Selon nos informations, le jeune journaliste et militant, victime pendant des semaines d’attaques racistes, est visé par un signalement envoyé à la cellule de suivi contre les violences sexistes et sexuelles de La France insoumise. L’Union populaire lui a demandé de se retirer.
Lénaïg Bredoux, Mathieu Dejean et Pauline Graulle
11 mai 2022 à 13h48
Pour beaucoup, c’est un échec. Taha Bouhafs, militant antiraciste et journaliste, a annoncé, dans la nuit du 9 au 10 mai, qu’il renonçait à présenter sa candidature pour la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) dans la 14e circonscription du Rhône, qui recouvre Vénissieux. Le 11 mai, la Nupes a investi officiellement l’adjoint à la mairie de cette ville et conseiller métropolitain Idir Boumertit pour le remplacer.
En apparence, ce renoncement n’est autre que l’épilogue d’une longue campagne de harcèlement raciste sur les réseaux sociaux dont Taha Bouhafs a fait l’objet depuis que sa candidature a été rendue publique. « Tous les jours, une nouvelle calomnie, une nouvelle insulte, une nouvelle menace de mort, une nouvelle accusation. [...] J’aurais aimé tenir bon, j’aurais aimé vous rendre fiers. [...] Continuez à vous battre. Pour ma part, j’ai essayé mais je n’y arrive plus », écrit Taha Bouhafs dans un communiqué.
Des lignes d’autant plus frappantes que, quelques jours plus tôt, il affichait encore une humeur combative, affirmant que « toute cette haine ne fais[ait] que renforcer [sa] détermination à [s]e battre et gagner ».
Depuis le mardi 10 mai, les messages de soutien de la sphère insoumise ont afflué sur Twitter pour regretter la décision du jeune homme de 25 ans, issu d’un quartier populaire de la banlieue de Grenoble. À l'approche des élections législatives des 12 et 19 juin, celui-ci est devenu le symbole du renouvellement des profils à l’Assemblée nationale souhaité par le mouvement mélenchoniste, qui a fait ses scores les plus hauts dans les banlieues des grandes villes le 10 avril dernier.
La plupart des militants et sympathisants de la Nupes ont déploré un « échec collectif », s’accusant de ne pas avoir suffisamment fait front contre les oukases de la fachosphère et d’une partie de la gauche proche des positions du Printemps républicain.
« À 25 ans, c’est lourd de vivre avec des menaces de mort et des mises en cause publiques quotidiennes. Je m’en veux de ne pas avoir su le réconforter autant que nécessaire », a réagi, mardi matin, Jean-Luc Mélenchon lui-même, suivi par plusieurs figures du mouvement, à l’instar de Clémence Guetté, qui a elle aussi dénoncé des « pressions ignobles ».
L’émoi a gagné les troupes bien au-delà des rangs de La France insoumise (LFI). Philippe Poutou a ainsi indiqué que le NPA apportait « tout son soutien » à Taha Bouhafs. L’eurodéputé Europe Écologie-Les Verts (EELV) David Cormand a regretté « nos lâchetés » et estimé que son renoncement n’était « pas le sien, [mais] avant tout le nôtre ».
Au PCF en revanche, Michèle Picard, candidate communiste dissidente à Vénissieux, soutenue par Fabien Roussel en dépit de l’accord noué entre les partis, a vu midi à sa porte. « La raison l’a emporté », s’est-elle réjouie. Une déclaration qui résonne avec les attaques répétées du secrétaire national du PCF qui, lundi encore, s’en prenait à Taha Bouhafs dans la presse.
Mais au milieu de cet affrontement politique et de ces mises en cause d’une grande violence, s’est déroulé un autre épisode, tenu secret celui-là. Selon nos informations, également en partie évoquées par BFM TV, Taha Bouhafs s’est retiré de la candidature aux législatives suite à un signalement reçu par la cellule de suivi contre les violences sexistes et sexuelles de La France insoumise.
Il s’agit de l’organe interne chargé de recevoir les alertes concernant des membres du mouvement, d’éventuellement enquêter et de transmettre ensuite les informations circonstanciées aux instances dirigeantes de LFI.
Interrogé mardi 10 mai, le journaliste et militant a confirmé auprès de Mediapart mercredi. « J’étais déjà à bout, le signalement a été la dernière goutte qui m’a conduit à me retirer, explique-t-il. Cela fait partie des calomnies évoquées dans mon communiqué. » Sur le fond de l’accusation de violence sexuelle « d’une ex-petite amie » qui lui a été exposée lundi 9 mai, il ne souhaite pas commenter : « Je crois profondément dans le combat politique contre les violences faites aux femmes et accepte le processus d’accueil de la parole. Je considère que toute personne faisant l’objet d’accusation doit se retirer de la vie publique dans l’attente de la vérification de cette parole. Ce que j’ai décidé de faire. Je n’ai pas connaissance d’autres alertes. »
Quant à l’Union populaire, elle n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. Ni Manuel Bompard, ni Paul Vannier, tous deux membres du comité électoral, n’ont répondu à nos sollicitations. La cellule de suivi contre les violences sexistes et sexuelles n’a pas, elle non plus, souhaité communiquer, arguant de sa charte qui prévoit la confidentialité ainsi que le respect de l’anonymat des personnes concernées.
D’après plusieurs sources associatives, féministes et proches de LFI interrogées ces derniers jours par Mediapart, le soir de la Convention de la Nupes à Aubervilliers, samedi 7 mai, un témoignage détaillé concernant Taha Bouhafs a été envoyé à l’instance spécialisée dans les violences sexistes et sexuelles.
Un entretien a ensuite été organisé, et l’alerte a été jugée suffisamment grave et étayée pour que l’information remonte auprès d’un petit groupe dirigeant, notamment auprès de membres du comité électoral chargé de l’attribution des circonscriptions pour les élections législatives. L’instance, qui se réserve la possibilité de suspendre des candidatures en fonction de la gravité des faits rapportés, a rapidement tranché, et décidé de suspendre Taha Bouhafs.
Dès le lendemain, le lundi 9 mai, Taha Bouhafs a ainsi été reçu par deux députées de LFI, Clémentine Autain et Mathilde Panot. D’après plusieurs sources, à l’issue de cet échange, il a été convenu que le militant pourrait retirer de lui-même sa candidature – ce qu’il s’est résolu à faire via un communiqué publié dans la nuit du 9 au 10 mai, qui reste flou sur les raisons présidant à sa décision.
Dans les milieux militants féministes, et des quartiers populaires, plusieurs personnes nous ont également indiqué avoir été alertées ces tout derniers jours, sans jamais avoir rien entendu auparavant. Beaucoup n’ont pas souhaité commenter, et un nombre encore plus grand a requis l’anonymat.
Militante féministe, Caroline De Haas rapporte avoir reçu, de son côté, début mai « deux témoignages différents, de personnes qui ne se connaissent pas ». « Ces témoignages m’ont paru suffisamment sérieux et inquiétants pour prévenir LFI », explique celle qui soutient l’Union populaire pour les législatives. Elle en aurait informé le 2 mai une cadre du mouvement.
Selon elle, le fait que Taha Bouhafs ait été poussé par LFI à renoncer à se présenter est « une bonne chose » : « Les partis décident de qui ils investissent ou non. Or les faits dont il s’agit sont un signal d’alerte suffisant pour ne pas présenter quelqu’un. Nous avons dit et redit qu’Emmanuel Macron, informé que Nicolas Hulot ou Gérald Darmanin étaient mis en cause, n’aurait pas dû les nommer ministres. Je trouve ça assez rassurant que la gauche applique ce qu’elle revendique. »
« Cette affaire n’enlève en rien à la réalité des violences racistes subies par Taha Bouhafs, souligne Caroline De Haas. Il y a deux choses qui ne sont pas contradictoires : des femmes signalent des faits qui auraient été commis par un homme, et cet homme est lui-même victime de violences. Les deux sont insupportables et doivent cesser. »
À plusieurs reprises, LFI avait déjà pris des décisions similaires. Ces derniers jours, un suppléant d’un candidat a également été suspendu pour des faits signalés à la cellule. Lors des élections européennes de 2019, au moins deux personnes avaient été rayées de la liste des candidatures, dont l’essayiste Thomas Guénolé.
Le PS, lui aussi, a déjà choisi le même principe de précaution lors des élections municipales de 2020 notamment. Même chose à Europe Écologie-Les Verts (EELV) ou au PCF, où au moins deux cadres parisiens sont suspendus.
En revanche, LREM, devenue Renaissance, n’a pas eu de difficulté à investir un conseiller d’Emmanuel Macron, Jérôme Peyrat, en Dordogne, pourtant condamné pour violences volontaires sur son ex-compagne en 2020.
Au sein de l’Union populaire, on a préféré garder un silence gêné. Des élu·es sollicité·es par Mediapart nous ont par ailleurs fait part de leur refus de s’exprimer, du fait d’une situation jugée trop « complexe ». Peu après la publication de notre article et celui de BFM-TV, le Comité de suivi contre les violences sexistes et sexuelles de la FI a publié un communiqué mardi en début d'après-midi, confirmant l'intégralité de nos informations. Jean-Luc Mélenchon lui-même a réagi sur Twitter dans la foulée : « J'apprends les accusations contre Taha Bouhafs. La parole des femmes doit être entendue sérieusement. Je compte sur la commission ad hoc de LFI pour établir la vérité. Cela n'exempte pas les racistes qui l'ont harcelé ».
Il est vrai que l’affaire est pour le moins délicate. La France insoumise redoute non seulement une récupération de cet épisode par une extrême droite qui n’a eu de cesse de clouer au pilori le militant antiraciste, mais aussi, en plein début de campagne électorale, la réaction des militants issus des quartiers populaires.
Alors que ces derniers n’ont pas été particulièrement « bien servis » en nombre de circonscriptions pour les législatives, on craint ainsi que la fronde guette suite à la décision d’écarter le journaliste.
Taha Bouhafs, auteur d’un récent livre autobiographique intitulé Ceux qui ne sont rien, est en effet lui-même la victime d’un acharnement inédit depuis l’annonce de sa volonté d’être candidat aux législatives. Émanant aussi bien du champ médiatique que du monde politique – de la droite, de l’extrême droite, mais aussi d’une partie de la gauche –, les tentatives de discrédit à son égard se sont, ces derniers temps, multipliées.
Celles-ci s’appuyaient notamment sur sa condamnation pour « injure raciale » contre la syndicaliste policière Linda Kebbab, qu’il avait traitée d’« arabe de service ». Le tribunal avait estimé que le journaliste s’était « volontairement fondé sur son origine (celle de Linda Kebbab), à laquelle il l’a réduite, pour l’assigner à une place peu valorisante, voire dégradante ». Une procédure dans laquelle il a fait appel.
Par ailleurs, beaucoup reprochent au jeune homme sa virulence, passée ou présente, sur les réseaux sociaux. Jeudi dernier, Taha Bouhafs a ainsi été cité à plusieurs reprises au cours du conseil national du PS. Un parti qui a longtemps accusé le co-organisateur de la manifestation contre l’islamophobie en 2019 d’être « proche de l’islamisme politique ».
Youcef Brakni, militant antiraciste membre du comité Adama, proche de Taha Bouhafs, n'était pas informé de l'existence du signalement. Interrogé sur cette campagne de dénigrement, il estime qu'elle était malheureusement attendue : « C’était écrit. Quand on est projeté dans un système aussi verrouillé, aussi raciste, on ne peut qu’être broyé. Les trajectoires individuelles n’ont aucune chance d’aboutir dans ce cadre, ou alors on sait ce qui se passe depuis des décennies : la gauche pioche des figures isolées et les vide de leur radicalité et de leur substance politique pour faire de l’affichage. »
En interne, sous couvert d’anonymat, un militant antiraciste informé depuis quelques jours de l’existence du signalement se dit atterré par la manière dont cette affaire a été traitée par LFI : « C’est un choix politique de l’avoir laissé seul faire son communiqué en cachant la vérité, et d’avoir engagé la conscience politique de tous les antiracistes. Maintenant, cette mascarade va nous retomber dessus, et la tendance réac en interne va clairement s’en saisir contre les quartiers populaires. »
Y compris à LFI, Taha Bouhafs est en effet loin de faire consensus, même si le soutien a été unanime ces derniers temps. Le journaliste avait ainsi été un moment « blacklisté » après qu’il se soit opposé de manière virulente aux propos du philosophe Henri Peña-Ruiz, lequel avait jugé, lors d’une université d’été du mouvement en août 2019, qu’on avait « le droit d’être islamophobe ».
Soutenu par plusieurs figures de LFI, comme Éric Coquerel et Jean-Luc Mélenchon, il avait ensuite été progressivement réintégré dans le mouvement, jusqu’à être adoubé pour présenter sa candidature à Vénissieux. Aujourd’hui, alors qu’il s’imaginait déjà être l’un des plus jeunes et des plus remuants occupants du Palais-Bourbon, Taha Bouhafs voit brutalement sa carrière politique mise entre parenthèses.