Gianni, est une réalisateur romain reconnu mais vieillissant.
Il est en train de tourner un film sur la position du Parti Communiste italien au cours l'insurrection de Budapest, moment critique qui a montré que, malgré la déstalinisation, l'Union soviétique restait mue principalement (et sans doute plus explictement qu'auparavant) par un nationalisme pouvant mener à des interventions militaires violentes contre les pays du Rideau de Fer, renforçant à son tour le nationalisme des états plus faibles , et laissant les partis communistes d'Europe de l'Ouest balancer entre prise de distance (et abandon d'une ambition politique) et une forme d'auto-instrumentalisation, discrète et complaisante, qui ne visait qu'à sauver la rhétorique de l'alternative politique (toute allusion à des évènements actuels n'est bien sûr pas fortuite ...).
Plusieurs choses ne se passent pas trop bien : le film est difficile à tourner et à produire. Gianni est balloté entre sa femme, assistante de production, qui veut le quitter à la fois dans la vie privée et professionnellement, un producteur français à la Toscan du Plantier, bien trop beau-parleur pour ne pas être économiquement douteux, Netflix et sa vulgarité froide, et de providentiels investisseurs coréens.
L'actrice principale, immédiatement antipathique au réalisateur (peut-être par qu'elle est trop coquette et féminine : il est dès le début choqué par le fait qu'elle porte des escarpins sans talon), lui tient tête et tord le film vers quelque-chose de trop sentimental. Sa fille (et musicienne) s'éloigne à son tour , au profit d'une figure encore plus oedipienne et paternelle : elle se met en couple avec le vieil ambassadeur de Pologne. Gianni doit expliquer à son entourage ses raisons, sa personnalité et sa vision artistique, peut-être pour la première fois. Il songe alors à d'autres films ébauché et avortés (un remake italien de l'adaptation du Nageur de Cheever, en prolongement de Palombello Rossa, un autre film situé dans les années 80, encore plus mélancolique, illustrant le parcours d'un jeune couple à travers des chansons emblématiques de la période ).
Nanni Moretti quitte la veine mélodramatique de ses derniers films, et revient, sur un mode apparemment testamentaire, vers la comédie autobiographique du tournage du film dans le film, à vrai dire plutôt dans la veine de
Sogni d'Oro et
Palombella Rossa que de
Journal Intime . Cependant, le personnage qu'il campe n'est pas non plus Marco Apicella, son alter-ego réalisateur lors de ses débuts, mais tout simplement "Gianni". S'il n'a qu'un prénom , c'est sans doute le signe d'une discontinuité ou incohérence tardive mais consciente : le personnage est un
obsédé de la morale cinématographique et politique (disons une version italienne le travelling de Kapo de Rivette), mais sait aussi, que au sein de la crise du cinéma actuelle, cette intransigeance représente , encore plus qu'avant, un effet de signature, amenant le spectateur à le reconnaitre lui comme artiste, sans l'amener à se reconnaitre comme collectivité dans le film.
Malgré l'inévitable narcissisme de cette situation, le réalisateur n'a donc paradoxalement pas de nom, ce qui induit une sorte d'étrange parallélisme, au fond sous-jacent dans tout le cinéma de Moretti, entre confort économique voire artistique (seul sur son créneau, et étant à la fois un artisan et un personnage médiatique à la Woody Allen, il lui est relativement facile de tourner) et l'impuissance politique : le seul contenu des films de Moretti, et cela dès
Je Suis un Autarcique, est l'effort de justifier sa mélancolie, de l'opposer à son ambition politique, tout en maintenant celle-ci sur un autre plan : il s'agit de défendre farouchement le caractère individuel, familial et codé d'un complexe et de névroses, quand son rôle politique resterait celui d'un pédagogue objectif, au besoin autoritaire, même si la seule femme de sa vie est sa mère, il entend aussi rester un intellectuel organique, par ses films, qui forment alors un tombeau pour lui-même (le deuil de sa mère est anticipé dès le début) et un programme, voire une occasion d'évaluation morale, pour les autres.
D'où un autre paradoxe : son cinéma (de fiction, ses documentaires sont plus francs et modestes au plan politique) assume la révolution communiste comme une nécessité, qui si elle n'a pas eu lieu, n'en constiue pas moins l' unique responsabilité partagée entre public et au réalisateur lui-même : pour Moretti; la communauté voire la communication sont aussi nécessaires et utopiques que la justice sociale, d'où un gros problème, intéressant certes...
Il doit, pour être entendu, s'appuyer sur un idéal de rupture et de justuce qui ressemble à un consensus, et cela d'autant plus que Moretti parle à l'extérieur de sa génération, vers les jeunes. C'est un cinéma du désir autoritaire de filiation intellectuelle, potentiellement toujours déçu (comme le fils de Tre Piani, la fille fait un choix de vie qui rebutte le père, avec son choix de couple vers un homme plus vieux, intègre mais parvenu).
Pour qu'il y ait une continuité historique, la jeunesse italienne post-berlusconi, coincée avec Méloni et la Casa Pound, devrait reformuler comme un savoir ce qui pour la génération de Moretti n'était qu'un désir, et le cinéma est une vaine démarche pour forcer cette transition.
D'où la méchanceté et la mauvaise foi, à vrai dire plutôt jubilatoire dans sa gratuité de Moretti, car elle reste une source de vitalité. La comédie reformule sur le mode du masochisme ce qui dans le mélodrame était du sadisme (le fils rejeté car meurtrier malgré lui de Tre Piani, la mère mourante surveillée dans son agonie dans
Mia Madre) mais ce sont pourtant toujours les mêmes situations dans les deux cas. Ce qui dans
Tre Piani (très bon film en fait, qui reste bien en tête) apparaissait comme une situation d'inceste et de déviance morale est recodé par la comédie comme une liberté (la fille qui va vers le vieux) qui reste un complexe, soumis à un jugement réporobateur et à un regard analytique qui le désamorce, vécu contre le père. Au crime ou risque de la monstruosité dans le mélodrame correspond la déception oedipienne, dans la comédie, ainsi que la solitude de la liberté (les proches Moretti sont drôles d'être incompris, l'aveu ne crée pas plus d'acceptation que le secret).
Le point de vue de Moretti ressemble à celui de Godard : le peuple (ou ses enfants, les deux sont un peu identiques) sont incapables d'assumer l'espoir décu du communisme et du marxisme, mais le cinéma est là pour l'endosser à leur plqce. Il devient le tombeau d'un idéal, mais aussi une politique contemporaine de l'identité (idéologique et intellectuelle) opposée à l'autre politkque de l'identité ( nationale, et grossièrement culturelle) de la droite. Et ce n'est pas sans équivoques, ce film a un point de vue très ambigu sur les producteurs coréens, qui retournent en une figure du pouvoir et du capital, bienveillante mais froide, l'altérité des sans papiers de
Tre Piani, qui s'incarnait dans une lutte pour le droit politique des justes et innocents, pour cela inclus dans le film dans la mesure exacte où ils étaient au bord la société, n'ayant que la tolérance d'une élite politique fragile comme alliés. Mais plutôt que d'envisager la mort du cinéma comme Godard, Moretti joue sur son impuissance, qu'il doit toujours se prouver pour ensuite la conjurer. Et c'est peut-être pour cela qu'il ne rompt pas avec le récit et les comédiens, la répétition des thèmes et affects étant là une source de fiction, qui apparait comme un débouché psychologique pour les prolonger.
Mais cela enferme aussi Moretti dans une logique qui n'est que politique: Moretti n'investit affectivement que la part idéologique du communisme, entendu comme une promesse blessée, qui n'aurait à la limite pas d'extériorité. Pour passer d'un point de vue politique à un point de vue social, il faudrait que le cinéma réussisse à se venger complètement du réel. D'où l'ambiguïté de la chute finale, la fiction d'une rupture total du PCI envers l'URSS qui aurait sauvé le marxisme, thème retors et révisonniste, car ce qui est articulé ici comme un fantasme, c'est ce qui a été en fait une vérité historique partielle - l'eurocommunisme italien est bien parti de ce que Moretti présente ici comme une illusion consolatrice, que la fiction rendrait totale et triomphante. Ce que le cinéma de Moretti refuse et laisse hors-champs (le berlusconisme, les médias, le nationalisme de Meloni présente-absente) apparait bel et bien comme une logique sociale, jugée mélancoliquement par le politique. S'il y a dans ce cinéma, malgré tout une place pour l'autre, pour sa parole et son écoute, c'est dans l'exacte mesure où Moretti tient l'impuissance du cinéma comme exactement identique à celle du politique.