ça doit être ça
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Thierry Frémaux : l'interview complète
Date de publication : 05/06/2015 - 11:08
L'interview du délégué général du Festival de Cannes, publiée dans Le Film Français N°3644, est disponible, entièrement et gratuitement, ici.
Palmarès, sélection, organisation, partenaires, projets, mais aussi questions et polémiques qui ont pu émailler la quinzaine cannoise… le délégué général de la manifestation fait le bilan en exclusivité de la dernière édition du premier Festival de cinéma du monde.
Quel bilan tirez-vous de cette 68e édition ?
Un Festival est toujours plein de dangers mais celui-là était particulièrement exposé – on l’a vu à certaines attaques médiatiques destinées à faire mal et qui contrastaient avec l’excellente atmosphère générale, la bonne santé du marché, une couverture presse plus forte que d’habitude, en particulier en Asie et aux États-Unis. Les salles étaient pleines, parfois trop, et le record de diversité a été battu avec 120 pays accueillis. Enfin, la sécurité était un sujet de préoccupation et tout s’est bien passé. De fait, il y a plusieurs manières d’analyser une édition cannoise : l’économique, l’organisationnel, le politique, l’artistique. De ces points de vue, nous sommes satisfaits, tout en connaissant la nature des améliorations à apporter même si, avec Pierre Lescure, nous savons bien ce qui est à l’œuvre derrière certains papiers.
Comment s’est déroulée la première année de cohabitation avec Pierre Lescure ?
L’enjeu était immense. Or le changement de gouvernance est réussi. Très bien élu, Pierre avait parfaitement endossé les habits de président. Cela s’est confirmé. Je l’avais prévenu qu’il aurait des moments de solitude pendant la manifestation, comme on en éprouve lorsqu’on débarque dans une ruche aussi bien organisée que le Festival. Mais par sa personnalité, ses relations et son désir de servir, il s’est installé tout de suite en apportant beaucoup. Sa générosité et sa franchise sont appréciées en interne. Depuis un an, nous nous étions donné rendez-vous en juin 2015, après son premier Festival. Sa présidence débute vraiment maintenant. J’ai aussi l’impression que pour moi quelque chose commence. On va faire du bon travail ensemble – Le Monde, qui parie visiblement sur un déclin de Cannes, sera déçu.
Dès la conférence de presse, Pierre Lescure a tenu à montrer son implication dans la vie opérationnelle du Festival, en faisant un état des lieux des partenaires…
Ce jour-là, tout à son rôle de président, Pierre a remercié ceux qui rendent le Festival possible, dont les partenaires, et il l’a fait à sa manière. Soudainement, tout le monde a cru qu’il n’y avait plus que cela qui comptait. Mais le Festival n’a pas plus de partenaires qu’avant. Gilles Jacob, qui a fait entrer les marques à Cannes, avait défini qu’un financement privé à 50% du budget était raisonnable. Pierre Lescure en a prolongé le principe. Rien n’a changé, l’équilibre est strictement le même et nous ne voulons pas, en temps de crise, faire appel à davantage d’argent public. Electrolux est parti, Kering est arrivé. Aucune marque ou logo sur notre affiche, ni sur les écrans : c’est unique au monde pour un événement de cette ampleur. Quant à nous soupçonner d’avoir pris le film de Luc Jacquet parce qu’il était coproduit par Kering, j’hésite entre rire et pleurer. Ces insinuations nous ont choqués, comme l’emballement médiatique autour d’un supposé retour au bling-bling alors que c’est la presse elle-même qui met ces sujets à l’honneur, en trouvant bling-bling cette année ce qu’elle jugeait glamour auparavant… Je suis le premier à déplorer qu’on ne parle pas assez de cinéma.
Que vous inspire la domination artistique et industrielle de la France au palmarès ?
Ethan Coen l’a dit : un jury rend un verdict, un autre en aurait rendu un différent. Avec une seule Française, celui-là ne peut être taxé de francophilie. J’ai dit en conférence de presse que la Sélection avait été difficile à faire, d’où la présence des Français. Je suis heureux que nos hypothèses aient été couronnées de succès tout en répétant qu’il n’y avait qu’un film français en plus par rapport à l’habitude. Mais ce jury extrêmement cinéphile a consacré avant tout un cinéma de mise en scène : Hou Hsiao-Hsien, László Nemes, Stéphane Brizé, Todd Haynes, Maïwenn, Jacques Audiard. Et non un cinéma “social”, comme cela est souvent dit avec une pointe de mépris. Pari réussi pour Emmanuelle Bercot en ouverture et son film qui marche, comme celui de Brizé devenu un événement avec le prix de Vincent Lindon. Car Cannes 2015 est déjà validé par des gros succès en salle, Mad Max compris.
La France, par le jeu de sa production, de ses mécanismes d’aide, de sa position dans les ventes internationales, n’est-elle pas appelée à trouver une part de plus en plus forte dans les palmarès futurs ? Car ce système met en avant des films d’auteur que l’on retrouve à Cannes…
En veillant sur son propre cinéma, la France veille aussi sur celui des autres. Il ne s’agit pas tant de palmarès, qui restent à la discrétion d’un jury, mais d’une présence si forte qu’on en est presque à vouloir la minimiser tant les Français sont partout. Par exemple, j’ai souhaité que le film de Naomi Kawase et non celui d’Arnaud Desplechin fasse l’ouverture d’Un certain regard, car toutes les autres ouvertures étaient françaises, et je ne voulais pas donner aux étrangers l’impression que nous favorisions notre cinéma. Ce fut une erreur car le prix à payer d’avoir laissé le film à la Quinzaine fut élevé. Mais Cannes est avant tout un Festival de cinéma d’auteur. Un certain regard est là pour nous permettre d’aider le jeune cinéma international à émerger, comme la Caméra d’or attribuée à un film colombien par Sabine Azéma et son jury.
Alors qu’il a reçu un accueil public et critique enthousiaste, de nombreux festivaliers auraient aimé voir Vice-versa en compétition. Y avez-vous songé ?
Aurait-il eu le même accueil ? Lorsqu’on met l’animation en compétition, les observateurs invoquent la défense d’une certaine pureté. Les studios hésitent à s’aligner en compétition. Réjouissons-nous déjà que Warner et Pixar-Disney soient venus à Cannes alors qu’ils pourraient s’en passer. Et qu’un type comme John Lasseter s’y sente chez lui. Au moins, on n’aura pas entendu la scie habituelle : “Les studios ne viennent pas à Cannes.”
Les réactions de la presse sont de plus en plus tranchées. Pensez-vous que cela soit lié aux sélections ou à l’évolution de la critique et des outils numériques, type Twitter, où si l’on veut émerger, il faut trancher dans le vif ?
Dire des choses calmement devient compliqué, oui, surtout en France. L’attitude de certains journaux autrefois supporters du Festival est étonnante. Pierre Lescure, qui vient du journalisme, était sidéré. Le degré de fantasme que Cannes suscite n’autorise pas à écrire n’importe quoi. Sur internet, un article est jugé sur son nombre de clics, la civilisation progresse ! C’était le premier vrai festival Twitter où chacun décide de dire ce qui lui passe par la tête. Cela crée une course contre la montre permanente entre les journalistes et ces néocritiques amateurs. Faire de la critique, c’est exercer et poser une pensée, ça ne se résume pas à 140 signes écrits à la fin du générique. À Cannes, pas sûr que les réseaux sociaux fassent du bien à l’esprit général.
Comprenez-vous les réactions parfois virulentes de la critique à l’encontre de certains films, tels que le Gus Van Sant, pourtant habituellement apprécié ?
Le film a été exposé trop tôt, en raison des disponibilités de Matthew McConaughey, mais il était trop fragile, oui. En revanche, je ne comprends toujours pas la réception réservée à Valérie Donzelli par la critique. D’autant qu’il a été accueilli triomphalement en gala. Certes, tout ça, c’est la tradition cannoise mais cette surexcitation permanente crée des dommages. Et les écarts de jugements entre la presse française et la presse étrangère sont parfois hallucinants.
Le Parisien a publié un sondage sur la perception du Festival par le grand public.
Que vous inspire-t-il ? Et quel enjeu représente la communication auprès du grand public ?
Ce type de sondage n’a guère de valeur. Ils sont commandés par les journaux et commentés par les journaux. On interroge le public alors que Cannes est réservé aux professionnels ! En fonction de tel ou tel type de sensibilité, vous aurez deux tendances différentes, accusant Cannes de favoriser les vedettes ou de ne montrer qu’un cinéma d’auteur pointu. Rien de nouveau dans tout ça, inutile de commander un sondage. Ce qu’écrivent certains journaux sur le Festival n’arrange pas son image. Car l’image du Festival, c’est la presse qui la fabrique. Le bling-bling, c’est une certaine presse qui le crée. Nous, on n’a rien changé, on s’occupe de cinéma, on accueille des artistes et on a bien assez à faire comme ça. Je n’ai pas vu Le Parisien ni aucun journal nous soutenir contre les selfies sur les marches qui pourtant contribuent à polluer l’image du Festival. Là‑dessus, plutôt que d’enquêter sur ce phénomène planétaire qu’est l’enlaidissement égocentrique numérisé, Le Monde et Le Journal du Dimanche, truffés de publicités, préfèrent attaquer l’institution sur une supposée domination des marques, alors que les numéros spéciaux gorgés de pub, les Grazia et les Gala Croisette, se multiplient sous nos yeux.
Après la réfection réussie de la salle Lumière, le maire de Cannes, dans Le Point, disait qu’il fallait un nouveau palais. Ce qui a souvent été évoqué. Et Pierre Lescure, dans La Croix, demande non pas un nouveau palais, mais deux nouvelles salles. Votre opinion ?
Pierre a raison. Un nouveau palais, on est preneurs mais cela mettra des années. Plus urgemment, il nous manque une, si ce n’est deux salles de 500 places, pour le confort des films et du public. David Lisnard, le maire de Cannes, le CNC, et plus largement la ministre de la Culture, sont conscients des enjeux. Avec Pierre Lescure, nous voulons casser certains immobilismes et être encore plus à l’écoute des professionnels, de la presse et des festivaliers. Ça prendra néanmoins du temps.
En termes de développement de la marque, quels sont les chantiers en cours ou à venir ?
Cannes est un immense paquebot où chaque petit geste est plus tard un grand virage. Nous ne sommes pas encore sur des projets précis. Le Festival de Cannes incarne quelque chose d’important à l’échelle mondiale. Mettre davantage cette image au service des œuvres serait une belle idée. J’aimerais faire voyager publiquement davantage le Festival – comme nous le faisons déjà à Buenos Aires ou Bucarest – afin de promouvoir des auteurs et leurs films dans des régions du monde où ils sont moins mis en valeur qu’en France. Tout en renforçant la maison mère, c’est-à-dire ce qui se déroule à Cannes, en mai.
Perrine Quennesson. Propos recueillis par L. Cotillon et F-P Pélinard Lambert
© crédit photo : Mano / Lefilm français