Et donc (merci à Cantal), une grosse interview forcément bienvenue, mais un peu décevante vis à vis des interrogations touillées dans ce topic. Joudet aborde Rauger non dans une logique de confrontation (quand bien même elle serait cordiale) mais en partant souvent des propres textes de Rauger et en lui demandant d'approuver. Il y a quelques questions plus intéressantes, mais grosso-modo il n'y a pas de contradiction forte entre les deux : ni elle ni lui ne conçoivent de toute façon à la base la cinémathèque comme un lieu possiblement problématique, partant immédiatement sur une chanson du style "qu'est-ce qui fait de ce lieu un lieu si spécial, qu'est-ce qui en fait un dernier rempart au marché ou aux mauvaises habitudes cinéphiles actuelles". C'est une "exception", une "citadelle", et tout un tas de mots de ce genre égrainés sur plus d'une heure...
Par rapport à mes craintes, Rauger a le mérite d'être clair, affirmant rapidement que, pour lui, l'Histoire du cinéma ne changera pas. Cela va avec la façon dont (en citant Langlois) il ne cesse de comparer la Cinémathèque à un "musée", ce qu'il justifie notamment par les missions du lieu (comme la conservation), mais sans se poser une fois la question de ce que cela implique du coup pour le spectateur vis à vis des films. J'ai été à ce titre assez surpris de le voir minimiser, et en toute honnêteté semble-t-il, le possible affrontement avec Toubiana (ou quelqu'autre instance) : il ne semble pas plus friand de curiosités que ça, et assume l'omniprésence de rétro de cinéastes ultra-installés. Il justifie la présence massive de "grands auteurs officiels" comme certains l'avaient fait ici, c'est à dire en mettant en avant l'arrivée incessante de nouvelles générations de cinéphiles désireux de voir ces films, et là encore par la comparaison avec le musée (il parle de "collection permanente" pour la projection permanente de classiques).*
D'où un certain paradoxe dans ses explications : il parle beaucoup de la mission du programmateur qui va "montrer quelque chose" de manière volontaire et subjective, pour "construire des repères" dans une cinéphilie éclatée qui n'en a plus ("chacun télécharge sur internet, chacun son cinéma"), et pour "appeler une réaction". Or de deux façons, ça me semble pas très conforme à la réalité. D'une, l'institut ne se caractérise pas vraiment par des choix personnalisés et subjectifs (ni par la découverte de choses rares - il faut voir le nombre de fois que revient dans la discussion, à la rescousse, la rétro Phil Karlson). Quand il dit dit de la cinémathèque que "ce serait bien que ce soit un lieu qui déclenche la curiosité des spectateurs pour des cinématographies étrangères", on a envie de lui dire que ça reste foutrement discret. Et de deux, je me demande bien d'où viennent les réactions dont il parle, le lieu ne me semblant pas réellement encourager les débats (ne serait-ce parce qu'il n'y a rien, dans l'organisation du bâtiment, qui encourage la cohabitation des spectateurs après la séance, ou rien sur le site internet qui pousse à un quelconque retour sur films, etc)...
Pour le reste, il confirme qu'il rechigne à la programmation par thème (on sent une pique ici contre le Forum des images) au motif que ce n'est pas une question d'esthétique (ce qui est un peu bizarre, car c'est justement les positionnements esthétiques qui ressortent quand on met les films côte à côté dans le traitement d'un même thème - certes, pour cela, il faudrait que la rétro soit accompagnée d'un vrai travail théorique), mais il se dit plus friand de programmation autour de motifs (style la rétro "Panoptismes").
Plus généralement, quelque chose qui me fait tiquer, c'est dans la façon dont la cinémathèque est souvent implicitement présentée (malgré quelques détours et relativisations) comme une institution qui "sait", et non qui propose : on parle plusieurs fois d'éduquer un public plus ignorant par exemple. Il est souvent dit "il ne faut pas que ce soit [une institution] dans l'air du temps, sinon elle ne servirait à rien", en cela qu'elle est un anti-zapping (comme si mater les films via internet consistait à les zapper...), qu'elle est une proposition vers le public. Alors que je ne vois souvent qu'une institution qui fait ses gammes dans la droite lignée d'une histoire du ciné bien sagement rangée.
Enfin, on sent que le rapport problématique au public de la cinémathèque n'est soit pas remarqué, soit pas réfléchi. Il parle par exemple d'un "public uniquement présent pour un type de rétro" qui part dès que son type de rétro est fini, et il en conclut : "ça se passe comme ça, mais il faut faire, dans notre travail, comme si ce n'était pas comme ça". Bonjour le statu quo. De même, quand Joudet lui soumet intelligemment la question de la "culture événementielle", et du risque que la cinémathèque devienne une sortie culturelle comme une autre dans le panel du parisien propre sur lui, les réponses me semblent un peu dérisoires ("le cinéma a sa propre antidote parce qu'on est obligé de rester 2h assis devant le film"), et aveugles (puisqu'il finit, dans sa réponse, par présenter la cinémathèque comme un rempart à ce rapport culturel à l'art, quand elle en est à mon sens l'un des plus gros symptômes).
Bref, tout ça pour dire que c'était assez intéressant, que Rauger m'est toujours aussi sympathique (j'aime beaucoup le rapport au cinéma de ce type, paradoxalement, ainsi que sa mesure), mais que toutes les craintes que j'avais me semblent ici confirmées, à commencer par l'impression que les dirigeants de la cinémathèque n'ont absolument pas conscience de l'image qu'ont les cinéphiles actuels du lieu qu'il gèrent.
* En regardant l'interview, je me disais qu'à la limite, s'ils se considèrent vraiment comme un musée, ils devraient aller jusqu'au bout de leur logique et accompagner chaque rétro (= expo) d'un travail théorique (= d'un catalogue conséquent) qui permettrait de l'interroger. Si quelqu'un aujourd'hui fait une expo "Picasso" juste pour rassembler les œuvres, sans aucun apport théorique du catalogue ou dans la manière de présenter les œuvres, ça gueulerait : l'approche muséale n'est pas ce que je rêve pour la cinémathèque, mais quitte à l'emprunter, autant que ce soit de manière assumée et intelligente.
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