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MessagePosté: 09 Avr 2021, 00:33 
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A la fin du XIXème siècle, un penseur anarchiste italien, Giovanni Rossi, croise un peu par hasard l'empereur du Brésil, Pierre II. Agé et déclinant, mais sensible à certains aspects du socialisme (pour lui tout ce qui est à gauche est un peu pareil), celui-ci lui concède à Rossi une terre où fonder une colonie libre. Elle sera (au départ) composée d'une dizaine d'hommes, et d'une seule femme, venant de plusieurs villes l'Italie, et issus de plusieurs conditions : ouvriers, paysans et intellectuels. Leur idéal impose de surmonter ces différences pour fonder une société nouvelle, rationnelle et égalitaire, dont le contour leur est à eux-mêmes inconnu.

Image

Jean-Louis Comolli était rédacteur en chef des Cahiers pendant la periode Mao, et je crois qu'il s'agit de son seul film de fiction. On a pu le présenter comme une métaphore de l'histoire de la revue, mais, heureusement, il représente plus que cela et tient par lui-même. La facture est assez classique, presque télévisuelle. On pense beaucoup aux films didactiques de Rosselini, et la langue italienne renforce cette proximité. C'est aussi les mêmes époques, tant dans la production que le récit ,que Ludwig de Visconti, et on le sent, notamment dans le grain de l'image, la lumière et la première scène dans laquelle l'empereur a un peu le même ton et la même caractérisation politique que le Louis II de Bavière de Visconti.
Progressivement, le film perd de sa froideur, le ton didactique s'atténue, pour devenir plus singulier formellement et même, dans la dernière demi-heure , assez poignant. C'est d'autant plus frappant que cela reste un film presque entièrement collectif, "presque" car un écueil et une forme de résistance indirecte s'installent progressivement. A première vue, le propos des membres de la commune semble correspondre à l'idéologie explicite du film.
Mais c'est plus compliqué et intéressant que cela : le film ne cherche pas à être situé et en jouit : il n'est ni classiquement commercial ni militant, ni spectaculaire ni amateur (Maria Carta chanteuse sarde, visiblement connue en Italie, est impressionnante. Son choix est habile : sans êtreune actrice elle est habituée à la scène et sais poser sa voix), ni pédagogique ni vraiment romanesque, mais bien-sûr tout cela a la fois. Tandis que les personnages, eux, souffrent au contraire de ne pas être situés : le dispositif du film les depasse plutôt qu'il ne les justifie. L'échec de la communauté (bien filmé) est à la fois une convention de fiction attendue, et un pressentiment vécu en temps réel. Le film parvient là trouver un ton assez juste.
Mais c'est assez ambigu. Je n'ai pas l'impression que Jean-Louis Comolli manifeste une énorme sympathie pour les thèses anarchistes. Cette vieille hostilité , cette impossible complémentarité, entre marxistes et anarchistes constituent doute le vrai ressort politique du film, qu'il étouffe d'abord pour mieux la distiller ensuite (qui colle aussi aux intéressantes analyses de Gerald Brenan sur l'écart entre anarchistes ouvriers et paysans).
Le film est centré sur ce qu'il leur manque, ce dont ils n'ont pas conscience (surmonter les classes sociales sans les analyser, en appelant et en contournant en même temps la révolution, le refus de la violence qui retombe de façon détournée mais automatique sur le moralisme). Seul le personnage de Maria Carta y croit, et devient pour cela un enjeu de désir. Et même là l'anarchisme est débordé : tout désir n'est pas explicitement sexuel , on en critique soit l'effet soit le travail et cela distingue les paysans et les intellectuels. La lutte et l'analyse sont séparées mêmes pour les personnages du film, ils s'enferment dans une logique où l'aliénation et l'ordre dominant sont supposés réussir pour être ensuite critiqués : le dominant est supposé jouir de son pouvoir, mais il reste pourtant toujours hors-champs, introuvable sauf dans la très belle dernière séquence, où il se manifeste cyniquement. L'idée est simple : on doit laisser ceux qui luttent énoncer eux-mêmes leur propre fatigue, et celle-ci n'est pas toujours consciente, qu'elle soit inévitable n'en fait pas pour autant un programme. Le film est assez subtil et bizarrement extérieur à la chose politique qu'il représente. Mais cela repose donc sur quelque-chose d'ambigu : le personnage de Rossi (tel que Comolli l'écrit) apparaît de plus en plus veule, indécis et manipulateur. Il échappe à lui-même ainsi qu'à ses victimes (qui ne peuvent exprimer la gêne qu'elles ressentent, il leur manque un témoin ou un interlocuteur dans la fiction qu'elles appellent sans le trouver) mais ne peut éviter le spectateur qui n'en perd pas une miette, qui est mis à la place du surmoi absent du personnage, le seul qui puisse à la fois jouir et juger. C'est une situation à la Hitchcock en fait.
Aragon a été critiqué pour le portrait qu'il brosse des anarchistes dans les Cloches de Bâle, alors qu'il était bien plus bienveillant à leur égard que Comolli.

Reste que le film mérite d'être vu, il est assez différent de l'idée que je m'en étaits fait. Avec le temps certains éléments pour le comprendre s'effacent (c'est un film bien plus orthodoxe et classique que le cinéma des situationnistes ou même de Dziga Vertov*, je me demande comment il a été reçu à l'époque). A un moment j'ai pensé à The Lost City of Z. de Gray mais sans figure oedipienne (donc sans mort, sans altérité, avec une possibilité de demi-tour permanente : le film paraît d'ailleurs reprocher à ses propres personnages leur absence d'obsession).

+ musique de Michel Portal, bien utilisée d'ailleurs, semi-diégétique

*ou bien les Straub, alors que l'expérience italienne et une partie du dispositif pourraient pourtant permettre un rapprochement. A vrai dire le film ne pose bizarrement pasa question : "à qui je m'adresse" à laquelle les Straub donnent une position centrale, par l'image plutôt que les dialogues d'ailleurs. Le film est-il la métaphore d'un échec politique déjà ressenti, en train de devenir un affect, ou la fable d'un destin possible, d'un choix politique encore à faire ? Cela semble plutôt être le premier cas : il part de l'analyse de la situation, pas de la situation elle-même.

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Erving Goffman


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MessagePosté: 10 Avr 2021, 12:52 
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Le moment-pivot (autobiographique par rapport aux Cahiers) du film n'est pas dissimulé ou codé. Giovanni Rossi reproduit peu à peu la situation de couple qu'il refuse aux autres avec le personnage de Maria Carta, et lui avoue (devant un microscope..) que la survie et le quotidien de la commune lui importent peu. Il lui suffit de savoir qu'une autre société est possible pour considérer l'expérience comme un succès. Il échappe au positivisme en considérant que la thèse et l'observation sont du ressort de deux personnes différentes. L'altérité est entre elles.
Mais cyniquement, il plaquera Maria Carta au même moment où elle lui annoncera qu'on lui a retiré l'école primaire, la mortifiant encore eole. L' échec individuel pour elle est d'une certaine façon récupéré et converti en institution par la théorie. Le droit est la copie dépassionnée de l'expérience. Pour aller au bout, il aurait fallu renoncer à cette idée que les institutions ne peuvent pas échouer, qu'elles ne sont ne nous devancent pas, qu'elles ne sont pas matérielles et objectives. Le capitalisme les tient pour un acquis là où l'anarchisme (du film) la désire et veut au contraire les fonder.

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