Dans un futur proche ou sur une autre planète qui serait le reflet inversé (?) de la terre, vit une humanité qui n’a jamais connu la Renaissance et est plongé dans une barbarie médiévale, dans l’ultra-violence, un hiver post-nucléaire et le délire scatologique rabelaisien. Le peuple vit dans une sous-culture grotesque et pathétique, la seule industrie et la seule forme d’art semblent être la construction et le nettoyage de latrines, utilisées soit comme objets d’apparat soit comme instrument de torture. L’ensemble du peuple et plus particulièrement les écrivains et les opticiens, appelés « Raisonneurs » , sont les victimes d’un génocide perpétuel, avec des moments de répits où les opprimés recherchent la protection de de leurs oppresseurs en se réfugiant dans des cités-châteaux. Le monde est divisé dans une guerre civile où trois puissances politiques, les Blancs, les Noirs et les Gris, s’affrontent dans une lutte indéchiffrable qui ressemble à celles des guelfes et des gibelins, des Armagnac et des Bourguignons. Un des puissant de ce monde, Don Rumata, colosse et jazzman pétomane, serait un demi-dieu, et est un demi-érudit qui protège quelques raisonneurs tout en continuant à en faire assassiner d'autres. Il fait régner une forme rudimentaire de justice, quand-même fort talionesque, et bien que scatophage, est le seul de cet univers à parfois se laver. La preuve de sa divinité réside dans le fait qu’il gagne tous ses duels sans jamais tuer directement ses adversaires, qui cependant finissent quand-même par toujours mourir dans la mêlée générale, quel que soit leur nombre. Il est entouré dans une cours de colosses herculéens, scatophiles, et s’appuie sur le parti Noir pour régner. Sa femme, être diaphane et fragile, est enceinte, et est réfugiée dans une pièce d’un château où elle tente d’échapper à la violence, tout en ne pouvant placer qu’une confiance limitée en ses gardiens, foncièrement abrutis et violents et ne la protégeant que par superstition, parce que l’autorité symbolique de son mari reste forte et intimidante. Mais Don Rumata doit affronter au cœur de ce donjon un complot du Parti Gris, qui semble être une rébellion « réformiste » dirigée par quelques-uns des raisonneurs qu'il protège et essayent de parvenir au pouvoir, apparemment pour faire cesser le carnage.
Je suis assez perplexe (je n’ai pas vu "Krustaliov ma Voiture »). Cela fait penser à un tas de trucs : Macbeth en Steampunk, Andreï Roublev (le film de Guerman est adapté d’un roman des frères Strougaski, également auteurs de Stalker), Médée de Pasolini, la Vie de Brian, Salo, peut-êtres des trucs commes Hostel (que je n'ai pas vus) et, énormément, les BD de Jodorowski comme l’Incal les Méta-Barons. Formellement c’est intéressant et parfois beau: de longs plans à la steady-cam, un noir et blanc étudié, pseudo-archaïque, qui fait penser à Albert Serra
Un moment du film m’a déplu et semblé illégitime: toute une société en guenilles, des vieillards, des femmes et des enfants, est réduite après une rébellion à des corps pendus, exposés à l’air libre, avec un zèle réaliste simulant leur décomposition, mais de manière mesurée. Cette scène est une des scènes les moins bruyantes du film, presque un repos au milieu de la confusion permanente. Difficile de ne pas penser à des images d’exécutions dans les ghettos d’Europe centrale pendant la seconde guerre mondiale, et de ne pas trouver cette minutie à rendre la scène crédible gratuite et complètement relativiste d’un point de vue moral. Mais j’ai continué le film en me disant que la violence montrée n’était qu’une mise en scène, forcément plus faible et plus innocente que celle du monde réel, que le peuple martyrisé dans le film n’existait pas, alors que les migrants qui se noient ou sont noyés dans la Méditerranée sont le réel, perçu la plupart du temps sinon toujours avec indifférence, crainte et fatalisme. Ainsi, par ces comparaisons perpétuelles, le film ne m’a pas choqué, et m’a semblé une réponse esthétique à cette banalité de la violence et de la domination, tandis les formes d’indignation résignée et d’oubli ne sont pas des réponses mais plutôt des complicités. Mais je ne suis pas sûr que cela soit la meilleure réponse. La violence et l’idiotie des rapports politiques de la fable finissent par être comparées à celles du réel et des rapports politiques effectifs, alors qu’au lieu de chercher à les rendre commensurables à une image pour les ridiculiser, on devrait d'abord les nommer et les exprimer. Le film fait la dérision grotesque d’une violence qui n’est pas encore nommée, ou nommée par avance, ce qui revient au même, veut nous présenter l’usure d’une responsabilité morale dans le mal si générale et grotesque que nous n’en avons pas conscience, pour laquelle on ne nous demande pas encore de compte. Il reste pour cela totalement neutre. Cette violence est si forte et continue, si omniprésente, qu’elle se retourne en esprit de sérieux, et devient une sorte de paysage, à la fois majestueux et grotesque, comme les falaises calcaires du dernier Ceylan. Dans ces deux films, c’est bien la solitude et la culpabilité du roi, de l’écrivain, et du demi-dieu, du mari qui sont le seul sens du film, et la violence conçue comme des phénomène auquel ce sens semble résister, se rassurer en disant qu’il est toujours mieux fondé historiquement que la barbarie qu’il essaye de dominer (l'esthétique dans les deux films est un principe d'ordre manquant, en l'absence duquel la jouissance et la vie privées sont irrationnelles et à la merci de l'univers social qui les concurrence), alors qu’il en est peut-être, malgré son dégoût, plutôt l’origine.
Ceci dit, le film suscite la curiosité envers le roman original (le texte lu en voix off et les dialogues sont parfois très beaux, à al fois poétiques et moralement incisifs). Je me demande quand-même ce que Rivette aurait écrit sur ce film qui essaye de présenter la steady-cam du Duc de Blangis comme alternative permettant de combattre le travelling de Kapo.
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