Film Freak a écrit:
Ah sinon c'était marrant de voir d'où vient l'inspiration d'À la poursuite d'Octobre rouge pour la transition d'une langue vers une autre comme une traduction instantanée en un zoom.
En fait, Kramer a repris l’idée du zoom qui figure déjà dans le téléfilm dont son film est un remake. Dans le film de Kramer, la transition se fait lors d'un zoom sur l'avocat, vu depuis le box des traducteurs. Dans la version télé (réalisée en 1959 par George Roy Hill pour CBS), on passe d’un zoom sur la bouche du traducteur à un gros plan sur la bouche de l’avocat, qui parle maintenant anglais :
Le passage se situe entre 0h19 et 0h20. Je ne sais pas si c’est le premier film à utiliser cet effet mais l’idée d’un tel raccord ne pouvait sans doute venir qu’avec l’invention de la traduction simultanée, et c’est effectivement à Nuremberg qu’elle a été utilisée systématiquement, à grande échelle, pour la première fois. (D’où, dans le film, le coup de l’ampoule qui clignote quand l’orateur parle trop vite : les interprètes venaient à peine d’être formés à cette technique et ne suivaient pas toujours le rythme).
J’ai regardé les deux versions, le film d’abord, et le téléfilm ensuite, par curiosité. On retrouve certains comédiens dans les deux versions, notamment Maximilian Schell dans le même rôle, et deux des accusés sont joués par les mêmes acteurs. Le scénario d’Abby Mann est le même dans sa structure, mais joué deux fois plus vite semble-t-il, puisque le téléfilm dure seulement 1h30, et pas 3h10. C'est vrai que le film compte plusieurs ajouts : principalement la romance entre le juge et Mrs Bertholt (Marlene Dietrich) (dans le téléfilm, le juge vient avec son épouse). Le film développe surtout ce qui se passe hors du tribunal : les scènes où le juge rencontre des Allemands (les serviteurs de la maison où il loge, les rencontres dans les brasseries), les discussions avec les militaires…
L'autre modification importante, c'est le choix de la dernière scène : le film se termine sur la rencontre entre Haywood (Tracy) et Janning (Lancaster), dans laquelle Haywood conclut sur la responsabilité individuelle du condamné. Dans le téléfilm, elle est suivie d'une dernière scène : celle où le juge Haywood rappelle qu'une démocratie en guerre ne doit pas céder sur ses valeurs (on entend aussi ces répliques dans la version Kramer, mais plus tôt). Ce changement est révélateur de l’ambition légèrement différente des deux versions : le film mise principalement sur les effets dramaturgiques d’une confrontation entre deux stars ; la version télé est moins grandiloquente et davantage focalisée sur sa visée pédagogique, sur les leçons qu’on peut en tirer au présent.
Comme film de procès, "Jugement à Nuremberg" est plutôt lourdingue : la comparaison avec la version télé, plate et sobre, fait ressortir tout ce qu’il y a de boursouflé dans la superproduction de Kramer, en termes d’interprétation et de mise en scène. J'étais assez vite saturé de cette succession de scènes de témoignages utilisées comme des occasions de performance (Montgomery Clift, Judy Garland...) Même Lancaster (que j'adore) n’est pas toujours bon je trouve, mais c’est intéressant de le voir rôder les attitudes spectrales qu’il reprendra dans "Le Guépard" deux ans après. Spencer Tracy s'en sort mieux, plus sobrement, mais c'est le rôle qui veut ça (il joue un juge de seconde zone, incarnant finalement l'Américain moyen, qui sait, par son sens commun plus que par la connaissance du droit, ce que sont la justice, l’humanité). La mise en scène de Kramer, quand elle n’abuse pas d’effets inutiles (les travellings circulaires dont tu parles), est souvent ridicule (comme ce raccord entre les chopes de bière qu’on frappe sur la table et le marteau du juge qui réclame le silence).
Par contre, comme reflet de son époque, c’est passionnant, dans un jeu complexe à trois bandes, puisque le film tente de faire résonner ensemble trois situations judiciaires très différentes : un procès dans l’Allemagne nazie des années 30 ; le procès organisé par les Alliés en 1948 ; et les procès aux Etats-Unis vers 1960.
Film Freak a écrit:
le film ambitionne de ne pas donner dans une parodie de procès couru d'avance avec des hommes politiques militaires dans le box des accusés, mais plutôt de poser la question de la responsabilité de hauts fonctionnaires qui ont choisi de continuer à exercer sous le IIIème Reich. À ce titre, la démonstration m'est apparue plus nuancée que je ne l'attendais, l'écriture donnant tout de même la part belle à l'avocat de la défense
C’est vrai que le film témoigne d’un vrai changement d’époque dans la manière de juger le nazisme. Les films d’après-guerre insistaient sur la seule culpabilité des chefs, alors que "Jugement à Nuremberg" souligne la responsabilité et le déni du peuple allemand, les complaisances, les complicités, les trahisons des autres pays. Le nazisme n’est plus une affaire strictement allemande, c’est l’affaire du monde (dit l’avocat), et sur plein d’aspects, le film tend un miroir peu complaisant aux Etats-Unis en particulier, en les accusant explicitement de violation des droits humains (les lois eugénistes de l’Etat de Virginie, le bombardement d’Hiroshima et Nagasaki) et en pointant du doigt les industries américaines qui ont tiré profit de leurs échanges avec l’Allemagne nazie avant la guerre.
Par certains aspects, c’est moins "Jugement à Nuremberg" que "Jugement
de Nuremberg", au sens où le film ne s’interroge pas réellement sur la culpabilité des accusés : il met surtout en question la capacité du pouvoir judiciaire à rendre la justice indépendamment des pressions politiques. Le suspense sur lequel repose le film ne consiste pas à savoir si les accusés sont coupables (le regard d’outre-tombe de Lancaster le dit dès le début) mais s’ils seront déclarés tels alors que ce verdict va contre les intérêts des Alliés eux-mêmes. En développant tout ce qui se passe en dehors du tribunal, le film rend bien compte des pressions exercées par l’état-major sur le juge pour faire acquitter les accusés au moment où les Américains ont besoin de ne pas s’aliéner l’Allemagne, dans leur lutte contre l’URSS (le blocus de Berlin commence pendant le procès). Le film établit ainsi une symétrie entre la situation des deux juges, l’Américain et l’Allemand : là où le juge allemand prétend avoir sacrifié tous ses principes et cédé aux nazis au nom de l’intérêt supérieur de son pays, le juge américain tient tête, seul contre tous. (On notera que dans son art des parallèles, le scénario n’y va pas avec le dos de la cuiller, puisque ce n’est pas tout à fait la même chose, en termes de dilemme moral, de subir des pressions pour condamner à mort un innocent ou pour relaxer des coupables.) On est bien dans un film américain : la claire conscience d’un héros ordinaire suffit à sauver l’Amérique et les principes universels de justice. Mais face à Janning, dans la scène finale, le juge américain rappelle ce qui lui sert de boussole morale sans triomphalisme, avec plus de fatigue et de déception qu’autre chose, tant le film a montré à quel point ces principes résistaient mal dans le jeu des intérêts.
Je ne pense pas qu’on puisse parler, comme DPSR, de film de repentance, parce qu’il n’entend pas donner des leçons de morale au passé, mais plutôt mesurer les effets, dans le présent, d’une compromission comme celle de Janning. Le film a dû susciter pas mal de réactions (il faudrait vérifier) en établissant des parallèles évidents avec l’actualité la plus récente : les procès de la période maccarthyste et la lutte pour les droits civiques. Ça ne devait pas demander un grand effort de mémoire pour se souvenir de ce qu’était un procès truqué comme celui évoqué dans le film autour du personnage de Judy Garland, alors que la période maccarthyste venait à peine de s’achever. Et lorsque
Richard Widmark commente les images du film "Nazi concentration camps" projetées au tribunal, des plans de coupe montrent les visages des spectateurs, et parmi eux, celui d’un soldat américain noir, au moment où Widmark évoque le sort des enfants juifs (là aussi, les spectateurs de l’époque ne devaient pas avoir de mal à se souvenir d’un procès comme celui des meurtriers d’Emmett Till, l’adolescent lynché en 1955, dont les meurtriers avaient été acquittés).