Bon article du monde diplo
L'Amérique saisie par la folie
Thomas Frank
Citation:
La désignation par M. Donald Trump d'un nouveau juge à la Cour suprême divise les États-Unis, d'autant plus violemment que celle-ci pourrait jouer un rôle décisif en cas de contestation des résultats de l'élection présidentielle du 3 novembre. Or aucun des deux camps n'est disposé à accepter une défaite.
Pendant cette année terrible, on pouvait passer un merveilleux été. Revenir, par exemple, dans sa maison de Kansas City. Dans un quartier où prolifèrent les pelouses vertes tondues de près et les manoirs que l'on jurerait avoir été construits pour des barons. Passer tranquillement le mois d'août à lire des romans, à faire du bricolage, à regarder de vieux films, à boire du vin du Missouri. Il était possible d'oublier ainsi qu'une pandémie mortelle continuait de se répandre et qu'un effondrement économique encerclait ce petit monde prospère et paisible. Car le matin le ciel continuait à briller, les fleurs à exhaler leurs parfums, la circulation à demeurer fluide. Tout invitait à grimper sur son vélo, à emprunter des pistes cyclables silencieuses dans une des plus belles villes des États-Unis. Cependant, une fois cet exercice terminé, il suffisait de se connecter à Twitter et d'aller chercher le journal qu'un livreur venait de lancer devant l'entrée, et alors...
Bim. Tout y était, comme le jour d'avant : panique, confusion, accusations, dénonciations. Des vidéos d'individus s'invectivant en public, de blondinets en treillis brandissant des armes de guerre, d'automobilistes fonçant dans des groupes de manifestants, de personnages hystériques récitant les textes fondateurs de la nation en tentant de s'accrocher à leur santé mentale. À chaque jour ses nouveaux symptômes de dégénérescence et, au-delà, l'impression grandissante que plus personne ne comprend vraiment ce qui se passe.
Au hasard, deux informations tirées du quotidien Kansas City Star en date du 14 juillet 2020 :
- Dans un restaurant de grillades à proximité de mon domicile est entré un client coiffé d'un grand chapeau rouge arborant le nom de Trump mais dépourvu de masque de protection.
Lorsque le garçon à l'accueil (payé 8,50 dollars de l'heure, comme le précisait le journal) a prié le client de se couvrir la bouche et le nez, ainsi que le demandait le règlement, ce dernier, tel Clint Eastwood dans un western italien, a soulevé son tee-shirt pour montrer au serveur qu'il portait un pistolet.
Le titre de « une » était consacré à la « diffusion incontrôlée du coronavirus » dans l'État du Kansas, une annonce que le journal s'abstenait de corroborer par ses propres sources d'information sur le terrain, se contentant d'une carte épidémiologique trouvée sur Internet. Apparemment, l'autorité éloignée qui contrôlait cette carte avait fait basculer le Kansas du rouge sang (mauvais) au rouge vermillon (très très mauvais). Et, mis à part quelques détails locaux, c'était tout. Aux deux millions d'habitants de la ville de Kansas City de se débrouiller avec ce titre alarmant parce que quelqu'un, quelque part, avait remis à jour un site Web d'allure officielle.
Nourrir l'actualité avec des tweets ou des cartes sur Internet relève certes d'un journalisme paresseux, mais qui illustre bien l'Amérique d'aujourd'hui. Les quotidiens régionaux ne peuvent plus se permettre de rassembler des informations recueillies aux quatre coins des États où ils sont situés, pour la simple raison qu'ils ne disposent plus d'un nombre suffisant de journalistes pour effectuer un tel travail. Comme la plupart de ses confrères, le Kansas City Star a été vendu et revendu à plusieurs reprises au cours de ces dernières années, accélérant l'hémorragie de sa rédaction. Le journal a cédé ses locaux historiques en 2017 et son propriétaire a fait faillite en février de cette année. En juillet, il a été racheté par un hedge fund [fonds de placement spéculatif] établi dans le New Jersey.
Voilà où nous en sommes dans l'Amérique de 2020 : personne ne peut plus être assuré de rien, et l'agonie de la presse n'est que le début du problème. À cause des confinements sans précédent endurés par le pays, les interactions personnelles avec d'autres humains sont devenues problématiques; les bâtiments publics ont fermé leurs portes ou limité l'accès des visiteurs; le nombre d'homicides grimpe en flèche; les gens ont peur de prendre l'avion; beaucoup d'écoles ne fonctionnent plus que par téléenseignement; Fox News abreuve les téléspectateurs âgés d'images de violence et de chaos; et la seule personne qui fait encore sonner leur vieux téléphone portable est une voix préenregistrée qui les menace de prison s'ils ne virent pas immédiatement quelques milliers de dollars sur le compte d'un établissement de crédit quelconque.
Un ouragan d'effroi
Pendant ce temps, les ouragans semblent faire la queue avant de dévaster la Louisiane l'un après l'autre, il y a tant d'incendies en Californie que le ciel est orange, chacun est déprimé. Le monde est en train de s'effondrer et il n'y a personne pour le remettre en état. Il n'y a pas si longtemps, durant les périodes compliquées, les dirigeants de ce pays employaient leurs compétences à tenter de rassurer l'opinion, mais l'actuel occupant de la Maison Blanche ne se soucie pas même de cela - tout ce qui l'intéresse, c'est de se défausser de ses responsabilités. Égocentrique incapable de la moindre parole sincère, M. Donald Trump réagit aux souffrances de son peuple comme un faible d'esprit qui divague en boucle au sujet de l'accident de la route dont il a été témoin. L'un des meilleurs résumés de cette débâcle épistémologique nous fut délivré par le maire de Kansas City, lorsque le Star lui demanda de commenter la rumeur selon laquelle un détachement d'agents fédéraux avait été envoyé dans sa ville : « Impossible de vérifier si c'est vrai car plus rien ne peut être vérifié. »
Lorsque plus rien n'est vérifiable, l'imagination prend le relais. Et il n'en faut pas beaucoup, par temps de Covid, pour exacerber nos peurs et les propulser à des sommets inconnus. Les Américains font face à la fin du monde, croyons-nous, ou à la fin de notre mode de vie, ou à la fin de quelque chose de grand et d'important que nous ne parvenons pas à définir mais qui nous préoccupe au plus haut point.
Nous voici aux prises avec une bonne dizaine de peurs en surchauffe. Peur que la Cour suprême devienne durablement conservatrice. Peur des policiers racistes qui frappent et qui tuent en toute impunité. Peur des émeutes. Peur que des gens perdent leur emploi. Peur des voisins qui refusent de porter le masque. Peur du masque lui-même, assimilé à une muselière que quelque mystérieux pouvoir applique sur votre individualité.
Mais, en cette année d'échéance électorale, la peur maîtresse qui nous submerge est de nature politique : que la démocratie soit moribonde ou sur le point d'être renversée par une dictature. Assurément, une telle crainte n'est pas nouvelle, à gauche on s'excite épisodiquement à ce sujet depuis de longues années (1). Depuis longtemps c'est un acte de foi démocrate de considérer M. Trump comme rien de plus au fond qu'un agent russe et chacune de ses gaffes comme l'indice d'un complot supplémentaire contre la démocratie; les comparaisons avec le Watergate ont fleuri dès qu'il a prêté serment (2). En 2018, deux professeurs de Harvard ont occupé le classement des meilleures ventes avec un livre savant titré en français La Mort des démocraties. Ce président, comme le souligne la terrifiante histoire que l'on se raconte, ne respecte ni les normes ni les traditions, encore moins les médias, il ne respecte pas davantage les professionnels du département d'État.
Les progressistes n'évoquent plus guère le « Russiagate » (3), mais il est vrai qu'ils n'en ont pas besoin. Le règne culturel du Covid-19 - imposant que tout soit placé sous le signe de la panique et de l'urgence - a cristallisé ces peurs ambiantes dans un ouragan d'effroi qui se développe à mesure que l'on approche du jour de l'élection. Un essai en vogue porte le titre : « Nous ne savons pas comment mieux vous prévenir. L'Amérique est en train de mourir » (4). Des mises en garde similaires, annonçant des lendemains politiques crépusculaires, inondent les réseaux sociaux à un rythme presque quotidien.
Le plus fascinant, c'est que les supporteurs trumpistes prétendent ressentir la même peur d'un coup d'État, mais programmé, celui-ci, par des hauts fonctionnaires. De fait, la version conservatrice de ce cauchemar de masse interprète la crainte des démocrates quant à une attaque trumpiste contre la démocratie comme une preuve de leur propre intention d'abattre cette même démocratie, dont le seul tort serait de porter M. Trump au pouvoir. Dans cette vision particulière du monde, les démocrates sèmeraient délibérément des traces de leur conspiration, « afin que le jour venu vous ne pensiez pas qu'il s'agissait d'une conspiration (5) », un ingénieux exercice d'acrobatie intellectuelle réalisé sans filet par M. Michael Anton, un ancien haut membre de l'administration Trump, connu principalement pour avoir, en 2016, comparé l'élection de son ami milliardaire à une rébellion de passagers dans un avion détourné par des terroristes.
« Pleutre en chef »
La pandémie a contraint démocrates et républicains à supprimer ou limiter drastiquement le caractère public de leurs conventions respectives, qui constituent en principe l'apogée de cette année de campagne électorale, pour leur substituer un show télévisé à peine regardable - quatre nuits de monologues médiocrement produits, exécutés par les célébrités de chaque formation. Tout semblait opposer les deux spectacles : les républicains vociféraient et rugissaient, tandis que les démocrates mettaient l'accent sur la diversité ethnique et sur les vertus morales supposées de leurs leaders. De manière plus générale, pourtant, ces deux dépliants publicitaires par temps de Covid présentaient nombre de similitudes. Dans les deux cas il s'agissait de susciter un réflexe de panique, en poussant le spectateur à penser le pire du camp adverse et à espérer qu'un semblant de normalité pourrait faire son retour si seulement son propre candidat l'emportait en novembre.
Pour les démocrates, la composante « panique » du programme coulait presque de source. Il leur suffisait de répéter ce que les médias dominants - hors Fox News - serinent depuis quatre ans : que M. Trump est une menace pour nos institutions; qu'il avive le fanatisme de sa base; qu'il a lamentablement échoué dans sa réponse à la pandémie; qu'il est d'une incompétence crasse; qu'il s'emploie à jeter le discrédit sur l'ensemble du processus électoral, etc. Ces actes d'accusation se plaidaient d'autant plus commodément qu'ils étaient, à peu de choses de près, tous conformes à la réalité.
La sénatrice de l'Illinois Tammy Duckworth qualifia Trump de « pleutre en chef » pour avoir trahi les soldats américains par ses accommodements avec le Kremlin. La chanteuse pop Billie Eilish annonça que le président était en train de « détruire notre pays et tout ce que nous aimons ». Le gouverneur de l'État de New York, M. Andrew Cuomo, engoncé dans son habituel costume de compétence administrative (6), suggéra que le trumpisme lui-même était une sorte de virus. Mais le plus efficace dans cet exercice, et de loin, fut incontestablement l'ancien président Barack Obama, qui synthétisa les dangers du trumpisme de manière à la fois sobre et professorale. Affirmant avoir espéré que le magnat de l'immobilier s'élèverait à la hauteur de sa fonction une fois en poste, il précisa : « Mais il n'a jamais rien fait de tel. (...) Il n'a montré aucun intérêt pour son travail, aucun intérêt à trouver un terrain d'entente, aucun intérêt à utiliser l'immense pouvoir de son bureau pour aider qui que ce soit d'autre que lui-même et ses amis, aucun intérêt à traiter la présidence comme autre chose qu'une émission de télé-réalité parmi d'autres, qu'il exploite pour attirer l'attention dont il a besoin. » Il imputa ensuite à son successeur l'entière responsabilité des morts du Covid-19, ainsi que de la destruction de « notre fière réputation autour du monde », quelle que celle-ci puisse être. Réagissant aux craintes de fraude électorale exprimées par les républicains, l'ancien président se hasarda dans un double salto arrière en déclarant : « C'est ainsi que périclite la démocratie. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de démocratie du tout. »
Autre thème majeur de la convention démocrate : pourquoi M. Joseph Biden est-il notre meilleur ami. C'est « un frère », assura M. Obama, un être « doué d'empathie », « honnête » et « décent », certifia M. Bernie Sanders. On ne perdit pas de temps à débattre de l'interminable carrière politique de M. Biden, en partie parce que son bilan en matière de libre-échange et de répression judiciaire aurait pu heurter ses électeurs, en partie parce qu'en temps de Covid tout conflit doit se résumer à une confrontation entre le bien et le mal - ou, pour le dire dans les mots de M. Biden, à une quête de lumière pour « clore la saison d'obscurité en Amérique ».
« Toutes les élections sont importantes, nous rappela ce dernier, sur ce ton pataud qui fait son charme. Mais nous savons dans notre chair que celle-ci est encore plus lourde de conséquences. » Elle « déterminera ce à quoi l'Amérique va ressembler pour très, très longtemps. Notre identité est en jeu, la compassion est en jeu, la décence, la science, la démocratie, tout cela est en jeu ». Puis l'ancien vice-président consentit brièvement à descendre sur le plancher des faits - face à la pandémie, l'Amérique a enregistré les « pires performances de toutes les nations sur cette planète » - avant de se replier derechef dans le monde de l'esprit, là où des ennemis abstraits se sont livré tant d'illustres combats : « Puisse l'histoire décider que la fin du chapitre de l'obscurité américaine a commencé ce soir, avec l'amour, l'espoir et la lumière s'alliant dans la bataille pour l'âme de la nation. »
Depuis des décennies, les conventions démocrates avaient coutume de réunir autour d'un grand thème fédérateur : nous sommes le parti des classes moyennes, celui qui veille à vos intérêts et s'assure que les règles imposées au commun des mortels valent aussi pour les puissants. Bien que ce message correspondît de moins en moins à la réalité au fil du temps, l'image de marque historique du parti imposait de l'asséner encore et encore.
Pas cette fois-ci. On évoqua certes les souffrances infligées au peuple par la crise économique consécutive à la « pandémie de M. Trump », mais sans trop y insister. Où étaient passés les démocrates qui jadis dénonçaient avec ferveur les inégalités ? Où l'idée de justice sociale était-elle partie se cacher par temps de Covid ? Eh bien, en partie, à la convention républicaine, qui se tint une semaine plus tard. Le thème de prédilection des démocrates y fit une surprenante apparition dès le premier soir. À l'issue de la profession de foi des conservateurs, on invita sur scène le jeune Charlie Kirk, fondateur d'un groupe d'étudiants en guerre contre les enseignants « gauchistes », qui appela le public à rien moins que la lutte des classes. « Durant des décennies, s'exclama-t-il, les classes dirigeantes des deux partis ont vendu notre avenir. À la Chine. À des multinationales sans visage. À des lobbyistes avides. Elles l'ont fait par souci de préserver leur propre pouvoir. Et pour s'enrichir. En truquant le système de manière à écraser les braves patriotes des classes moyennes qui se battent pour construire une famille et mener une vie décente. » L'orateur suivant prit pour cible les syndicats d'enseignants.
La panique est devenue le grand thème de 2020, une mode pleurnicheuse et sexy dont chacun revendique l'exclusivité. Mais, alors que les démocrates mettent sobrement en garde contre le racisme systémique et les dangers que M. Trump fait courir aux institutions démocratiques, ils ont été largement déclassés dans le registre de l'épouvante. Les républicains sont les virtuoses de la peur, les grands maîtres du monde repeint en cauchemar. Et ils ont joué de ce registre avec autant de virtuosité que Vladimir Horowitz avec son piano. Remettez les démocrates aux commandes, disent-ils, et vous verrez non seulement la fin de la démocratie, mais la mort de la civilisation elle-même. Des émeutes éclateront partout, pires que celles qui ont émaillé les protestations contre les violences policières au cours de l'été. Les propriétés privées seront incendiées, les statues déboulonnées, les banlieues résidentielles blanches réduites à néant. Mais les grands médias n'en diront rien, évidemment, puisqu'ils sont hypnotisés par les sirènes du gauchisme et de l'anarchie...
Ainsi de M. James Jordan, le représentant de l'Ohio au Congrès : « Regardez ce qui se passe dans les villes américaines : crime, violence, loi de la foule. ( ... ) Les démocrates ne vous laisseront pas aller au travail, mais ils vous laisseront faire des émeutes. »
Ainsi de M. Mark et Mme Patricia McCloskey, un couple fortuné de Saint-Louis, dans le Missouri, devenu célèbre pour avoir pointé des armes à feu sur des manifestants pacifiques de Black Lives Matter : « Ils veulent abolir complètement les banlieues » ; « Votre famille ne sera pas en sécurité dans l'Amérique des démocrates radicaux » ; « La foule, excitée par leurs alliés dans les médias, va essayer de vous détruire. »
Une lutte des classes singulière
Ainsi de Mme Kimberly Guilfoyle, une ex-animatrice de Fox News recrutée par la Trump Organization, qui a littéralement hurlé son discours comme si elle s'adressait sans microphone à un stade de cinquante mille supporteurs, alors qu'elle parlait dans une pièce vide d'un bureau de Washington : « Cette élection est un combat pour l'âme de l'Amérique » ; « Ils veulent détruire ce pays et tout ce pour quoi nous nous sommes battus et que nous chérissons » ; « Amérique ! C'est elle qui est dans la balance. »
Ainsi enfin de M. Donald Trump Junior, fils de son père au sein de la Trump Organization : « Dans le passé, les deux partis croyaient en la bonté de l'Amérique. (...) Cette fois, l'autre parti s'attaque aux principes mêmes sur lesquels notre nation a été fondée. Liberté de pensée. Liberté de parole. Liberté religieuse. État de droit. »
Rappelons que tout cela se concentrait sur le premier jour seulement de la convention républicaine. Les trois suivants furent consacrés à bâtir une vision alternative de la réalité dans laquelle M. Trump était aussi innocent qu'un nouveau-né. Il a fait tout ce qu'il a pu contre la pandémie, dont la faute d'ailleurs incombe exclusivement à la Chine, et la reprise économique est là, juste devant nous. La tâche consistant à expliquer que M. Trump n'était pas raciste paraissait délicate, on eut donc l'idée de la confier à un échantillon d'athlètes noirs. Leurs propos n'eurent pas autant d'impact que la symphonie des paniques qui les avaient précédés.
Pour vraiment comprendre l'élection cruciale qui nous attend, il faut prendre en compte la manière dont les grands médias de ce pays se sont déchaînés sur M. Trump pendant quatre ans. Le Washington Post, pour ne citer que lui, publie trois ou quatre tribunes par jour entièrement consacrées ou presque à dépeindre le président sous le jour le plus avilissant possible. Destinées de toute évidence à faire baisser sa cote de popularité, ces attaques permanentes ont néanmoins ceci de bénéfique pour M. Trump qu'elles lui ont mis la barre à un niveau extraordinairement bas. Voilà un homme présenté jour et nuit aux Américains comme un monstre répugnant, un homme sans vertu, une créature tombée à l'échelon le plus bas du méprisable, peut-être même un traître. Et si les républicains parvenaient à démontrer qu'en réalité c'est un brave type qui parfois même fait des efforts ?
Voilà qui explique ce moment de pur triomphe à la convention républicaine : le gala de clôture, lorsque la litanie des paroles assommantes énoncées par des orateurs sans conviction dans une pièce vide a cédé la place à Mme Ivanka Trump, la fille du président, sortant de la Maison Blanche parmi des rangées de drapeaux américains et sous l'ovation d'une foule vibrante, en chair et en os et dépourvue de masques - une attitude de défi parfaitement choquante au milieu d'une pandémie qui avait à cette date emporté déjà plus de cent cinquante mille personnes dans le pays.
Ses cheveux ondulant sous l'effet d'une brise légère, « Ivanka » s'avance vers le microphone disposé sur la pelouse sud de la Maison Blanche et nous emmène dans un pays des merveilles où M. Trump - le « président du peuple », le « champion du travailleur américain », la « voix des hommes et des femmes oubliés de ce pays » - campe le gentil, et où ce sont les médias et les politiques « de gauche » qui endossent les rôles de menteurs et de méchants. Le président, nous dit-elle, est aimé de ses petits-enfants. Il est aimé par les « mécaniciens stoïques et les travailleurs de l'acier » qui fondent en larmes lorsqu'ils le rencontrent. Il est mû par une « profonde compassion envers ceux qui ont été injustement traités », en particulier les détenus. Imaginez combien cela fut dur pour lui de sacrifier l' « économie la plus forte et la plus inclusive jamais vue de mémoire d'homme » en la « mettant à l'arrêt pour sauver des vies américaines ».
Puis c'est au tour de M. Trump en personne de se hisser sur le podium. Il dit accepter la nomination de son parti, assure le public qu'il est parfaitement capable de ressentir des émotions humaines, puis entreprend de retourner comme un gant l'imagerie manichéenne de M. Biden : « L'Amérique n'est pas un pays plongé dans l'obscurité; l'Amérique est la torche qui éclaire le monde. » Son rival démocrate possède tous les défauts dont on l'accuse lui-même, poursuit-il, notamment celui d'avoir escroqué la classe ouvrière. Il a « empoché les donations des travailleurs, les a pris dans ses bras et leur a même fait des bises - une allusion à l'habitude bien connue de l'ancien vice-président d'infliger à son public féminin des marques d'affection non désirées -, il leur a dit qu'il partageait leur peine, puis il est reparti à Washington pour voter la délocalisation de nos emplois en Chine ou dans d'autres pays éloignés ». Tout ce que vous pensiez savoir est faux.
Quant à la classe politique de son pays, c'est une bande de scélérats, du premier jusqu'au dernier. « Des initiés de Washington m'ont demandé de laisser la Chine continuer de voler nos emplois et de dévaliser notre pays, mais j'ai tenu la promesse que j'ai faite au peuple américain. » Oh, ce sont des êtres démoniaques et insultants, des traîtres qui ne pensent qu'au pouvoir; si vous les laissez faire, ils appliqueront un programme démentiel consistant à abattre les frontières du pays (« au milieu d'une pandémie planétaire ! »), à accorder aux migrants illégaux les services d'avocats payés par le contribuable, à supprimer les budgets de la police, à encourager les émeutes et à relâcher « quatre cent mille criminels dans les rues et dans vos quartiers ». Selon le président, ces gens de gauche « veulent vous interdire de choisir l'école de vos enfants, alors qu'ils inscrivent les leurs dans les meilleurs établissements privés du pays. Ils veulent ouvrir les frontières tout en vivant eux-mêmes derrière des enceintes surveillées dans les meilleurs quartiers du monde. Ils veulent abroger le financement de la police tout en bénéficiant eux-mêmes de gardes du corps armés. En novembre, nous devons tourner à jamais la page de cette classe politique qui a échoué sur toute la ligne ».
Les vociférations de M. Trump ne se résument pas simplement à des bouffées délirantes que l'on pourrait moquer ou mépriser. Derrière ses nuages d'affabulations se cache un germe de vérité. Personne n'ignore que certaines politiques progressistes sont prisées surtout des classes privilégiées; la radicalisation au fil des ans des médias de prestige, des universités huppées et des institutions culturelles fréquentées par les élites illustre cet état de fait. Un exemple parmi d'autres : fin août, NPR, une radio pour cadres cultivés, recevait l'auteur d'un ouvrage intitulé Pour la défense du pillage. Autre exemple, ce tee-shirt hors de prix (860 dollars), confectionné par Dior, sur lequel est gravé le slogan « Nous devrions tous être féministes ».
« Ils m'attaquent parce que je me bats pour vous », lance même le président au cours de son discours. M. Trump ne se bat pas « pour nous », mais il est indéniable qu'ils l'attaquent. Et si « eux » le détestent, pour nombre d'électeurs c'est une raison suffisante de le soutenir. Il est l'ennemi de leurs ennemis.
Pour toute une partie de l'Amérique, ce conflit est central. Ni le « Russiagate », ni le dédain de M. Trump pour les normes, ni son usage abusif de la force militaire, ni même sa colossale nullité face à la pandémie, dont les conséquences se mesurent en dizaines de milliers de morts, ne pèsent d'un poids aussi lourd que cette lutte des classes singulière : M. Trump contre les bourgeois cultivés de l'Amérique d'en haut. Ces derniers se sont ligués contre lui dans un élan d'union sans précédent. La haine qu'ils lui vouent ne fait pas de M. Trump un bon président - il est objectivement exécrable à ce poste -, mais elle lui permet d'aligner derrière lui des millions de personnes qui, sans cela, se tiendraient à distance d'un bouffon de son espèce.
Car l'animosité qu'il suscite constitue l'un des atouts dont M. Trump joue. Son bilan économique tonitruant n'est plus qu'une épave fumante enroulée autour d'un arbre; les citoyens braves et industrieux qu'il aimait à célébrer regardent la télévision dans leur cave en attendant que s'évapore une maladie mortelle que presque tous les autres pays de la planète ont mieux maîtrisée. Mais l'aversion pour les progressistes donneurs de leçons représente sa chance ultime à la veille de l'élection du 3 novembre.
Pourquoi les Américains méprisent-ils les progressistes ? La réponse est sous nos yeux, tout le temps. Leurs dirigeants ont renoncé à parler des valeurs des classes moyennes, mais pas à célébrer leurs propres vertus, leur mépris pour les inférieurs moins raffinés qu'eux. Ils se délectent de la politique de la réprimande, omniprésente en temps de Covid. En ce moment circule une vidéo dans laquelle des manifestants de Black Lives Matter entourent une femme en train de manger à une terrasse de café; la foule l'exhorte en criant de lever le poing en soutien à leur mouvement (7). Des épisodes similaires, où accusation et dénonciation atteignent leur paroxysme, submergent chaque jour les réseaux sociaux.
Ce sentiment que le progressisme est devenu une politique élitaire de harcèlement et de diffamation gagne du terrain. Ce n'est rien de dire que les gens regardent cette forme de politique avec un mélange de peur et de haine. Panique, confusion, dénigrement, réquisitoire rugissant : tel est le monde dans lequel nous dégringolons, et de cela nombre d'Américains ne blâment pas M. Trump.