Nous sommes aux alentours du Nouvel An chinois en 1952, à Saïgon, peu avant Diên-Biên-Phu, pendant les derniers mois de la colonisation française au Viet-Nâm. La ville vit dans un climat de fausse normalité. Thomas Fowler (Michael Redgrave) est un correspondant de presse pour un grand journal britannique, qui promène une cinquantaine désabusée, à la fois altière et fatiguée et un aigre humour cynique entre les reportages au front et les boîtes de Saïgon. Il est probablement très dépressif et se raccroche comme à une bouée à sa maîtresse Phuong, une jeune prostituée qui évolue autour des hôtels "de luxe" (dont la soeur est en fait la maquerelle), tout en n'arrivant pas à divorcer de sa femme restée en Angleterre (qui est catholique alors que lui est athée, mais culturellement influencé par l'anglicanisme). Son métier l'amène à fréquenter tout le monde dans une demi-officialité. Politiquement, Fowler affecte de suivre la guerre comme un match de foot ou un roman . Il paraît avoir des sympathies spontanées pour les nationalistes/communistes mais sa condamnation morale du terrorisme, qu'il perçoit comme une absurdité quasi-métaphysique et surnaturelle, l'amène a beaucoup fréquenter l'Inspecteur Vigot (Claude Dauphin), un chef -beaucoup trop rond pour ne pas être effrayant- de la Sureté française. Tout à coup débarque un jeune étudiant américain (Audie Murphy) tout juste émoulu de Princeton, officiellement représentant d'une ONG qui anticipe le départ des Français, et entend relancer l'économie d'un Viet Nam indépendant mais capitaliste et anti-communiste ("la troisième voie") par l'importation de jouets. L'étudiant ne tarde pas à agacer fortement Fowler, à de nombreux titres: le catéchisme tiers-mondiste du jeune Américain lui semble artificiel et insincère (Fowler n'est pas engagé, mais pour autant un truchement entre les communistes et les Français lui semble une tricherie), ces souçons sont confirmés quand il remarque que l'étudiant est en relation avec les Cao-Daï, une secte syncrétique (qui vénère aussi bien Bouddha que Victor-Hugo, ce passage du roman de Greene est conservé, alors qu'ultra documentaire il était une gageure à adapter), crainte à la fois par les colonisateurs et les communistes qui dispose d'une milice fortement armée, potentiellement en position d'arbitrer la guerre, et enfin il propose une heure après son arrivée le mariage et la respectabilité de la ménagère américaine à Phuong qui est tombée amoureuse de lui. Pour ne rien arranger les deux hommes surjouent individuellement le clivage "Angleterre pays de la vieille Europe , vainqueur lessivé par la guerre, cynique mais pragamatique, prêt à lâcher prise"/"USA pays jeune à la fois idéaliste, inculte et impérialiste, que vous avez voulu écraser il y a 150 ans mais qui vous a tiré de la merde de votre diplomatie munichoise" et le plaquent sur leur combat de coq autour du Phuong. Mais au début de l'histoire, l'étudiant est assassiné. Tout le monde avait des raisons de le tuer, mais Fowler est le principal suspect. Vigot, du reste peu gêné par la mort de l'étudiant américain, interroge Fowler.
J'ai bien aimé ce film, tourné à Saïgon en 1958, dans l'intervale entre le départ des Français et le début de la seconde guerre impliquant les Américains. Le film, dédié à la République du Viet-Nam du Sud, m'a semblé très fidèle au roman de Greene:
La présomption que, devenu génant par sa trop grande efficacité et sa naïveté, et fournissant malgré lui un alibi politique aux communistes leur permettant de devenir une force de police crédible avant même le départ des Français, il ait pû être tué par ses propres employeurs reste forte dans le film comme dans le roman. Le film a été néanmoins complètement désavoué par Greene, qui l'accusait d'être pro-américain. C'est qu'entre 1952 et 1958 beaucoup de choses se sont passées: le même discours de raillerie sur la troisième voie, qui en 1952 pouvait passer pour une récupération de la défaite française et une manière de faire durer le conflit, pouvait passer 6 ans plus tard, une fois la décolonisation en partie faite et avant l'embrasement des années 60, comme un soutien à une jeune république et une leçon tirée "logiquement" de l'épuisement des empires européens. La lucidité politique de Greene, formulée exactement de la même manière 5 ans plus tard, devenait un signe de ressentiment.
Les plans d'extérieur sont impressionnants; la scène de combat nocturne au retour de la visite chez les Cao-Daï très proche de certaines situations de Fuller. Pourtant le film, qui énonce très clairement les enjeux idéologiques et politiques incarnés par les différents personnage, ne s'identifie à personne et surprend par sa morosité éteinte: il date des années 50, mais semble filmer une guerre qui n'est déjà plus celle de la génération des années 50, elle sert de toile de fond à un drame existentiel sur la mauvaise foi: l'Américain est un manipulateur trop sincère pour être mauvais, l'Anglais se complait jusqu'au coeur de sa sexualité dans des postures néo-coloniales qui lui permettent de rompre, trop facilement et à distance, avec les préjugés de la bourgeoisie anglaise. Il ne croît pas à sa propre comédie, mais justement, elle devient pour cela la seule chose qu'il finisse par posséder. Mankiewicz insiste (Greene oblige) sur le fait que cette mauvaise foi débouche sur un dilemme de catholique, incertain de s'être réelement converti:
Le roman de Greene est quand-même étonnant par sa lucidité: il est très conscient d'une intersection entre impérialisme et un certain tiers-mondiste "institutionnel', et dans un contexte qui n'a rien à voir avec l'islamisme, mais beaucoup avec le nationalisme post-colonial,délimite déjà l'idéologie néo-conservatrice à l'oeuvre ces dernières années. Cependant Mankiewicz la filme comme un moteur purement dramatique, situé dans un cadre historique précis, réel, mais traité artificiellement comme quasi-fictif (soit deux niveaux d'artifices imbriqués l'un de l'autre: le problème politique est plus construit, plus complètement écrit et dialogué et schématisé, plus cerné par la littérature, que le problème amoureux). Un aperçu clinique et pénétrant sur les raisons du nationalisme et communisme viet-namiens face à la colonisation française est filmé comme si c'était un artifice romanesque et orientaliste, annulant sans le censurer la dénonciation du cynisme du concert des nations pendant la guerre froide. Le discours de l'intérêt correspond artificiellement à celui de la fiction et l'idéologie devient le seul contenu réel d'une confession religieuse.
Pour autant, j'ai trouvé cela plus juste et prenant, et en même temps plus difficile à cerner, que "the Deerhunter" de Cimino. Meilleur film de 1958 pour Godard quand-même, et c'est vrai qu'il y a des points communs avec les films que Godard faisait dans les années 90 sur la guerre de Yougoslavie: les mêmes mérites et la même impuissance, et la même distance, finalement.