encore qu'à l'accoutumée, le sensualisme et l'érotisme kechichiens s'avancent entourés de discours. Ces deux nouveautés importent : elles permettent de mieux comprendre où se situent l'inspiration et les intentions du cinéaste.
Il est probable que Kechiche ait été affecté par la réception mitigée de Vénus noire, qu'elle lui ait donné à réfléchir et qu'il ait voulu y répondre en ne se contentant pas d'exposer des corps, mais en souhaitant également faire de cette exposition l'objet d'un débat. Emma et Adèle sont ensemble au lit, parfaitement en accord, mélangées l'une à l'autre dans des scènes d'étreinte dont l'intensité et la « vérité » impressionnent presque autant qu'annoncé. Ce sont deux corps absolument offerts au regard, comme l'étaient Sara Forestier sur la scène théâtrale de L'Esquive, Hafsia Herzi sur l'estrade du restaurant, pour la longue danse du ventre de La Graine et le Mulet, Yahima Torres pendant toute la durée de Vénus noire.
Mais partout ailleurs elles diffèrent. Fille de bonne famille, Léa est une habituée des cercles artistiques lillois. L'exposition des corps n'est pas seulement pour elle une question de plaisir mais aussi un enjeu de carrière. Adèle est autant son amante que son modèle. Issue d'un milieu plus modeste, celle-ci confesse volontiers son inculture et ne voit pas du tout, en dépit des encouragements d'Emma, pourquoi elle devrait essayer de tirer un roman des histoires qu'elle ne destine a priori qu'à son journal. La scène d'Adèle n'est pas celle de l'art, avec ses dandies et ses vernissages, ses citations intimidantes et ses amis vibrionnants. C'est celle de la salle de classe. Là, le public – les élèves – n'a à offrir que son ingénuité. Là, les poèmes qu'on lit disent bien qu'il n'est « pas besoin » d'interprétation : la beauté s'en passe, elle dit par elle-même tout ce qu'il y a à dire.
Il y a plus d'une lourdeur, et plus d'une naïveté de la part de Kechiche, à introduire dans le dialogue les noms de Marivaux et de Sartre, de Klimt et de Picasso, surtout si c'est pour tourner en dérision un bavardage et pour renvoyer la culture au lieu qui est à la fois une de ses origines et la négation de son emphase : la salle de classe. Il y a aussi plus d'une lourdeur dans sa manière d'opposer, à l'occasion de deux repas séparés par une scène de sexe, les familles d'Emma et d'Adèle, la première qui goûte l'art et s'en gargarise, la seconde qui s'en moque et considère que dans la vie il faut avant tout avoir un « vrai métier ».
L'introduction d'un semblant de dialectique dans un cinéma si épris de son plein et de sa capacité à présenter les choses, au lieu de les représenter, est toutefois bienvenue. Elle permet de comprendre comment Kechiche parcourt tout le spectre physique, du cul bien rebondi – voyez les premiers plans – des jeunes filles au spectacle moins ragoûtant de bouches s'empiffrant de spaghetti, de babines, de couteaux, de doigts qu'on lèche… Ce cinéaste du corps est aussi un cinéaste de la viande, ce cinéaste de la chair aussi un cinéaste de la chère : on ne comprend rien à ses films sans voir que des uns aux autres il y a à la fois continuité et renversement. Continuité d'appétit mais possible renversement moral.
Solaire ou scolaire
Kechiche n'est pas Renoir. Ce n'est pas un cinéaste vitaliste, peut-être pas même un cinéaste sensuel. Ce qui importe chez lui est l'inquiétude de la chair. Non pas la venue d'un corps à l'image dans la plénitude d'un gros plan, mais le moment où le triomphe de cette venue pourrait se transformer en défaite. L'objet de Kechiche est l'obscénité. Bonne et mauvaise, excitante et repoussante. Les baisers et la morve, les râles de plaisir et les giries des copines. Pas l'improvisation, pas la jeunesse, pas la fraîcheur : l'obscénité. C'est le plan trop gros ou la scène trop longue, le naturel tellement mis en avant qu'il en devient monstrueux. La jeunesse pourchassée non pas comme une nature, mais comme un gibier, un animal.
Si l'obscénité est son sujet, son objet est ce qu'il en coûte de transformer en spectacle ce qui devrait rester à l'écart de toute scène. Vénus noire était clair à cet endroit, excessivement clair peut-être : l'obscénité y était atteinte de manière trop univoque et avec trop d'acharnement ; la chair n'y était plus que l'horreur de la chair. La Vie d'Adèle retrouve ce souci par des moyens mieux raisonnés et plus détournés. C'est la même histoire que tous les films de Kechiche. Celle de la naissance d'une actrice, bien sûr, la bouche délicieusement entrouverte, les moues et les silences d'Adèle Exarchopoulos succédant à la tchatche de Sara Forestier et de Hafsia Herzi, à la nervosité de la première et à la truculence de la seconde. Mais cette naissance est aussi un sacrifice, un holocauste. Cette naissance est aussi une mort.
Dans La Graine et le Mulet, Rym devait en roulant interminablement des hanches rassasier les clients du restaurant en attendant que la semoule de couscous soit enfin servie : trahison d'une innocence, misérable troc d'un aliment contre un autre. La Vénus Hottentote était ensuite promenée de tréteaux en salons comme une bête de foire : misère toujours, pire encore. Adèle est la troisième à monter sur l'autel kechichien : révélée à son homosexualité par Emma, elle est ensuite abandonnée par elle ; projetée sur la scène du désir, elle ne tarde pas à en être cruellement chassée.
Emma avance, elle obtient l'exposition qu'elle voulait, mais Adèle reste sur le bas côté, à la fois éteinte et toujours avide des caresses qu'à présent elle n'obtient plus. Le sacrifice est peut-être ici d'autant plus cruel que sa douceur est inédite. La dernière partie du film se voue à accompagner cette douleur et cette tristesse. Ces scènes – Adèle seule sur le banc, Adèle à l'école… – sont peut-être les meilleures du film. Ce qui touche alors n'est plus l'ambition démesurée du cinéaste, les 750 heures de rush, les morceaux de bravoure sexuels et le montage peut-être provisoire. C'est plutôt la sorte de modestie et d'ingénuité qui lui fait préférer la scène de l'école à celle de l'art, la compagnie des enfants à celle des esthètes. C'est la manière dont il prend parti, discrètement mais nettement, pour Adèle et contre Emma. Pour la fille d'extraction modeste et contre la bourgeoise. Pour celle qui est capable d'étreindre sans la médiation d'un discours, et contre celle qui fait carrière de l'étreinte.
Kechiche semble croire, malgré tout, en une obscénité native qui ne se soutient pas de phrases, contre l'obscénité qui est aussi une culture et un commerce. Ce n'est pas le spectacle qui est le coupable, pour lui, mais le cirque, le spectacle du spectacle. Cinéma dirigé contre le cinéma, cinéma farouchement solitaire.
La satire est facile, sans doute, et la scène quasi conclusive du vernissage un classique de l'anti-intellectualisme où les cinéastes aiment trop souvent se complaire quand il est question d'art. Il est beau pourtant qu'en opposant la galerie et l'école, le bon et le mauvais théâtre, Kechiche ait soin de nous montrer son vrai visage. Celui d'un cinéaste qui redoute l'exhibition autant qu'il la désire. Et qui ne la veut que selon ses conditions. Celui d'un cinéaste moins profondément solaire que scolaire.