J'ai écrit que le film représentait la lutte de deux femmes pour préserver une mémoire familiale et politique – dite “bourgeoise”- face au “pouvoir” dans un contexte stalinien.
Mais dire cela est insuffisant, il faudrait, pour mieux défendre le film, et en faire ressortir la force et la singularité, nommer de façon plus précise ce pouvoir que le film représente, et ne pas se contenter de l'idée que le film oppose la “bourgeosie” (vue comme une subjectivité) face au pouvoir stalinien (à la fois objectivé, et caractérisé par une intention). De fait, le pouvoir en question est bel et bien objectif et intentionnel, c'est plutôt de la bourgeoisie que j'ai mal parlé, et ai été en dessous de la complexité du film.
Contrairement à ce que ma formulation lapidaire pourrait laisser penser, les aspects oppressifs et destructeurs de ce pouvoir ne résident pas dans l'écrasement de la subjctivité des personnages.
Car cette subjectivité survit, au coeur du film, en témoignent les nombreux inserts: les objets sont à la fois 1) vus par les personnages, 2) détachés, autonomisés, exposés dans des gros plans; qui représentent le monde intérieur fantasmé par les personnages, leur mémoire, qui dans le système du film est directement communiquée, 3) isolés dans leur solitude d'objet matérielle et silencieuse.
Quand la belle-mère suggère narquoisement que la belle-fille qui lui rend visite, apparamment taciturne et fatiguée, a ses règles, la fille comme le film hésitent entre agacement et empathie, désarmorce la violence latente de la situation. Au lieu d'exploser et de rétorquer quelqeu chose, la fille s'assoit mollement, quitte son masque de vacherie gentiment cruelle, et répond quelque chose comme “non, c'est de raconter ce que je sais devoir raconter qui m'épuise”, et le film pointe justement cela, la survie d'une forme d'usure ontologique, propre au discours, indépendante du pouvoir (mais qui fatigue ce qui est capable de faire du pouvoir un objet) et en même temps placée au-delà du corps, entre l'usure parallèle des corps et des consciences, par le pouvoir vise à fatiguer, et la solitude des objets, politiquement neutres, mais massivement absurdes, soumis à leur propre inquiétude.
Le pouvoir stalinien n'est pas non plus caractérise par le mensonge, qui serait opposé à la vérité immanente de la liberté et de la réalité sociale. Au contraire, c'est la force de la conscience individuelle qui résiste qui est caractérisée par l'aptitude au mensonge.
Le dispositif central du film est le suivant: pour tenir en vie sa belle-mère, la belle-fille invente une correspondance fictive, qu'elle garantit par des lettres réellement envoyées, où elle met en scène son mari, prisonnier, racontant qu'il a émigré en Amérique, et est devenu un riche producteur de film, du niveau de Selznick, qui doit être protégé en permanence par des gardes du corps (quelque chose d de l'espionnage et de la persécution politique surivit comme un lapsus, travestit et en même temps interpeté avec lucidité en objet de distinction sociale) et qu'il va bientôt revenir en Hongrie après son prochain film.
La belle-mère, du fond de son lit, visualise immédiatement, par bribes et flashes, la vie imaginaire du fils, à partir de chromos (vieilles photos, publicité de vieux journaux américains de la belle-époque qui rappellent le dessin de Windosr McKay) et de fantasmes rattachés à l'enfance et à uen sorte de sphère de souvenir d'enfance proustiens et décatis. Plus le récit métaphorise l'impuissance et la condition réelles du fils, à travers ses promesses de richesse et d'un retour en Hongrie qui contedisent la grandiloquence des projets cinématographiques qui lui sont prêtés, son exil de ville en ville en Amérique, plus les images mentales de la mère sont éloignées d'un prétexte matériel et deviennent autonomes, plus elles sont du “cinéma” : un fantasme qui devient immédiatement aussi net qu'un souvenir, et qui doit acquérir non pas son sens, mais au contraire, à partir du sens déjà présent, une sorte de halo cryptique, métaphorique et mystérieux: les gardes du corps dont parle le film deviennent des cavaliers perçant le brouillard, les réussite mondaine du fils se nimbent d'une étrangeté kafakaïenne, inquiétante (je suis en train de construire un gratte-ciel de 700 m de hauteur où j'ai invité Henry Ford) .
C'est finalement (dans une forme très différente) le dispositif de
Goodbye Lenin, mais complètement inversé, tant aux points de vues chronologiques (on est en plein dans la dictature et non pas dans l'”après”, le film montre au milieu des flash que la correspodnance fictive du fils suciite un journal hongros avec le nom de Nagy, qui allait être tué après l'insurrection à venir), qu'intentionnels : il s'agît non pas de faire croire à la mère que la dictature s'est maintenue pour en pas la re-tuer, mais d'en ralentir la mort pour lui faire oublier qu'elle est tout aussi surveillée que son fils, peut-être même plus que lui, - de fait, quand elle mourra, le fils sera libéré, comme si c'était sa condition sociale qui était l'enjeu politique à briser par fils. Il est vrai que sa grande propriété, et son indifférence politique, au régime de Rákosi (
https://fr.wikipedia.org/wiki/Tactique_du_salami), le fait qu'il est probable qu'elle fasse partie de la bourgeoie juive rescapée de la seconde guerre mondiale, pouvaient constituer autant de refuges et des cachettes pour des opposants potentiels .
L'inversion est aussi politique: l'illusion faisant l'objet d'une mise en scène (par les mots ) est l'extérieur de la dictature stalinienne, un imaginaire qui se donne comme le réel, et non pas l'univers matériel quotidien de Goodbye Lenin, imité et physiquement recréé pour pouvoir taire ce qui s'est passé. Makk filme justement la même chose que Goodbye Lenin, mais comme une tragédie avant sa reprise sous forme de comédie, dans un rapport post-moderne, où ce sont les objets qui imposent aux hommes le silence, en échange d'un savoir objectif sur le social: ce qui est dit, raconté, est l'imaginaire qui échappe à ce savoir (contraint dans le film de Makk, fuit dans celui de Wolfgang Becker). Ce que le film de Makk désigne comme un hors-champs, c'est l'imaginaire individuel (tragique, présent mais dénié), alors que le récit post moderne de Goodbye Lenin met au contraire comiquement hors-champs le réel historique commun et avéré, vécu (qui doit être paradoxalement trouvé après sa disparition, et la comédie se situe dans l'écart entre cette disparition et cette preuve).
Dans le post modernisme le réel est ce qui doit être imité pour neutraliser le tragique, dans le film encore “moderne” de Makk, la tragédie est au contraire ce qui est interdit depuis le réel aux personnages mais ce qu'ils désirent, ils trouvent à la palce du tragique une réalité sociologique déniée, dont ils doivent témoigner en chemin (des images du film montre qu'il pourrait être le récit de la déportation de la mère ou de la fille pendant la seconde guerre-mondiale, mais ne peut pas l'être: une couche d'aliénation, assumant à leur place la mamoire et la légtimité de la libération du nazisme, s'est superposée au témoignage de la douleur, l'empéchant).
Par ailleurs, le pouvoir du film ne se caractérise pas non plus par la création d'une forme radicale de solitude et d'enfermement. Au contraire, il tend à rendre la solitude impossible, tout en désignant d'avance la place où l'autre va s'incarner . Le mari quand il est libéré, retrouve un monde figé par la partie du film déjà déroulée: il faut que la rencontre ne modifie justement rien , n'ajoute pas de sens. La rencontre avec autrui été devancé par un devenir directement (et exhaustivement) indexé sur la valeur que le régime prête aux choses et aux gens. La belle-fille est laissée en liberté, parce que son activisme politique est impuissant, parce que l'emprisonner reviendrait à tuer directement la mère, annulerait paradoxalement la justification des concierges et espions qui à la fois les surveillent et les maintiennent en vue, mais la fille ne peut malgré tout plus travailler comme enseignante: la punition qui lui est infligée est mintieusement pesée.
Même le chauffeur de taxi, visiblement sympathique politiquement vis-à-vis du mari, qui le reconduit à sa sortie de prison, sait rapidement qui il est, et par où il doit passer: “par quel pont voulez-vous franchir le Danube?”. “Cela signifie-t-il quelque chose” répond le mari, et le chauffeur déduit de cette ignorance qu'il était prisonnier politique et sait à quelle vitesse le conduire pour le réssurer).
On pourrait tracer maladroitement une typologie opposant le pouvoir lié à l'absolutisme stalinien et ses sujets les hommes à partir du film : dans l'atmosphère de terreur sourde du film, le pouvoir, malgré sa monstruosité, ou justement à cause d'elle, est paradoxalement un désir qui vise avec succès l'objet et l'altérité (par delà le “social”) pour s'anéantir. Le monde social de la conscience du sujet, prisonnier dans cette terreur, est au contraire le monde du point de vue d'un objet qui vise le désir, qui désire désirer et défaillit, détourné de l'amour par une inévitable lucidité, à laquelle il ne peut échapper.
Grand film.