On ne sait pas vraiment qui est Michele Apicella, ni ce qu’il fait, en 1976, âgé à peu près de 25 ans. Il n’est pas vraiment un étudiant, pas vraiment un militant gauchiste, pas vraiment un squatteur, pas vraiment un hippie, mais ressemble à chacun d’eux, est presque chacun d’eux, il n’est même pas possible de parler de velléité tant ce rapport de ressemblance est prononcé. Il serait peut-être un acteur de théâtre. Il est en revanche réellement un père, et au début du film rompt, plutôt péniblement, avec sa compagne tout en assumant la garde de son fils (on sent qu’il prête à sa compagne une inclination pour les médecines douces et l’ésotérisme qu’elle n’a peut-être pas, mais qui lui permet de justifier son exclusion et d’articuler une responsabilité envers son fils) . Son appartement (en fait celui se son père, tiens un peu comme Delon dans l’Eclipse) sert de QG à une troupe de théâtre communautaire, dirigée par son ami Fabio, qui veut rénover le vocabulaire, la pratique et le rapport au public du théâtre, en vue d’aboutir à un art qui se fasse pour les masses, dans lesquels celui-ci soit actives, mais sans contrainte. Il faut donc dépasser à la fois l’avant-garde et le théâtre populaire. Il lui faut donc faire partager sa vision autoritaire de l’égalité spontanée de tous vis-à-vis de l’art, du corps et de l’espace. Et pour concilier autoritarisme et spontanéité, rien de mieux qu’un bon entrainement physique, une bonne marche, sous la vigilance d’un médecin… Il s’agît du premier long métrage de Moretti, qui a rencontré à l’époque un succès considérable en Italie, il représente une sorte d’échelon chronologiquement et politiquement intermédiaire entre « la Chinoise » et « l’Auberge Espagnole » dans l’échelle des films de groupe générationnel de futurs ex-jeunes explicitant plus ou moins directement une position sociopolitique. Il a été tourné en Super 8 re-sonorisé lors de production ce qui est une gageure, étant donné qu’il est difficile de tirer un négatif du Super 8 : le montage comme les premières projetions se faisant directement à partir du master.
Dans les premières vingt minutes, le film est une accumulation de scénettes et de sketchess décrivant une chronique du milieu de la jeunesse intellectuelle de l’époque, autour de fils narratifs remontés comme des pelotes , parfois drôles et attentifs, (un peu à la manière des BD « For the Better or the Worse » de Lynn Johnston voire « la Vie Secrètes des Jeunes » de Riad Sattouf), parfois liés à des private-joke auto-référentielles un peu agaçantes. Néanmoins on comprend très bien la position du groupe : à gauche du PCI, mais à droite des tendances liées à la lutte armée, mais aussi des auto-gestionnaires et anarchistes. Le groupe est aussi conscient de son appartenance à la bourgeoisie, mais se la représente comme une forme de mauvaise conscience qu’il ne cherche pas à dépasser, car elle permet une certaine lucidité politique.En effet pourquoi en effet les différences d’opinions et de positions politiques qui existent, au sein même d’une situation où les intérêts politiques sont communs, seraient plus faciles à dépasser dans le prolétariat que dans la bourgeoisie ? Cela reviendrait à dire que l’aliénation est la condition d’un unanimisme politique nécessaire à la situation révolutionnaire, mais il y aurait alors un moment où la violence révolutionnaire forme inévitablement l’inverse de la rupture qu’elle peut provoquer (on va trop loin pour la rupture,comme un vieux couple). Alors, est-ce que la référence à la révolution vaut pour elle-même, ou bien n’est-t-elle pas en fait un palliatif à un unanimisme de l’opinion sur lequel le pouvoir est toujours sensé s’appuyer, représentation dont les effets existent aussi au sein de la bourgeoisie ? Est-ce que la violence ne déplace pas cet unanimisme dans une forme d’inconscient, en en faisant l’objet à la fois d’un manque et d’un consensus, qu’il faut alors surmonter s’il est réalisé? Qu’en est-il si au moment où les gauchistes prennent conscience des impasses de la référence à la violence, l’ordre capitaliste secrète lui-même une idéologie de la mort du pouvoir (qui dépérit et est absorbé dans la technique, une vision millénariste de l’histoire, ou l’idée que l’appartenance à des civilisations et des aires historiques devient le seul objet politique) par lequel il assure sa propre pérennité. On sent que pour Moretti, la gauche et la fidélité à l’idée communiste se définissent justement par le refus de penser la mort du pouvoir, dès lors que l’ordre et le pouvoir pensent eux-même cette mort.
Moretti tourne beaucoup autour de ces questions, notamment dans son très bon documentaire sur le référundum qui a précédé l’auto-dissolution du PCI en 1989: la Cosa (finalement plus près historiquement de « Je Suis un Autarcique » que nous ne le sommes nous-même de 1989) .
Mais bref, il y a un processus émouvant dans le film, qui est à la fois la copie et l’inverse de « Partner » de Bertolucci. A un moment Moretti/Apicella lit péniblement à voix haute un livre d’économie écrit en langue marxiste, avec un vocabulaire technique, mais qui sort du jargon et de langue de bois, et donc se confronte au banal, et dit « je me suis trompé d’idéologie ». Mais malgré cette déception, la pièce se fait quand-même, et plutôt maladroite, mais par moment belle et singulière. Le film se recentre alors sur la création de la pièce et devient moins caricatural, plus flottant mais aussi plus crédible : les réflexions et le travail artistiques des personnages sont finalement défendus, c’est un hommage à la scène du théâtre expérimental rendu par quelqu’un qui est en train de quitter cette scène. Dès ses débuts, Moretti insiste donc sur la proximité entre l’élaboration d’un lien entre discours artistique et une représentation de la justice sociale et une forme de travail de deuil . Dans son univers, c’est la langue qui met elle-même à mort les idées qu’elle porte, du coup les situations familiales et familiales qui tournent autour de la notion d’espoir vengé deviennent des métaphores de la révolution. Ce qui résiste à la révolution est nommé chez lui littéralement, en dehors de la métaphore, tandis que l’idée de gauche se confronte au contraire à sa stylisation possible comme à ce qui pourrait la mettre à mort (pour la penser très vite dans la mémoire), ainsi l’étonnant ballet autour de la manifestation contre la Guerre du Viet Nam dans « Sogni d’Oro ». Il faudrait aussi revenir sur « la Cosa », un des films les plus importants de ces 40 dernières années.